Retour de tournée
Théâtre
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Retour de tournée

Pierre Mertens

Le 6 Juin 2010
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 105 - Théâtre-danse : la fusion ou rien !
105
Article fraîchement numérisée
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J’AI DÉCOUVERT Patrick Bon­té il y a longtemps déjà, un peu par hasard, en lisant cer­tains de ses textes cri­tiques. Des pro­fes­sions de foi dont, aus­sitôt, l’au­then­tic­ité et un cer­tain ton déca­pant ret­inrent mon atten­tion. Je n’ai décou­vert ses spec­ta­cles que plus tard.
Et, entre ces deux moments, je con­nus l’homme. J’aimerais dire que nous ne nous sommes plus quit­tés. Et ajouter que cela se pas­sait, générale­ment, au retour de cha­cune de ses tournées.
Alors nous nous ren­con­tri­ons à déje­uner. De quoi par­lions-nous ? De nos lec­tures, de nos pro­jets, de l’é­tat du pays où nous viv­ions, et surtout de celui des pays qu’il venait de vis­iter avec un de ses spec­ta­cles.
Plus tard, je retrou­verai sur scène comme de secrets ves­tiges de ses voy­ages. Il glanait, au loin, de quoi ali­menter ses visions ultérieures.
Le mot « tournée », guère évo­ca­teur d’or­di­naire, prit pour moi un autre sens, un relief dif­férent. J’é­tais frap­pé de sa capac­ité de capter des impres­sions vives et par­fois para­doxales des ter­ri­toires tra­ver­sés. Ce serait peu dire qu’il a fait le tour du monde. Mais, aux antipodes du globe-trot­ter, tel le por­teur d’un mes­sage qui était reçu, ici et là, de façon par­fois sur­prenante et comme si, en échange, on « lui rendait la mon­naie de sa pièce » (!) en lui révélant quelques mots de passe sur le pays vis­ité. Ou le sys­tème qui le régis­sait.
Car c’est bien d’un sys­tème qu’il s’agis­sait pour lui en amont de tout pit­toresque — de décoder surtout. Il suf­fit de lire ses man­i­festes esthé­tiques, pour mesur­er à quel point notre homme a la tête poli­tique. Comme il est dépourvu d’in­no­cence.

Me ris­querais-je même à sug­gér­er qu’à force de s’en pren­dre à tous les total­i­tarismes — en ce com­pris celui d’un cer­tain néo-libéral­isme médiocra­tique, il n’est pas tou­jours loin, alors, de jeter le bébé avec l’eau du bain ?
C’est qu’il ne s’en prend pas, seule­ment, à la triv­iale anec­dote d’une cer­taine société marchande, à tous les navrants con­sumérismes, à la pitoy­able ver­gogne de tous les jeux de pou­voir mais à la pure et sim­ple dic­tature du soi-dis­ant « réel » ou au navrant psy­chol­o­gisme qui per­met com­mod­é­ment d’en dessin­er les con­tours, pour mieux l’en­cour­ager, mais surtout aux mal­ices et aux straté­gies de tous les total­i­tarismes inap­par­ents et … sans total­ité aucune.

Tout charisme lui devient alors sus­pect et pas seule­ment les vul­gaires jeux de séduc­tion. Surtout il récuse toute méta­physique, ce qui n’est pas sans risque ni incon­vénient éventuel.

Patrick Bon­té et Nicole Mossoux dans LES PETITES MORTS, Com­pag­nie Mossoux-Bon­té, 1988.
Pho­to Hen­ri Pribik.

Et même, à mon avis, toute mytholo­gie. Ce n’est pas un art vision­naire mais anthro­po­mor­phique. On attend tout sauf Godot. Cherche-t-on à nous fascin­er ? Rien n’est moins sûr. Mais plutôt on nous prend à par­tie.
Un art entend donc naître en emprun­tant à deux autres dont on dénonce les actuelles
« insuff­i­sances », et au nom d’une frus­tra­tion — on s’au­torise ce qu’on sug­gère que les autres refusent, ou ont avili au rang du cliché.
Au sem­piter­nel bavardage, on sub­stitue un hiéra­tique no com­ment.

On s’a­vance nu, mais non sans ruse et en débor­dant d’ironie. Pas de scaphan­dre pour le plongeur. Ni d’orchi­dées pour Miss Blan­d­ish. Omnipo­tence du fan­tasme. Et pour­tant on ne pré­tend pas met­tre « l’imag­i­na­tion au pou­voir ». On bro­carde tout pou­voir, même celui-là. C’est que même le tra­vail fan­tas­ma­tique ne rend pas (absol­u­ment) libre !
Foin de l’idéolo­gie du corps souf­frant ou jouis­seur. On n’i­ra pas l’ex­al­ter ni le meur­trir. Mais on le donne à voir sans cesse dépassé par ce qu’il abrite et ce qui le hante — (pas de place pour des gestes de bois, comme la langue du même nom).
On en ressort ni con­va­in­cu ni envoûté. Embar­qués, seule­ment. Ren­voyé — implaca­ble­ment — à soi-même. C’est bien en vain qu’on chercherait, mal­gré soi, ici des références : Dieu mer­ci(!), on ne les trou­verait pas ou on se tromperait à tout coup sur elles.
On peut certes nous inviter à « rebondir » sur ces propo­si­tions découpées comme des bas-reliefs dans la stat­u­aire du spec­ta­cle. Autant nous deman­der aus­si bien de nous immerg­er, de nous couler dans cette démarche. À quoi bon ? Cela n’ap­pelle ni empathie ni con­nivence. Elle impose, exige la dis­tance cri­tique. Repoussé au mag­a­sin des acces­soires l’orne­men­tal diver­tisse­ment. On con­voque les inter­prètes plutôt que de s’épren­dre d’eux. On respecte la com­plex­itédes choses sans avoir à subir son avalanche en suf­fo­quant.
On l’a souligné à satiété : il s’ag­it d’une école de trou­ble. On ne nous révèle l’in­quié­tant que pour ras­sur­er notre intel­li­gence. On se retrou­ve un peu dans la pos­ture du myope chez l’oph­tal­mo­logue lorsque celui-ci invite celui-là à déchiffr­er les let­tres sur un tableau apparem­ment dépourvu de sig­ni­fi­ca­tion textuelle.

    Quelques remar­ques, encore.
    Je crois que Patrick et Nicole, par bon­heur, pensent qu’il n’y a rien d’indi­ci­ble : cette solu­tion de com­mod­ité dont usent et abusent de prophé­tiques fainéants. Ce qui se donne à voir sur le plateau appa­raît infin­i­ment moins prémédité que les modes d’emploi — aus­si sub­tils soient-ils — qui sont dis­tribués à l’en­trée du théâtre. (Ici on croirait par­fois, presque, à l’in­stal­la­tion de quelque machine de guerre con­tre les con­formismes. Il y a bien une guerre mais pas de Grosse Bertha. On va se bat­tre à mains nues.)
    En fait, on ne nous prévient de rien. On peut lever l’an­cre (… et l’en­cre!). Le voy­age com­mence.

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    Écrit par Pierre Mertens
    Né en 1939 à Brux­elles Pierre Mertens, qui fut aus­si obser­va­teur judi­ci­aire inter­na­tion­al, s’est illus­tré dans tous les...Plus d'info
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