À la mi-vie, « au cœur de la forêt obscure »
Non classé

À la mi-vie, « au cœur de la forêt obscure »

Le 27 Oct 2011
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 110-111 - Krzysztof Warlikowski - Fuir le théâtre
110 – 111
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

Krzysztof War­likows­ki me sem­ble incar­n­er aujour­d’hui le théâtre d’art à son comble. Le théâtre d’art dans son accep­tion la plus noble, car chez lui l’art ne se replie pas sur lui-même, n’a rien de « par­fait » avec tout ce que cela implique comme retrait du moi, comme culte de l’ex­pres­sion aux dépens de l’ex­péri­ence. Théâtre d’art chargé, ten­du comme un arc, lourd de vie ! Mal­gré cette forte impli­ca­tion, nous sommes nom­breux à être séduits par « l’art » qui s’im­pose sur le plateau, art général­isé, sans faille ni déchet. Les espaces et les acteurs com­mu­niquent avec une pré­ci­sion musi­cale, tou­jours sur fond de pudeur économe et d’aveux soigneuse­ment dis­til­lés. II n’y a chez lui ni culte de l’art dans son accep­tion nar­cis­sique, ni rejet de l’art au nom d’une sus­pi­cion trop sou­vent réitérée. Je regarde cette scène comme une œuvre d’art con­tem­po­raine. Je regarde ce théâtre et, comme Ham­let, j’ai l’im­pres­sion qu’il tend le miroir où se reflète ma pro­pre dif­fi­culté d’être dans le monde. Théâtre dans lequel je me recon­nais, moi et, tout autant, mes amis plus jeunes. Le théâtre de War­likows­ki est le théâtre de l’in­quié­tude… Un théâtre ayant au cœur le déchire­ment de l’être. Un théâtre lucide et intran­sigeant !

C’est en fréquen­tant le théâtre de War­likows­ki que j’ai fini par l’assimiler à l’ex­pres­sion la plus juste des trou­bles qui sont les nôtres, qui nous tra­versent et nous habitent. Mais en même temps, c’est son mérite, il ne s’ag­it point d’un théâtre stricte­ment auto­bi­ographique, ni, non plus, d’un théâtre pen­sé comme étant stricte­ment généra­tionnel. La scène s’érige, chez lui, en lieu prop­ice à l’être dyna­mité, lieu de la rup­ture et de la blessure actuelles. Ces aveux se for­mu­lent sur fond de grande per­fec­tion formelle sans que cela n’af­fecte jamais l’in­ten­sité des ques­tion­nements. Alliance sub­tile qui pro­cure l’im­pres­sion que Krzysztof War­likows­ki est par­venu au théâtre d’art accom­pli. Qu’il en pro­pose sa vari­ante mod­erne, réin­ven­tée et réan­imée. Un théâtre d’art où la forme con­trôle l’in­ten­sité de l’ex­péri­ence, un théâtre d’art où l’ex­péri­ence ne fait pas défaut. Il les réu­nit. Et c’est ce qui éblouit le spec­ta­teur que je suis. Ce sen­ti­ment s’empara de moi, surtout lors de Fin que je regar­dais, à Paris, du haut du bal­con de l’Odéon. Les lumières éblouis­saient par leur justesse, les images inter­ve­naient avec une per­ti­nence toute par­ti­c­ulière, l’e­space de Mat­gorza­ta Szczeé­ni­ak ser­vait de par­fait appui au spec­ta­cle. Sur le plateau, je me réjouis­sais de retrou­ver une sorte de lib­erté élis­abéthaine qui per­me­t­tait à des corps élé­gants de côtoy­er des corps assumés comme hors-normes, de regarder le physique de l’homme dans toute sa com­plex­ité. De suiv­re les vidéos réal­isées par Denis Guéguin comme des parte­naires en acte. Le théâtre d’art, un théâtre d’art aujour­d’hui, m’a sem­blé alors retrou­ver son expres­sion la plus raf­finée et la plus. directe. Et pour­tant, de cette expéri­ence se dégageait un appel, une panique. Lesquels?La ques­tion m’a longtemps pour­suivi. Tou­jours sans solu­tion, elle a mûri pour­tant. Je devais trou­ver une réponse, mais je n’y par­ve­nais pas. Elle m’est apparue un jour, longtemps après. car la dimen­sion inter­rog­a­tive de cette expéri­ence ne m’a­ban­don­nait pas.

Avec un autre jeune met­teur en scène roumain, Felix Alexa, War­likows­ki a été retenu, au début des années qua­tre-vingt-dix, par Peter Brook pour l’ac­com­pa­g­n­er après un pre­mier stage à Vienne. Il a vécu longtemps dans son intim­ité, ilen est devenu un ami proche, sans que pour autant son théâtre, me sem­ble-t-il, porte la mar­que de cette ren­con­tre. Brook l’a invité avec Dib­bouk aux Bouffes du Nord et lui, qui se déplace rarement, s’est ren­du à l’Opéra Bastille pour voir L’Affaire Makropou­los, spec­ta­cle unique ! Leur dia­logue se pour­suit mal­gré la dif­férence ! Rien n’indique dans le théâtre de War­likows­ki une quel­conque par­en­té avec l’œu­vre de Brook.

Magdalena Cielecka et Łukasz Jóźków (caméraman et régisseur de plateau) dans La Fin d'après Franz Kafka, Bernard-Marie Koltès, J. M. Coetzee. Nowy Teatr, Varsovie, 2010. Photo Magda Hueckel.
Mag­dale­na Cielec­ka et Łukasz Jóźków (caméra­man et régis­seur de plateau) dans La Fin d’après Franz Kaf­ka, Bernard-Marie Koltès, J. M. Coet­zee. Nowy Teatr, Varso­vie, 2010. Pho­to Mag­da Hueck­el.

Et, pour­tant, aujour­d’hui quelque chose de pro­fond, je pense, les rap­proche et le par­cours de War­likows­ki ren­voie à un dilemme essen­tiel de Brook. Le par­cours de Brook n’a rien d’ho­mogène, il a alterné les reg­istres, le théâtre et le ciné­ma, mais il y a surtout la grande sépa­ra­tion de la Roy­al Shake­speare Com­pa­ny et le départ pour Paris. Un soir, je me suis sou­venu de l’i­nou­bli­able Songe d’une nuit d’été où Brook par­ve­nait au som­met de son art de met­teur en scène. Théâtre ludique, rêve noc­turne enfer­mé dans la boîte blanche des sor­tilèges inspirés du cirque et de l’Opéra de Pékin, œuvre d’un artiste qui met­tait en jeu tous ses moyens et les réu­nis­sait avec un bon­heur iné­galé. Le bon­heur du théâtre qui procu­rait le bon­heur d’être au théâtre. Avec Le Songe, Brook fit ses adieux à la Roy­al Shake­speare Com­pa­ny pour, ensuite, engager un nou­veau cycle, une régénéra­tion, une aven­ture autre. Et alors, à l’âge de War­likows­ki aujour­d’hui, il mur­mu­ra les vers de Dante : « je suis à la mi-vie et dans la forêt obscure j’ai per­du mon chemin ». À la mi-vie, il a osé tout remet­tre en cause et de met­teur en scène de théâtre, il devint penseur du théâtre. Aux Bouffes du Nord et par le monde, Brook, après avoir touché la per­fec­tion du Songe, engagea sa grande quête. Longtemps après Fin, je me suis inter­rogé car avec ce spec­ta­cle le théâtre de War­likows­ki s’ac­com­plit et, en même temps, sem­ble ouvrir sur une quête nou­velle, chercher un autre hori­zon. Serait-ce l’équiv­a­lent du Songe de Brook, le début d’un nou­veau cycle, l’amorce d’un adieu ? N’est-il pas, comme le Brook des années soix­ante, arrivé à une sorte de per­fec­tion per­son­nelle qui appelle peut-être le dépasse­ment, l’en­gage­ment d’un autre cycle ou, sinon, le retour au texte dans sa struc­ture et sa matière dont ilsait plus que quiconque faire ressor­tir la dimen­sion cachée ? Fin ce n’est pas « fin » — c’est une tran­si­tion, un entre-deux qui appelle une réponse. Entre Brook à « la mi-vie » et War­likows­ki, au même stade du par­cours, la par­en­té de la sit­u­a­tion est fla­grante. Sans préjuger de la solu­tion adop­tée, au croise­ment des chemins, War­likows­ki ne peut plus avancer sans se con­fron­ter à la rad­i­cal­ité de la ques­tion brook­i­enne et, for­cé­ment, choisir : rester dans le théâtre ou aller au-delà du théâtre…

Quel chemin pren­dre « à la mi-vie au cœur de la forêt obscure » ?

Non classé
2
Partager
Portrait de George Banu
Écrit par Georges Banu
Écrivain, essay­iste et uni­ver­si­taire, Georges Banu a pub­lié de nom­breux ouvrages sur le théâtre, dont récemment La porte...Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous aimez nous lire ?

Aidez-nous à continuer l’aventure.

Votre soutien nous permet de poursuivre notre mission : financer nos auteur·ices, numériser nos archives, développer notre plateforme et maintenir notre indépendance éditoriale.
Chaque don compte pour faire vivre cette passion commune du théâtre.
Nous soutenir
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Couverture du numéro 110-111 - Krzysztof Warlikowski - Fuir le théâtre
#110 – 111
mai 2025

Krzysztof Warlikowski, Fuir le théâtre

29 Oct 2011 — Au XIXe siècle on croyait encore que l'Histoire résultait des actions des rois, des généraux et des hommes d'État, expliquées…

Au XIXe siè­cle on croy­ait encore que l’His­toire résul­tait des actions des rois, des généraux et des hommes…

Par Krystyna Duniec
Précédent
26 Oct 2011 — L'éternel féminin Goethe parlait déjà de l'«éternel féminin». Chez lui c'est Hélène de Troie qui l'incarna, la femme d'une indépassable…

L’éter­nel féminin Goethe par­lait déjà de l’«éternel féminin ». Chez lui c’est Hélène de Troie qui l’in­car­na, la femme d’une indé­pass­able beauté qui se trou­ve à l’o­rig­ine du plus célèbre con­flit qui mobil­isa guer­ri­ers de renom,…

Par Georges Banu
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total