L’ombre portée du Golem

Théâtre
Critique

L’ombre portée du Golem

Le 7 Avr 2010
Florence Masure et Jean-Pierre Hollebecq en répétition de Mon Golem, texte et mise en scène Wladyslaw Znorko, Théâtre Toursky, Marseille, octobre 2009. Photo David Anémian.
Florence Masure et Jean-Pierre Hollebecq en répétition de Mon Golem, texte et mise en scène Wladyslaw Znorko, Théâtre Toursky, Marseille, octobre 2009. Photo David Anémian.

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Florence Masure et Jean-Pierre Hollebecq en répétition de Mon Golem, texte et mise en scène Wladyslaw Znorko, Théâtre Toursky, Marseille, octobre 2009. Photo David Anémian.
Florence Masure et Jean-Pierre Hollebecq en répétition de Mon Golem, texte et mise en scène Wladyslaw Znorko, Théâtre Toursky, Marseille, octobre 2009. Photo David Anémian.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 104 - Désir de théâtre. Désir au théâtre
104

« DEPUIS MA PLUS TENDRE ENFANCE il habite par­fois un recoin de mon ombre et j’y devine comme une par­tie obscure qui ne serait pas moi1 ».
Pen­dant que les derniers spec­ta­teurs s’installent, un homme entre en scène, en pyja­ma et les yeux encore pleins d’un som­meil pro­fond, irrité d’avoir été sor­ti brusque­ment de ses songes. C’est Wla­dys­law Znorko qui vient présen­ter en quelques mots sa nou­velle créa­tion, MON GOLEM. Il prévient les spec­ta­teurs qu’ils ne sont pas au théâtre mais dans une cham­bre, qu’il ne s’agit pas d’un spec­ta­cle à pro­pre­ment par­ler mais d’une halte au pays de l’imaginaire. Il les invite à s’endormir. Avant de se retir­er, un dernier aver­tisse­ment : ce n’est pas la vraie his­toire…
Immé­di­ate­ment placée dans une atmo­sphère poé­tique, la représen­ta­tion com­mence, telle une dérive à l’intérieur de la légende du Golem. En don­nant les clefs de son spec­ta­cle, et dis­ant en même temps que le trousseau est égaré, Znorko expose les enjeux d’un théâtre qui réclame une dis­tance avec l’histoire, pro­posant l’espace de la scène comme un lieu de mémoire, lieu de l’écho et de la réso­nance. Il s’éloigne du « vrai » Golem pour approcher son énigme, priv­ilé­giant l’invention sur la resti­tu­tion : « Après ces années d’études à lire et à relire les dif­férents états civils et le par­cours très inso­lite et sou­vent à con­tre-courant du Golem, je me retrou­ve devant tant de cartes et de cer­ti­fi­cats authen­tifi­ant ses orig­ines et augu­rant du lieu de ses appari­tions futures que je préfère me taire. […] Sans compter sur ce nigaud qui pose tou­jours la même ques­tion : Le Golem existe-t-il vrai­ment ? »
Si Znorko par­le rarement de ses fil­i­a­tions, il pré­cise des ram­i­fi­ca­tions à l’occasion d’un pre­mier tra­vail de créa­tion fran­co-russe effec­tué autour du Golem en 2008, TROP PRÈS DE L’HORIZON : « Il y a entre l’œuvre de Tadeusz Kan­tor et celle de Samuel Beck­ett un espace qui donne le ver­tige, non qu’il soit vide, mais il sem­ble infi­ni et peu­plé de miettes de con­sis­tance. C’est sur ces miettes-là que je tra­vaille depuis quelques années, en ayant la cer­ti­tude qu’après tout ce temps passé à déblay­er le sable de la riv­ière, le chercheur d’or va trou­ver encore une pépite et son secret. » L’HISTOIRE SANS FIN DE MON GOLEM ouvre un cycle de créa­tions qui reprend chaque fois les restes de ces riens.

On ne sait pas grand chose sur le Golem, hormis qu’il est né des mains d’un rab­bi kab­bal­iste, le Haut Rab­bi Loeb, dit le Mahar­al de Prague. Il aurait créé ce géant à forme humaine à par­tir d’une masse d’argile pour pro­téger la com­mu­nauté juive du pogrom qui la menaçait. Le Golem porte sur son front un signe, le mot hébraïque « EMET » qui sig­ni­fie « Vérité ». C’est ain­si que le Mahar­al lui aurait insuf­flé la vie. Mais si on retire la pre­mière let­tre, comme le Rab­bi le fai­sait les jours de chab­bat, il reste « MET », c’est-à-dire « Mort ». C’est pré­cisé­ment un jour où il aurait oublié d’enlever la let­tre que sa créa­ture se serait révoltée, employ­ant soudain sa force pour détru­ire le ghet­to de Prague. Ramené à la pous­sière par le Mahar­al lui-même, il réap­pa­raî­trait tous les trente ans. LE GOLEM de Gus­tav Meyrink racon­te à tra­vers la longue péré­gri­na­tion onirique d’un jeune homme amnésique sa sur­vivance dans la mémoire col­lec­tive du ghet­to de Prague :  « Évidem­ment, je ne sais sur quoi repose l’origine de l’histoire du Golem, mais je suis sûr qu’il y a dans ce quarti­er de la ville quelque chose qui ne peut pas mourir, qui hante les lieux et garde une sorte d’existence indépen­dante. » Excep­tion faite de ce roman de référence paru en 1915, Znorko insiste sur la rareté des écrits au sujet du Golem et pré­cise qu’il n’y a qu’un mot biblique pour l’identifier, qui veut dire « peau de terre cuite mal fini sans forme ni con­tours ».
Le Golem étant intime­ment lié au Mahar­al qui l’a créé, la ques­tion de la représen­ta­tion du Mahar­al s’est imposée au met­teur en scène. Il l’a imag­iné dans le corps d’une mar­i­on­nette, retrou­vant par là, de façon détournée si ce n’est inver­sée, sa rela­tion fusion­nelle avec sa créa­ture de glaise. Ce choix joue égale­ment sur un décalage avec les acteurs. La mar­i­on­nette au vis­age d’antan incar­ne d’autant plus le mys­tère du Mahar­al. Elle viendrait de « l’ombre du père qui traîne der­rière lui le sou­venir de paroles intérieures* ». On parvient à une par­tic­u­lar­ité essen­tielle du mythe, son inter­ac­tion avec la réal­ité. Car le Golem fait par­tie de ces mythes liés à la réal­ité, en l’occurrence l’existence his­torique­ment datée du Haut Rab­bi Loeb, qui vécut au XVIe siè­cle. Le mythe a pro­gres­sive­ment pris le pas sur la réal­ité, et la per­son­ne « réelle » s’est effacée der­rière le per­son­nage légendaire : le Mahar­al de Prague n’a plus existé qu’en rap­port au Golem. C’est notam­ment grâce à Hen­ri Neher que le Mahar­al a été détaché du mythe, et que sa pen­sée a pu être recon­nue et étudiée. Ce qui nous intéresse ici est la con­fu­sion entre l’histoire et la légende, sachant qu’il y aurait un man­u­scrit, daté de 1586 et rédigé sous la dic­tée du Haut Rab­bi Loeb, qui relat­erait en détail la créa­tion du Golem. Face à ce sujet polémique pour les his­to­riens, Hen­ri Neher dit choisir aujourd’hui le doute. Vrai ou faux, le man­u­scrit ne fait qu’accroître la dimen­sion mag­ique du Golem. Il ne sera pas ques­tion chez Znorko de la réal­ité ou non du Golem, mais de l’irréductibilité de sa présence à nos côtés : « J’étais un enfant très dis­trait et je tra­ver­sais la rue sans voir les voitures pass­er à toute allure. Je sen­tais par­fois une main sur mon épaule, je me retour­nais et il n’y avait per­son­ne. Mais la voiture était passée*.» Tra­vail­lant l’indiscernabilité du réel et de l’irréel, le mer­veilleux nous rend plus fam­i­liers de l’inconcevable. La théâ­tral­ité fonc­tionne sur une appar­ente sim­plic­ité qui sert juste­ment à attein­dre des zones affranchies de toute logique, un mode de pen­sée entière­ment con­vo­qué par l’imaginaire.
«Et encore ne s’agit-il que du Golem qui est né un jour dans mon ombre, s’il était ques­tion, en plus, de par­ler de celui qui se tapit dans la vôtre, vous imag­inez un peu l’étendue du voy­age ! »
De pure tra­di­tion orale, l’histoire du Golem est passée de bouche en bouche, les grands-mères la racon­taient aux enfants pour les endormir, selon leur pro­pre ver­sion, selon leur humeur. « C’est ce que j’ai voulu garder* » dit le met­teur en scène. Il tra­vaille depuis ses débuts à par­tir de l’imaginaire com­mun con­stru­it autour de per­son­nages lit­téraires qu’il relie à d’autres per­son­nages fic­tifs ou réels. Il aime les his­toires dont on se rap­pelle sans pou­voir pré­cisé­ment les racon­ter, les per­son­nages que l’on con­naît sans savoir vrai­ment racon­ter leur his­toire. Le Golem fait par­tie de ses pre­miers com­pagnons de route même si ce n’est qu’aujourd’hui qu’il lui con­sacre une pièce entière. Il lui a fal­lu se détach­er de son Golem pour l’inventer à plusieurs, théâ­trale­ment. Suiv­ant la voie du con­te et se rap­pelant les his­toires qu’on lui racon­tait enfant, il l’a invité à entr­er dans son théâtre. Le Golem s’est lais­sé approcher, lais­sant plan­er son ombre sur le plateau.
Dès lors, le spec­ta­cle croise plusieurs his­toires et dif­férentes voix déten­tri­ces de ladite « vérité ». On retrou­ve le pré­cepte décliné dans ALPENSTOCK (1998) où « Rien de tout cela n’est la vérité, rien non plus n’est com­plète­ment faux. » Définis­sant ain­si les enjeux de la fic­tion, la pièce s’inscrit au cœur de cette prob­lé­ma­tique. À la suite du « lever de rideau » du met­teur en scène, une jeune fille en chemise de nuit ouvre la représen­ta­tion. Elle s’insurge immé­di­ate­ment con­tre le spec­ta­cle, reprenant à son compte la sen­tence orig­inelle : « Ce n’est pas la vraie his­toire ! » Elle ne cessera plus après de dénon­cer le leurre. La voix de l’enfance est aus­si celle qui recueille en son sein le Golem de nos rêves d’enfant, ce « com­pagnon obscur » dont on était aupar­a­vant si fam­i­li­er et que l’on a oublié. La fil­lette est entière­ment rat­tachée au monde du som­meil. Sachant que la scéno­gra­phie se com­pose de trois cabanes, cha­cune habitée par des per­son­nages dif­férents, son espace priv­ilégié à elle est un buf­fet dont la par­tie supérieure est vit­rée où elle vient s’endormir, bercée par les his­toires qu’on lui chu­chote à l’oreille. Celle du Golem sans aucun doute. Celui qui nour­rit ses rêves est le Mahar­al, son père.
Lorsque la jeune fille s’oppose au Mahar­al en répé­tant que « ce n’est pas la vraie his­toire », les niveaux de nar­ra­tion se brouil­lent. La mar­i­on­nette, qui représente l’autorité suprême puisque c’est le Mahar­al, inter­rompt la jeune fille à l’instant où elle com­mençait à nous racon­ter la vraiehis­toire, celle qu’on con­naît : com­ment cette créa­ture de glaise, muette et sans âme, a été créée, com­ment elle s’est révoltée… Le ton monte, la mar­i­on­nette-Mahar­al s’énerve en don­nant sa ver­sion. Mais si l’on tend instinc­tive­ment l’oreille pour con­naître enfin la vraie vérité, c’est en lan­gage imag­i­naire que le Mahar­al livr­era son secret – lais­sant intacte sa part de mys­tère.

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Wladyslaw Znorko
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Chantal Hurault
Docteure en études théâtrales, Chantal Hurault a publié un livre d’entretiens avec Dominique Bruguière, Penser...Plus d'info
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