Une constellation de lieux divers en miroir d’une ville composite

Théâtre
Réflexion

Une constellation de lieux divers en miroir d’une ville composite

Le 19 Juil 2011
L’Île de Nantes, machines dessinées par François Delarozière. Photo Jean-Dominique Billaud.

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L’Île de Nantes, machines dessinées par François Delarozière. Photo Jean-Dominique Billaud.
Article publié pour le numéro
Couverture du 109 - Le théâtre en sa ville
109

INTRODUISONS notre sujet par un para­doxe : le théâtre dit à l’italienne qui con­stitue au XVI­I­Ie et au XIXe siè­cle l’expression accom­plie de la société occi­den­tale est un lieu divisé : la sépa­ra­tion est nette entre la scène et la salle ; la salle étagée elle-même est un espace de sépa­ra­tion. Cepen­dant, le théâtre paraît une forme rassem­bleuse et uni­fi­ca­trice. L’édification de ces lieux à par­tir du début du XVI­I­Ie siè­cle, leur mon­u­men­tal­i­sa­tion de 1780 à 1880 font de ces archi­tec­tures le signe dis­tinc­tif de l’urbanité, le miroir d’une ville et un mar­queur décisif de cen­tral­ité. Libérée de ses rem­parts, la ville demeure homogène, même si la poussée des faubourgs, le développe­ment de l’activité indus­trielle et des trans­ports, altèrent son unité : il y a bien d’un côté la ville et de l’autre la cam­pagne.

Cette démar­ca­tion se brouille au XXe siè­cle en rai­son de la pro­liféra­tion urbaine qui sem­ble dis­soudre l’idée de ville jusqu’à l’informe. La dimen­sion com­pos­ite des conur­ba­tions con­tem­po­raines qui s’étalent à infi­ni est une évi­dence. À cette con­stel­la­tion urbaine hétéro­clite dont on ne sait pas tou­jours iden­ti­fi­er le vis­age ne répond plus un seul lieu de représen­ta­tion et de rassem­ble­ment, un seul mod­èle, une seule archi­tec­ture, mais une con­stel­la­tion de lieux scéniques, sou­vent de con­cep­tions dif­férentes. Ce qui sem­ble les rap­procher tous, c’est leur volon­té d’engendrer un lieu unifié, un lieu unique, estom­pant la coupure entre scène et salle, effaçant tout mar­quage dans la salle au prof­it d’une vision égal­i­taire. Ce lieu est unique au sens où il pro­pose une sphère par­tic­i­pa­tive plutôt qu’un cube optique, une scène ouverte, par oppo­si­tion à une scène encadrée, un espace mal­léable et non un espace fixe. Dans le même temps, le théâtre est devenu un art minori­taire. Vaste sujet… À Paris, la trans­for­ma­tion récente de la Gaîté-Lyrique, sorte de pen­dant à dis­tance du Théâtre de la Ville, prend acte de l’oscillation actuelle entre théâtre et arts numériques. De plus, ces deux exem­ples sont des restruc­tura­tions de grands théâtres du XIXe siè­cle qui ont façon­né l’image de Paris. Muta­tions générales. À l’ouest de la France, la con­stel­la­tion nan­taise offre une carte par­faite de la diver­sité des lieux scéniques aujourd’hui dans une ville recom­posée. De Paris à Nantes, en pas­sant par Berlin, Brux­elles ou Barcelone, nous allons faire l’inventaire de ces lieux scéniques mul­ti­ples qui tis­sent le por­trait métis­sé de la ville d’aujourd’hui.

La remise en cause de la fonc­tion du théâtre dans la cité : la quête d’un espace juste

Plan de coupe en per­spec­tive de la Gaîté-Lyrique numérique, Paris. Manuelle Gau­trand, archi­tec­ture

Dès 1961, Denis Bablet a mis l’accent sur « la remise en cause de la fonc­tion du théâtre dans la cité, de ses moyens d’expression scénique et de la dra­maturgie » dans le fil d’une remise en cause des arts, des cadres per­cep­tifs et esthé­tiques, mod­i­fiés rad­i­cale­ment par les trans­for­ma­tions sci­en­tifiques, tech­niques, poli­tiques, économiques, sociales qu’a con­nues le monde occi­den­tal au XIXe siè­cle et au XXe siè­cle. De même que, depuis l’impressionnisme, les artistes ont défaitl’espace cubique per­spec­tif élaboré à la Renais­sance à par­tir d’un point de vue fixe, de même les scéno­graphes ont mul­ti­plié les points de vue, éclaté et mod­elé l’espace scénique, au nom d’un réal­isme nou­veau. Comme le note Luc Bou­cris, tout le tra­vail de la scéno­gra­phie au XXe siè­cle est d’avoir cher­ché à « assou­plir l’espace, le ren­dre mal­léable, flex­i­ble et mobile, voire flu­ide ».

La recherche d’un espace adap­té implique d’une part l’architecture théâ­trale au nom de « l’indispensable accord entre l’œuvre et le lieu de représen­ta­tion » pour repren­dre les ter­mes de Charles Gar­nier en 1871 qui voit dans l’architecture l’accomplissement du drame, et, d’autre part, ce qu’il était con­venu d’appeler au XIXe siè­cle le décor,« com­plé­ment indis­pens­able de l’œuvre » (André Antoine, 1921). En 1948, le philosophe Ray­mond Bay­er s’est inter­rogé sur la mor­pholo­gie de l’encadrement du drame, avec le souci d’épouser l’émotion trag­ique. Il con­clu­ait à la néces­sité d’une adapt­abil­ité du cadre afin de s’ajuster à l’œuvre con­cernée : « Dilata­tion ou, au con­traire, resser­re­ment ; rétré­cisse­ment avec quelque chose d’également mobile dans le cadre, pour la mobil­ité même du genre trag­ique ». Les dif­férentes recherch­es effec­tuées depuis 1890 témoignent de cette quête pour un espace juste, dans la var­iété de leur dénom­i­na­tion : espace libre, vaste et trans­formable (Appia, 1890), mille scènes en une, espace vide(Craig, 1905 – 1922), théâtre sphérique (Weininger, 1922), théâtre total (Gropius, 1927), lieu unique sans bar­rière(Artaud, 1932), théâtre simul­tané (Syrkus, 1937), théâtre mobile (Poliéri, 1958), théâtre adapt­able ou trans­formable(Izenour, 1960), théâtre poly­va­lent (Allio, 1961), théâtre à scènes mul­ti­ples et à con­tre­point (Agam et Par­ent, 1962), lieu juste (Brook, 1976), vide inspi­rant (Mnouchkine, 1989), lieu pris dans la vie (Kan­tor, 1989), espaces per­dus (Régy, 1998), etc. Elles con­duisent à iden­ti­fi­er trois prin­ci­paux con­cepts d’espace : Espace vide – Espace total – Espace brut, avant d’en repér­er la tra­duc­tion urbaine et archi­tec­turale.


La lib­erté de l’espace vide

Peter Brook en fait le titre d’un ouvrage célèbre où il souhaite libér­er la source de vie théâ­trale du car­can archi­tec­tur­al : « Je peux pren­dre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène. Quelqu’un tra­verse cet espace vide pen­dant que quelqu’un d’autre l’observe, et c’est suff­isant pour que l’acte théâ­tral soit amor­cé ». Vacuité, lib­erté, nudité, disponi­bil­ité, poten­tial­ité, réversibil­ité, vir­ginité, indéf­i­ni­tion, min­i­mal­isme, car­ac­térisent cette con­cep­tion. L’espace vide est un espace effacé et effaçable : une sorte de page blanche, d’espace zéro, où tout peut advenir sans oblig­a­tion préal­able, où rien n’est pré- for­maté, où l’on peut « tout créer » (Chéreau, 1989). Ce vide doit être « inspi­rant » (Mnouchkine, 1989) sans être envahissant, neu­tre sans être stérile (Brook, 1976) et la tech­nique doit y être dis­crète, « réduite au min­i­mum » (Chéreau, 1989). L’un des pre­miers, Craig a bien saisi la valeur de l’espace vide : « Une néces­sité m’apparut : le théâtre doit être un espace vide avec seule­ment un toit, un sol, des murs ; à l’intérieur de cet espace, il faut dress­er pour chaque nou­veau type de pièce une nou­velle sorte de scène et d’auditorium. Nous décou­vrirons de nou­veaux théâtres, car chaque type de drame réclame un type spé­cial de lieu scénique » (1922).
L’efficacité de l’espace total

En con­ce­vant en 1927 le pro­jet d’un Total The­ater pour répon­dre aux aspi­ra­tions de mise en scène de Pis­ca­tor, Gropius fait de cette archi­tec­ture un instru­ment : « Mon Théâtre syn­thé­tique (…) per­met à chaque met­teur en scène, grâce à des dis­posi­tifs appro­priés, de jouer à l’intérieur d’une même représen­ta­tion sur la scène à l’italienne ou sur le proscéni­um ou encore sur l’arène cir­cu­laire, voir simul­tané­ment sur ces trois scènes. (…). Le but de ce théâtre n’est donc pas d’accumuler matérielle­ment des dis­posi­tifs et des trucs tech­niques raf­finés, mais des moyens en vue d’obtenir que le spec­ta­teur soit entraîné au cen­tre de l’action scénique, qu’il ne fasse plus qu’un avec l’espace où l’action se déroule. (…) Au reste, l’architecture d’un théâtre a pour mis­sion de ren­dre l’instrument théâ­tral aus­si imper­son­nel, aus­si sou­ple et trans­formable que pos­si­ble. (…) C’est une grande machine spa­tiale ». Cette con­cep­tion se donne les mêmes objec­tifs que l’espace vide : sou­p­lesse, flex­i­bil­ité, lib­erté. Mais, ici, la référence à une machine spa­tiale est cen­trale et la tech­nique toute puis­sante : c’est le règne de la fonc­tion­nal­ité effi­cace. Cette idée implique la neu­tral­ité de l’espace de base. La mal­léa­bil­ité est assurée par un ensem­ble de dis­posi­tifs appro­priés. « Total » sig­ni­fie le cumul dans un même espace de tous les rap­ports scène-salle con­nus par le théâtre dans son his­toire, tout en per­me­t­tant d’inventer de nou­veaux rap­ports spa­ti­aux. « Total » sig­ni­fie aus­si la syn­thèse des arts par le truche­ment de tous les moyens tech­niques : plateaux mobiles, lumière, son, image pro­jetée.

La poésie de l’espace brut

C’est Kan­tor qui définit le mieux cette aspi­ra­tion qui se défie des théâtres insti­tués et priv­ilégie les théâtres impro­visés : « Le meilleur endroit pour mon théâtre, c’était une blan­chisserie en Pologne… et une gare, avec de vieux trains. Nous avons joué aus­si sur un glac­i­er en Yougoslavie, et dans les salons du Palais de Tito (…), puis dans un casi­no, et même sur une plage. (…). Je cherche des lieux qui ne soient pas des­tinés au théâtre. Le théâtre est le dernier endroit où l’on peut jouer un spec­ta­cle ! Alors, il nous faut trou­ver un lieu qui soit lié à la vie. » Pau­vreté, hasard, for­tune, oppor­tu­nité, tels sont les qual­i­fi­cat­ifs qui s’attachent à cette démarche : le lieu est récupéré, recy­clé, détourné, investi. Il est déjà là. À cer­tains égards, cette démarche relève de Mar­cel Duchamp avec le ready made. L’espace brut ren­voie lui aus­si à l’objectif de la disponi­bil­ité, d’une lib­erté offerte. Mais cette disponi­bil­ité n’est pas sans con­trainte. Et l’espace brut est aux antipodes de la neu­tral­ité : il a une per­son­nal­ité. Dans cette con­cep­tion, l’homme de théâtre devient un Bernard l’Ermite qui vient occu­per des coquilles désertées. Ici, le lieu trou­vé – l’espace per­du dont par­le Claude Régy – peut offrir l’indéfinition d’un espace désaf­fec­té tout en racon­tant lui-même une his­toire. Cette quête d’un « vrai lieu » (Chéreau), han­té par ce qui l’a habité, con­stitue un des pôles d’oscillation spa­tiale du théâtre entre abri et édi­fice. Antoine Vitez a défi­ni ces oscil­la­tions que con­naît le théâtre dans sa stratégie d’occupation de l’espace : le théâtre « peut être encaserné (…), ou cam­pé, à l’improviste, dans une grange, une car­toucherie (…) sans oubli­er les lieux pro­pre­ment fonc­tion­nels, par­faits out­ils tech­niques, con­fi­nant à l’univers usinier»(1978), met­tant en évi­dence la ten­ta­tion du lieu banal et investi, en rai­son de l’espace disponible qu’il offre, mais aus­si de la mémoire qu’il recèle et de l’imaginaire qu’il per­met de dévelop­per. Ces con­cepts se sont traduits au cours du XXe siè­cle par les mod­èles suiv­ants qui parsè­ment les villes con­tem- poraines à Paris comme à Nantes pour en com­pos­er le vis­age mul­ti­ple, par­fois de façon inat­ten­due.

Le théâtre his­torique ou théâtre dit à l’italienne et son devenir

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Marcel Freydefont
Marcel Freydefont est scénographe et maîtreassistant en Histoire et culture architecturale à l’École nationale supérieure...Plus d'info
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