Tendre férocement vers ce qu’on ignore

Entretien
Théâtre

Tendre férocement vers ce qu’on ignore

Entretien avec Jean-Michel Rabeux

Le 9 Avr 2010
Corinne Cicolari et Franco Senica en répétition dans LA BARBE-BLEUE d’après Charles Perraut, texte et mise en scène Jean-Michel Rabeux, Théâtre de la Bastille, Paris, 2009-2010. Photo Netty Radvanyi.
Corinne Cicolari et Franco Senica en répétition dans LA BARBE-BLEUE d’après Charles Perraut, texte et mise en scène Jean-Michel Rabeux, Théâtre de la Bastille, Paris, 2009-2010. Photo Netty Radvanyi.

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Corinne Cicolari et Franco Senica en répétition dans LA BARBE-BLEUE d’après Charles Perraut, texte et mise en scène Jean-Michel Rabeux, Théâtre de la Bastille, Paris, 2009-2010. Photo Netty Radvanyi.
Corinne Cicolari et Franco Senica en répétition dans LA BARBE-BLEUE d’après Charles Perraut, texte et mise en scène Jean-Michel Rabeux, Théâtre de la Bastille, Paris, 2009-2010. Photo Netty Radvanyi.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 104 - Désir de théâtre. Désir au théâtre
104

JEAN-LOUISPERRIER : Votre théâtre, depuis ses débuts, ne place-t-il pas le désir au cen­tre du plateau ? 

Jean-Michel Rabeux : Je ne vois pas com­ment un plateau peut ne pas être ani­mé par l’idée cen­trale du désir, quel que soit le spec­ta­cle ou quel que soit le texte. Enten­dons-nous sur le mot désir : il s’agit bien de ten­dre vers un impos­si­ble, de ten­dre féro­ce­ment vers ce qu’on ignore. Il y a quelque chose de féroce dans le désir, d’impérieux, et faire du théâtre est pour moi totale­ment impérieux, comme le désir, énig­ma­tique, comme le désir. Mes impul­sions – notam­ment celles qui vien­nent en cours de répéti­tion – sont impérieuses et en même temps extrême­ment opaques. D’où la com­para­i­son un peu rapi­de, qu’elles sont du même ordre que le désir dans son sens le plus com­muné­ment admis, le désir éro­tique. Qui désire-t-on ? Pourquoi le désire-t-on ? Com­ment le désire-t-on ? Ça nous échappe large­ment.

J.-L. P. : Où s’exerce la féroc­ité au théâtre : sur le met­teur en scène, sur les acteurs, sur les spec­ta­teurs ? 

J.-M. R.: Partout. Abor­der les choses de l’art, comme abor­der le corps de quelqu’un, est un acte féroce. La féroc­ité n’est pas très bien vue en ce moment, parce qu’on doit être pro­pre, on doit être raisonnable, on doit être sécu­ri­taire. Mais l’humanité vit d’une cer­taine féroc­ité, d’une féroc­ité cer­taine. L’existence est féroce. Un accouche­ment est une chose féroce. Comme artiste je suis dans la douleur qua­tre-vingts pour­cent du temps. Je ne suis jamais con­tent de ce que je fais. Ce que je fais sem­ble sor­tir d’un con­ti­nent incon­nu de moi. Pourquoi faire partager ça à mes con­tem­po­rains, je n’en sais foutre rien ! 

J.-L. P. : S’agit-il d’affronter la féroc­ité de cha­cun ? 

J.-M. R.: Il s’agit de la faire par­ler, de la faire gicler, pour que la véri­ta­ble féroc­ité, la guer­rière, la poli­tique, la rationnelle, celle qui ignore la féroc­ité indi­vidu­elle, celle qui l’enferme, pour que cette autre féroc­ité, celle de l’économie mon­di­ale et des marchés, celle qui tue par mil­liers, pour que celle-là soit moin­dre. L’artiste affronte sa pro­pre féroc­ité, mais le spec­ta­teur aus­si. Pourquoi est-on fasciné par un Car­avage ? Par la tête tranchée d’Holopherne ? Pourquoi l’enfant est-il fasciné par le cirque ? Parce que la petite funam­bule est à quinze mètres du sol plutôt qu’à quinze cen­timètres ? Pourquoi est-ce plus beau à quinze mètres ? Il y a en nous cette féroc­ité, cet appel exis­ten­tiel vers la mort. Une angoisse con­jurée dans l’éros et con­jurée dans l’art – pour moi c’est très proche.

J.-L. P. : Vous opposez le désir indi­vid­u­al­isé au désir idéol­o­gisé, exploité…

J.-M. R.: La société veille à l’ordre, à juste titre, mais trop sou­vent débor­de, sa sur­veil­lance devient alors total­i­tarisme. Le théâtre, l’art, sert à dire non quand ça débor­de.

J.-L. P. : Vous par­liez d’impulsions opaques, est-ce qu’il y a du manque là-dedans ? 

J.-M. R.: Oui, comme dans le désir amoureux.

J.-L. P. : Est-ce que ce manque vous est intérieur ?  Est-ce que l’extériorité du plateau vous aide à sor­tir de ce manque intérieur ? Est-ce qu’il y a de la biogra­phie – votre biogra­phie – dans cette entre­prise ? 

J.-M. R.: J’ai mis vingt-cinq ans à m’apercevoir qu’il y avait de la biogra­phie. Je ne le savais pas ou je ne voulais pas le savoir avant de me ren­dre compte de la con­stance de cer­tains de mes pro­pos. Oui, c’est auto­bi­ographique, oui, je cherche à combler des choses de l’enfance – comme tout le monde –, à obéir à l’ordre parental amoureux – comme tout le monde –, oui l’art a à voir avec ça et c’est pour ça que c’est féroce. L’ordre parental est féroce. J’ai per­du ma mère à cinq ans, c’est féroce. J’ai mis vingt-cinq ans à com­pren­dre que tous mes spec­ta­cles par­laient de ça. J’ai été vio­lé par la mort de ma mère. Rien à voir avec un dis­cours de faits-divers…

J.-L. P. : Et en même temps vous allez chercher des textes ailleurs.

J.-M. R.: Mais ils ont à voir avec ça. Beau­coup d’auteurs ont à voir avec ça. J’ai mon­té mon pre­mier spec­ta­cle, IPHIGÉNIE, de Racine, en lisant CHOSES VUES de Vic­tor Hugo. Il a cette phrase limpi­de : « Iphigénie ou un père qui tue sa fille pour du vent. » Cela m’a sauté au vis­age. Avec l’abus, la chosi­fi­ca­tion, la vio­lence, l’infanticide. C’est dans Racine, dans Hugo. C’est dans Molière. Cette sauvagerie intime intéresse tout le monde.

J.-L. P. : La trans­gres­sion peut-elle aider les spec­ta­teurs ? 

J.-M. R.: Aider, je ne sais pas, met­tre en doute, oui. Par exem­ple, dans LE SONGE D’UNE NUIT D’ÉTÉ, je prends un jeune homme pour jouer Tita­nia. Comme c’est une fée, j’ai le droit de mélanger les sex­es. Je le dénude, je lui mets un string, et les jeunes gens me dis­ent : « Mais m’sieur vous ne lui avez pas mis de sou­tien-gorge, c’est dégueu­lasse », je dis : « C’est un garçon » – « Oui mais il joue une femme ». Tout d’un coup, il y a une vibra­tion dans la tête de ces ado­les­cents. Ce trem­ble­ment m’intéresse, ce doute sur le mas­culin et le féminin met en doute les cer­ti­tudes, donc les total­i­tarismes, donc les inté­grismes.

J.-L. P. : Les corps en scène sont-ils des véhicules du désir ou des repous­soirs ? 

J.-M. R.: Dans mon théâtre, le corps exprime rarement le désir dans le sens du désir éro­tique.

J.-L. P. : Dans LE CORPS FURIEUX, il est navré…

J.-M. R.: Il est sou­vent navré, abîmé, en faille, aux abor­ds de la mort, tra­ver­sé par elle. Il est plus du côté de Thanatos que du côté d’Éros.

J.-L. P. : Il est dans la mon­stra­tion de ce désir de mort pos­si­ble ? 

J.-M. R.: Il est dans la mon­stra­tion de l’inévitable de la mort. Et là aus­si c’est une mon­stra­tion amoureuse et pas provo­ca­trice.

J.-L. P. : Pour­tant, il ne tend pas les bras à la mort ? 

J.-M. R.: Il tend les bras à la non-néga­tion de la mort, à ne pas oblitér­er le fait que nous sommes mourants, à ne pas nous dire immor­tels, ce qui nous libère de toutes les con­tin­gences du vivant. Ouvrir l’esprit à sa mort pos­si­ble à tout moment, à la mort pos­si­ble, à la mort cer­taine de l’être que l’on aime donne de la fragilité, de la déli­catesse, et de la force aus­si, en tous cas ça m’en donne.

J.-L. P. : L’éros en tant que man­i­fes­ta­tion de la per­ma­nence de la vie reste présent dans votre théâtre, même quand il est oblitéré.

J.-M. R.: Il n’est pas si présent que ça. J’ai fait un spec­ta­cle qui s’appelait L’ÉLOGE DE LA PORNOGRAPHIE, et j’ai été estampil­lé comme pornographe, j’ai fait une nuit Tran­séro­tique récem­ment, mais, bon dieu, c’est d’ordre philosophique. L’art doit se mêler de ça. Godard dis­ait joli­ment : « Nous avons lais­sé le X aux mains des com­mer­ci­aux ». Éros me boule­verse, comme il boule­verse tout être humain, et mon tra­vail d’artiste c’est de trans­met­tre mes boule­verse­ments. Mais pour l’érotique c’est assez rare. Si quelque chose pré­domine, c’est plutôt la mort.

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