Krzysztof Warlikowski me semble incarner aujourd’hui le théâtre d’art à son comble. Le théâtre d’art dans son acception la plus noble, car chez lui l’art ne se replie pas sur lui-même, n’a rien de « parfait » avec tout ce que cela implique comme retrait du moi, comme culte de l’expression aux dépens de l’expérience. Théâtre d’art chargé, tendu comme un arc, lourd de vie ! Malgré cette forte implication, nous sommes nombreux à être séduits par « l’art » qui s’impose sur le plateau, art généralisé, sans faille ni déchet. Les espaces et les acteurs communiquent avec une précision musicale, toujours sur fond de pudeur économe et d’aveux soigneusement distillés. II n’y a chez lui ni culte de l’art dans son acception narcissique, ni rejet de l’art au nom d’une suspicion trop souvent réitérée. Je regarde cette scène comme une œuvre d’art contemporaine. Je regarde ce théâtre et, comme Hamlet, j’ai l’impression qu’il tend le miroir où se reflète ma propre difficulté d’être dans le monde. Théâtre dans lequel je me reconnais, moi et, tout autant, mes amis plus jeunes. Le théâtre de Warlikowski est le théâtre de l’inquiétude… Un théâtre ayant au cœur le déchirement de l’être. Un théâtre lucide et intransigeant !
C’est en fréquentant le théâtre de Warlikowski que j’ai fini par l’assimiler à l’expression la plus juste des troubles qui sont les nôtres, qui nous traversent et nous habitent. Mais en même temps, c’est son mérite, il ne s’agit point d’un théâtre strictement autobiographique, ni, non plus, d’un théâtre pensé comme étant strictement générationnel. La scène s’érige, chez lui, en lieu propice à l’être dynamité, lieu de la rupture et de la blessure actuelles. Ces aveux se formulent sur fond de grande perfection formelle sans que cela n’affecte jamais l’intensité des questionnements. Alliance subtile qui procure l’impression que Krzysztof Warlikowski est parvenu au théâtre d’art accompli. Qu’il en propose sa variante moderne, réinventée et réanimée. Un théâtre d’art où la forme contrôle l’intensité de l’expérience, un théâtre d’art où l’expérience ne fait pas défaut. Il les réunit. Et c’est ce qui éblouit le spectateur que je suis. Ce sentiment s’empara de moi, surtout lors de Fin que je regardais, à Paris, du haut du balcon de l’Odéon. Les lumières éblouissaient par leur justesse, les images intervenaient avec une pertinence toute particulière, l’espace de Matgorzata Szczeéniak servait de parfait appui au spectacle. Sur le plateau, je me réjouissais de retrouver une sorte de liberté élisabéthaine qui permettait à des corps élégants de côtoyer des corps assumés comme hors-normes, de regarder le physique de l’homme dans toute sa complexité. De suivre les vidéos réalisées par Denis Guéguin comme des partenaires en acte. Le théâtre d’art, un théâtre d’art aujourd’hui, m’a semblé alors retrouver son expression la plus raffinée et la plus. directe. Et pourtant, de cette expérience se dégageait un appel, une panique. Lesquels?La question m’a longtemps poursuivi. Toujours sans solution, elle a mûri pourtant. Je devais trouver une réponse, mais je n’y parvenais pas. Elle m’est apparue un jour, longtemps après. car la dimension interrogative de cette expérience ne m’abandonnait pas.
Avec un autre jeune metteur en scène roumain, Felix Alexa, Warlikowski a été retenu, au début des années quatre-vingt-dix, par Peter Brook pour l’accompagner après un premier stage à Vienne. Il a vécu longtemps dans son intimité, ilen est devenu un ami proche, sans que pour autant son théâtre, me semble-t-il, porte la marque de cette rencontre. Brook l’a invité avec Dibbouk aux Bouffes du Nord et lui, qui se déplace rarement, s’est rendu à l’Opéra Bastille pour voir L’Affaire Makropoulos, spectacle unique ! Leur dialogue se poursuit malgré la différence ! Rien n’indique dans le théâtre de Warlikowski une quelconque parenté avec l’œuvre de Brook.

Et, pourtant, aujourd’hui quelque chose de profond, je pense, les rapproche et le parcours de Warlikowski renvoie à un dilemme essentiel de Brook. Le parcours de Brook n’a rien d’homogène, il a alterné les registres, le théâtre et le cinéma, mais il y a surtout la grande séparation de la Royal Shakespeare Company et le départ pour Paris. Un soir, je me suis souvenu de l’inoubliable Songe d’une nuit d’été où Brook parvenait au sommet de son art de metteur en scène. Théâtre ludique, rêve nocturne enfermé dans la boîte blanche des sortilèges inspirés du cirque et de l’Opéra de Pékin, œuvre d’un artiste qui mettait en jeu tous ses moyens et les réunissait avec un bonheur inégalé. Le bonheur du théâtre qui procurait le bonheur d’être au théâtre. Avec Le Songe, Brook fit ses adieux à la Royal Shakespeare Company pour, ensuite, engager un nouveau cycle, une régénération, une aventure autre. Et alors, à l’âge de Warlikowski aujourd’hui, il murmura les vers de Dante : « je suis à la mi-vie et dans la forêt obscure j’ai perdu mon chemin ». À la mi-vie, il a osé tout remettre en cause et de metteur en scène de théâtre, il devint penseur du théâtre. Aux Bouffes du Nord et par le monde, Brook, après avoir touché la perfection du Songe, engagea sa grande quête. Longtemps après Fin, je me suis interrogé car avec ce spectacle le théâtre de Warlikowski s’accomplit et, en même temps, semble ouvrir sur une quête nouvelle, chercher un autre horizon. Serait-ce l’équivalent du Songe de Brook, le début d’un nouveau cycle, l’amorce d’un adieu ? N’est-il pas, comme le Brook des années soixante, arrivé à une sorte de perfection personnelle qui appelle peut-être le dépassement, l’engagement d’un autre cycle ou, sinon, le retour au texte dans sa structure et sa matière dont ilsait plus que quiconque faire ressortir la dimension cachée ? Fin ce n’est pas « fin » — c’est une transition, un entre-deux qui appelle une réponse. Entre Brook à « la mi-vie » et Warlikowski, au même stade du parcours, la parenté de la situation est flagrante. Sans préjuger de la solution adoptée, au croisement des chemins, Warlikowski ne peut plus avancer sans se confronter à la radicalité de la question brookienne et, forcément, choisir : rester dans le théâtre ou aller au-delà du théâtre…
Quel chemin prendre « à la mi-vie au cœur de la forêt obscure » ?