Le désir de témoigner

Entretien
Théâtre

Le désir de témoigner

Entretien avec Arthur Nauzyciel

Le 23 Avr 2010
Sarah Kathryn Bakker et Jim True-Frost dans JULES CÉSAR de William Shakespeare, mise en scène Arthur Nauzyciel, American Repertory Theatre, Boston (MA, USA). Photo Frédéric Nauczyciel pour le Centre Dramatique National Orléans Loiret.
"Sarah Kathryn Bakker et Jim True-Frost dans JULES CÉSAR de William Shakespeare, mise en scène Arthur Nauzyciel, American Repertory Theatre, Boston (MA, USA). Photo Frédéric Nauczyciel pour le Centre Dramatique National Orléans Loiret."

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Sarah Kathryn Bakker et Jim True-Frost dans JULES CÉSAR de William Shakespeare, mise en scène Arthur Nauzyciel, American Repertory Theatre, Boston (MA, USA). Photo Frédéric Nauczyciel pour le Centre Dramatique National Orléans Loiret.
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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 104 - Désir de théâtre. Désir au théâtre
104

BERNARD DEBROUX : Com­mençons cet entre­tien qui a pour objet le désir au théâtre par un regard sur ta mise en scène de JULES CÉSAR de Shake­speare. Pour­rait-on dire qu’elle est artic­ulée autour de ces trois dimen­sions : désir, pou­voir, mort ? 

Arthur Nauzy­ciel : Les per­son­nages de JULES CÉSAR ont per­du le sens de leur quête, ils ont per­du le sens de leur exis­tence, et d’un seul coup, l’idée de tuer César réac­tive quelque chose du désir. Ce n’est pas un désir de pou­voir qui les meut. J’ai pen­sé à KAGEMUSHA de Kuro­sawa… Les per­son­nages sont comme des samouraïs qui ont per­du le sens de leur quête. À un moment quelqu’un dit à l’autre que ce serait bien de tuer quelqu’un, César, et quelque chose va chem­iner en Bru­tus, qui va le réanimer et le pouss­er jusqu’à ce meurtre. Il y a du désir qui appa­raît quand on caresse l’idée de la mort.
Je ne pense pas que dans la pièce, il s’agisse d’un meurtre poli­tique. Il s’agit de tuer pour se sen­tir vivant. Ils ont telle­ment per­du le sens de leur exis­tence qu’ils con­sid­èrent la vie et la mort d’un même œil. Dans le meurtre de César, on se recon­necte à quelque chose du vivant, on retrou­ve des sen­sa­tions.
JULES CÉSAR met en réal­ité en scène trois per­son­nages : ce n’est pas César qui est mis en scène. César, c’est une mar­que, c’est un logo. Les trois hommes, ce sont Cas­sius, puis Bru­tus, puis Marc Antoine qui sont cha­cun à leur tour respon­s­ables d’un acte, dans tous les sens du terme et qui sont trois hommes qui sans aller à dire qu’ils sont de grands dépres­sifs sont quand même des gens qui ne savent plus très bien pourquoi ils sont vivants. Beau­coup de répliques dans la pièce en témoignent : « On sait qu’on doit mourir, ce qui compte c’est ce qu’on fait du temps passé avant », « Est-ce que vous pou­vez savoir qui vous êtes ? Non, parce qu’on a besoin d’autre chose pour se con­naître ». Il y a un appel à autre chose. Bru­tus à Cas­sius : « Où voulez-vous m’entraîner Cas­sius pour me faire voir en moi ce que je ne sais pas de moi ? » On sent que le deal qui est passé entre ces deux hommes au début est méta­physique, il n’est pas poli­tique.

Christophe Tri­au : Tu t’es inspiré, pour cette mise en scène, des années soix­ante et des années Kennedy1, tu y fais référence. Ces années sont sou­vent con­sid­érées comme pleines d’espoir pour la poli­tique, en oppo­si­tion à aujourd’hui, qui serait car­ac­térisé par une perte de foi dans la poli­tique…

A. N.: J’ai tou­jours besoin d’inscrire mes créa­tions dans le con­texte où je tra­vaille. Que le proces­sus de créa­tion devi­enne le sujet même. Là, je créais durant une année d’élection prési­den­tielle aux États-Unis, JULES CÉSAR, pièce poli­tique dans un théâtre qui a été éminem­ment artis­tique avant de devenir main­tenant un théâtre plus com­mer­cial, dans une ville soi-dis­ant démoc­rate mais en réal­ité pro­fondé­ment con­ser­va­trice, et qui était le berceau du pre­mier prési­dent catholique élu aux États-Unis.
Les années soix­ante ont aus­si été des années de désir aux États-Unis. On était dans un moment de boule­verse­ments, porté par les mou­ve­ments utopistes améri­cains et l’explosion artis­tique qui en a découlé. En oppo­si­tion à la guerre froide, à la peur de l’étranger, ces mou­ve­ments pro­posent un monde utopique de grande lib­erté, intel­lectuelle, physique, artis­tique. On sort des murs pour aller jouer dans la rue, on développe la per­for­mance, on s’inscrit dans une façon très libre de repenser l’art. Et cela, dans un pays qui a une his­toire courte, qui n’est pas dans la con­trainte de l’académisme, de la tra­di­tion comme on peut l’être dans l’histoire de l’art en Europe.
La ques­tion de la pul­sion, du désir a été très cen­trale dans l’art améri­cain. JULES CÉSAR n’est pas un spec­ta­cle sur l’histoire de l’art mais on y racon­te quelque chose du con­texte his­torique de ces années-là dans sa lib­erté mais aus­si dans son rap­port à la con­som­ma­tion. On cite Warhol, Rauschen­berg, TheAnt­Farm(ce groupe d’architectes qui, dans les années soix­ante, avait enter­ré des Cadil­lac dans le désert du Texas). On s’est inspiré de ce tra­vail pour le décor. Dans le dernier acte qui est dom­iné par la couleur rouge, pour les batailles, il y avait une Cadil­lac noire de 64 sus­pendue en l’air, comme en plongée, comme une image arrêtée, comme la Lin­coln de l’assassinat de Kennedy.
Cette image mod­i­fi­ait forte­ment la per­spec­tive visuelle, on ne savait plus très bien où était l’envers et l’endroit.
Ça me sem­blait impor­tant d’évoquer tout ça dans ce qui allait être le dernier spec­ta­cle rel­e­vant d’un théâtre d’art créé dans ce théâtre. L’Amer­i­can Reper­to­ry Theater(A.R.T) a été con­stru­it en 1964 et est né de la volon­té d’artistes et d’intellectuels issus de Yale et qui, en lien avec Har­vard, voulaient inven­ter un théâtre con­tem­po­rain, affranchi de la tra­di­tion Shake­speari­enne, de Broad­way et de la comédie musi­cale. C’est très rare aux États-Unis, qu’un théâtre s’affirme comme un théâtre d’art… L’A.R.Ta été le lieu où se sont trou­vés en rési­dence des artistes comme Bob Wil­son, David Mamet, Krys­t­ian Lupa. Peter Sel­l­ars y a été élève. Quand je suis arrivé, le directeur artis­tique, Robert Woodruff venait d’être ren­voyé, sous pré­texte d’une pro­gram­ma­tion trop éli­tiste. Depuis JULES CÉSAR, une nou­velle direc­trice artis­tique a été nom­mée qui présente HAIR à Broad­way et a trans­for­mé une des deux salles de l’A.R.T en Night Club où se joue une adap­ta­tion dis­co du SONGE D’UNE NUIT D’ÉTÉ… L’engagement de l’équipe tech­nique sur JULES CÉSAR a été très fort, comme si les tech­ni­ciens sen­taient que c’était la dernière fois qu’ils allaient être sol­lic­ités de cette manière.

Thomas Derrah et Neil Patrick Stewart, Gardiner Comfort, Daniel Le, Daniel Pettrow, Tim Mc Donough, Mark L. Montgomery dans JULES CÉSAR de William Shakespeare, mise en scène Arthur Nauzyciel, American Repertory Theatre, Boston (MA, USA). Photo Frédéric Nauczyciel pour le Centre Dramatique National Orléans Loiret.

Thomas Der­rah et Neil Patrick Stew­art, Gar­diner Com­fort, Daniel Le, Daniel Pet­trow, Tim Mc Donough, Mark L. Mont­gomery dans JULES CÉSAR de William Shake­speare, mise en scène Arthur Nauzy­ciel, Amer­i­can Reper­to­ry The­atre, Boston (MA, USA).
Pho­to Frédéric Nauczy­ciel pour le Cen­tre Dra­ma­tique Nation­al Orléans Loiret.

Si ce spec­ta­cle a pour objet la mort du désir, il s’est fait avec énor­mé­ment de désir… Pour tous, acteurs, artistes et tech­ni­ciens, c’était vrai­ment un engage­ment sur un tra­vail d’exigence artis­tique.
C’est la rai­son pour laque­lle sans doute il y a quelque chose de mélan­col­ique dans le spec­ta­cle, on par­le d’un monde qui est fini, de la van­ité des choses… Ce meurtre n’aura servi à rien. Quid d’un monde où l’on pou­vait avoir la foi dans l’art, la force de la parole, la com­mu­nauté ? Finale­ment, à la fin, c’est un autre César qui est nom­mé, on ren­tre dans une his­toire de l’Occident qui nous ramène directe­ment aux grands crimes du XXe siè­cle. On a été débor­dé par l’image, on est dans une ère de l’apparence, du sto­ry­telling.
Cette mélan­col­ie du spec­ta­cle, c’est à la fois celle des héros qui ont per­du le sens de leur quête, qui n’ont pas com­pris que le monde avait changé. Ce qui les con­stru­i­sait, qui les tenait est en train de s’écrouler. JULES CÉSAR est une pièce qui avait été écrite pour inau­gur­er un théâtre – Le Globe, le théâtre de Shake­speare – ce n’est pas anodin de choisir cette pièce. C’est évidem­ment un man­i­feste poli­tique mais c’est surtout un man­i­feste artis­tique, basé sur la force du mot, de la parole, comme dans ORDET mais à un autre endroit. La parole est l’outil qui per­met de con­stru­ire ou de détru­ire. C’est le mot qui crée l’imaginaire, qui crée la rêver­ie, qui crée la réal­ité dans laque­lle on existe.

B. D.: Il y a eu un tra­vail impor­tant sur l’univers sonore qui rav­it les oreilles du spec­ta­teur. Ce rythme de la langue qui sem­ble très mod­erne, cet accom­pa­g­ne­ment de jazz en direct ; mais en même temps ce n’est pas icon­o­claste, on reste dans une cer­taine tra­di­tion.

A. N.: Oui, on reste dans la tra­di­tion. Je pense que JULES CÉSAR a été l’apogée – à l’époque de sa créa­tion – de ce que les gens attendaient du théâtre, quelque chose qui avait à voir avec la rhé­torique et la beauté de la langue. C’est un moment qui est à la fois le plus sévère du règne de la reine Élis­a­beth et en même temps un moment, si on par­le d’art et de poésie, où l’on exalte le plaisir de l’oreille. C’est un peu plus tard que Shake­speare va pass­er à un théâtre d’action. Dans JULES CÉSAR, il n’y a pas d’action jusqu’à l’acte III où on tue César.
Et dans l’acte V, il y a les batailles. Pour le reste, tout n’existe que dans les dis­cours et dans les paroles qu’on rap­porte. Ce sont des gens qui sont dans la con­sid­éra­tion méta­physique de ce qui les hante ou dans le rêve, ou dans le fait de racon­ter leurs rêves ou de les inter­préter. On ne fait donc que rap­porter des pro­pos extérieurs ou on ne fait qu’interpréter des pro­pos rap­portés. Puis, à un moment, il y a le meurtre qui est exacte­ment au milieu de la pièce.
La pièce est écrite en vers et je voulais respecter cette forme d’écriture. Aux États-Unis, les acteurs n’ont pas l’habitude de respecter les vers, ils font des enjambe­ments pour ren­dre le théâtre plus « effi­cace ». Pour le pub­lic comme pour les acteurs, ça a été un tra­vail par­ti­c­uli­er. Nous avons tra­vail­lé le vers de manière extrême­ment pré­cise, ser­rant au plus près la con­struc­tion de la pièce pour ne pas être dans une sorte d’interprétation a pri­ori. Nous voulions « faire enten­dre com­ment c’est écrit ».
Ce tra­vail sur le vers donne une « tenue ». J’ai donc fait ce tra­vail sur le son en même temps que le tra­vail sur le sens. À ce moment, aux États-Unis, je ne pen­sais pas à des spec­ta­teurs français. Mais en retra­vail­lant ici en France, je dis­ais aux acteurs que même si le pub­lic français ne com­pre­nait pas leur langue, cet anglais du XVIe siè­cle, il est impor­tant de révéler la musi­cal­ité de cette langue. C’est impor­tant de pou­voir enten­dre Shake­speare en anglais. Cette élé­gance, cette puis­sance, cette tenue de la langue sont néces­saires pour qu’on atteigne une cer­taine hau­teur, une cer­taine con­science des enjeux, puisqu’on se trou­ve en face d’une his­toire qui est de l’ordre de la tragédie, d’une mémoire col­lec­tive de l’humanité. Le rap­port à la langue crée non pas une dis­tance, mais donne ce sen­ti­ment que les per­son­nages sont des témoins, plus que des héros.

  1. Le spec­ta­cle a été créé à Atlanta à l’American Reper­to­ry The­ater. ↩︎
  2. Réin­ven­ter à chaque fois un proces­sus de créa­tion, entre­tien avec Arthur Nauzy­ciel réal­isé par Bernard Debroux, Alter­na­tives théâ­trales no 98, juil­let 2008. ↩︎

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Bernard Debroux
Fondateur et membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales (directeur de publication de 1979 à...Plus d'info
Christophe Triau
Essayiste, dramaturge et est professeur en études théâtrales à l’Université Paris Nanterre, où il dirige...Plus d'info
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