Krzysztof Warilowski, écrivain de plateau

Krzysztof Warilowski, écrivain de plateau

Entretien avec Krzysztof Warlikowski

Le 31 Oct 2011
Jacek Poniedziatłek et Magdalena Cielecka dans Hamlet de William Shakespeare. Teatr Rozmaitości, Varsovie, 1999. Photo Stefan Okotowicz.
Jacek Poniedziałek et Magdalena Cielecka dans Hamlet de William Shakespeare. Teatr Rozmaitości, Varsovie, 1999. Photo Stefan Okotowicz.

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Jacek Poniedziatłek et Magdalena Cielecka dans Hamlet de William Shakespeare. Teatr Rozmaitości, Varsovie, 1999. Photo Stefan Okotowicz.
Jacek Poniedziałek et Magdalena Cielecka dans Hamlet de William Shakespeare. Teatr Rozmaitości, Varsovie, 1999. Photo Stefan Okotowicz.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 110-111 - Krzysztof Warlikowski - Fuir le théâtre
110 – 111
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Bernard Debroux : Le grand écrivain argentin Ernesto Saba­to, qui est mort il y a quelques jours, dis­ait que toute œuvre est une auto­bi­ogra­phie, qu’un arbre de Van Gogh est le por­trait de son âme. Partages-tu cette con­cep­tion de l’œu­vre d’art ?

Krzysztof War­likows­ki : La ques­tion de l’au­to­bi­ogra­phie est une ques­tion de temps. Au début on ne se rend pas compte à quel point ce que l’on fait est auto­bi­ographique. Avec le temps, cette réflex­ion vient oblig­a­toire­ment.

On ne peut pas y échap­per. Je crois qu’il y a une pre­mière péri­ode de mat­u­ra­tion d’un artiste où il est plutôt en lutte con­tre la société. C’est la pre­mière ren­con­tre artis­tique et humaine. Il ne se rend pas encore compte qu’il s’ag­it de lui-même, qu’il va de plus en plus vers lui-même. Les pre­mières obses­sions d’un artiste sont proches de lui, sans qu’il sache encore où ilveut en venir. Ensuite vient l’âge de révolte de chaque artiste envers la société, son engage­ment dans les prob­lé­ma­tiques du réel. Puis la révolte passe et il passe à un autre niveau, où la réflex­ion com­mence à être dif­fi­cile. Quand la réflex­ion se met en place, le théâtre se fait plus dif­fi­cile­ment.

Georges Banu : C’est la grande réflex­ion inspirée par Kan­tor. Il est devenu auto­bi­ographique en soix­ante ans. Il a tout d’un coup accédé à l’au­to­bi­ogra­phie après être passé par la lutte con­tre les dogmes de l’esthé­tique offi­cielle. On n’est, en effet, pas auto­bi­ographique au début.

K. W.: Ça revient de plus en plus, parce que la réflex­ion générale est de plus en plus forte. Indépen­dam­ment du con­texte, puisque moi, j’ai été très imprégné par le con­texte polon­ais. Tout œuvre prove­nait de là. Avec le temps, cette source d’in­spi­ra­tion se tar­it. Il y a vingt ans, les change­ments du monde extérieur étaient telle­ment forts qu’on devait s’y con­fron­ter. Aujour­d’hui ça s’en­dort. Il n’y a que l’artiste qui reste éveil­lé.

Et la réflex­ion se généralise aus­si. C’est pour cela que je vais vers des auteurs comme Coet­zee, qui me nour­ris­sent. Ce n’est plus la réal­ité polon­aise qui m’in­spire.

G. B.: Ton change­ment récent par rap­port aux textes, ton inter­ven­tion plus rad­i­cale, est-ce que ça cor­re­spond à un dépasse­ment du stade de met­teur en scène d’un texte pour trans­former le matéri­au textuel en un matéri­au de réflex­ion per­son­nelle ?

K. W.: Cela cor­re­spond aus­si à mon expéri­ence humaine. Quand j’ai com­mencé à faire de l’art, la ques­tion de trou­ver un équili­bre entre l’art et la vie s’est posée. Et la vie finit par t’abîmer.…..

B. D.: Il y a peu ou pas de met­teurs en scène de ta généra­tion qui ait autant tra­vail­lé Shake­speare. Au début, tu fai­sais presque un Shake­speare par an. Or tu viens de dire qu’au départ l’artiste est en révolte con­tre la société. D’où vient donc cette envie ou ce besoin de mon­ter du Shake­speare ?

K. W.: C’é­tait facile à l’époque de tra­vailler Shake­speare ; le théâtre nation­al pou­vait le présen­ter. Dans la cave où j’é­tais à Varso­vie, une toute petite pièce, où j’ai mon­té

Ham­let, ce n’é­tait pas un Ham­let qui aurait pu être présen­té au Nation­al, parce que les acteurs par­laient mal, ils n’avaient pas le look qu’on pou­vait atten­dre d’une reine ou de Ham­let. La vie en Pologne n’avait rien à voir avec la vie cul­turelle et le lan­gage cul­turel. J’aimais tra­vailler Shake­speare, un auteur mon­té au théâtre nation­al, avec une dis­tri­b­u­tion qui con­tes­tait com­plète­ment ce théâtre. Il fal­lait ramen­er la langue de Shake­speare à la rue ! Pour qu’il n’y ait plus cette dichotomie entre la vie et le théâtre, parce que le théâtre a depuis longtemps oublié la vie. Il y a des men­di­ants dans la rue qui te médis­ent et t’in­sul­tent parce que tu ne réagis pas, et à côté de cela des grands acteurs avec leur polon­ais impec­ca­ble qui ignorent cette réal­ité. J’ai pu compter sur Shake­speare comme maître. Je me dis­ais que puisque mon parte­naire était bon, je pou­vais aller loin ! J’ai eu des expéri­ences au début où je pre­nais un auteur et, arrivé au milieu des répéti­tions, je me rendais compte qu’il n’y avait rien der­rière. Mais c’é­tait trop tard bien sou­vent, et je devais y aller quand même. Que je sauve en quelque sorte l’œu­vre en y trou­vant une pro­fondeur qui n’y est pas. Avec Shake­speare c’est le con­traire. On a déjà exploité toute sa pro­fondeur. Par la suite j’ai ressen­ti une cer­taine famil­iar­ité avec lui. J’ai des théories sur sa vie, com­ment il était, d’où son art lui venait. Je savais mieux traduire les con­ven­tions de son époque que celles de la nôtre. J’ai essayé de dire des choses fortes en sup­p­ri­mant les con­ven­tions qu’il était obligé de respecter. Je suis resté quand même loin des grands titres, pen­dant longtemps : La Mégère apprivoisée, ou Le Marc­hand de Venise. C’é­taient des textes moins con­nus. J’ai mon­té Ham­let, bien sûr, et Le Songe d’une nuit d’été, mais je préférais les titres moins con­nus.

G.B.: Dans ton nou­veau pro­jet, Les Con­tes africains, trois textes sont réu­nis : Oth­el­lo, Le Marc­hand de Venise et Le Roi Lear. Ils par­lent tous trois de mar­gin­al­ité.

K.W.: Il s’ag­it surtout de trois per­son­nages, Oth­el­lo, Shy­lock et Lear, joué par un seul comé­di­en et d’un homme qui tra­verse une crise, qui reflète en fait ma crise de la cinquan­taine. Mais je traite ces per­son­nages avec une grande lib­erté. Oth­el­lo et Le Marc­hand de Venise sont les pièces les plus poli­tiques jamais écrites, avec La Mégère apprivoisée, qui est très fémin­iste et très engagée aus­si. On ne sait tou­jours pas aujour­d’hui siLe Marc­hand est une pièce anti­sémite ou pas.

J’es­saie d’y met­tre ce que moi j’y retrou­ve : l’am­biva­lence du per­son­nage juif, du per­son­nage noir et du vieux, surtout. Parce qu’on n’en veut plus aujour­d’hui, des vieux. Cette société n’en veut pas. J’ai vécu cela en Israël, alors que j’é­tais jeune met­teur en scène, je suis allé enseign­er à l’é­cole de théâtre là-bas. J’é­tais même plus jeune que mes étu­di­ants ou en tout cas j’avais l’air plus jeune. Bizarrement, là-bas, alors que les liens famil­i­aux sont très forts, les vieux sont com­plète­ment mis à part. Le ven­dre­di, par exem­ple, tu vois la place prin­ci­pale de Tel-Aviv emplie de tous ceux qui ont survécu à l’Holo­causte et les jeunes qui ont une vie com­plète­ment dif­férente.

G.B.: Com­ment tra­vailles-tu sur les textes ? Tu as demandé à Waj­di Mouawad d’in­ter­venir. Com­ment s’est com­posée la struc­ture de la pièce ?

K.W.: La struc­ture est tou­jours en cours. J’ai pen­sé au départ à la mar­gin­al­ité, à cette exclu­sion de la part de la société, puis ça s’est ampli­fié en un dis­cours plus général et plus humain. Sans vouloir faire un man­i­feste du racisme ou de l’an­tisémitisme. Waj­di a écrit les textes des trois femmes : Cor­nelia pour Lear, Des­dé­mone pour Oth­el­lo et Por­tia pour Shy­lock, qui est un peu en même temps la fig­ure de Jes­si­ca. Dans la pre­mière par­tie, je voulais mon­tr­er les hommes qui sont enfer­més dans un rôle que la société leur impose : être roi, chef, mari, homme, héros, etc. Dans la deux­ième par­tie, j’ex­plore les facettes de l’homme chez Shake­speare : l’esclave de son rôle social, avec beau­coup de dis­cours de femmes. Dans le livre de Coet­zee, L’été de la vie, il se présente en mort. Un biographe anglais écrit un livre sur lui mais sous forme de comptes-ren­dus de femmes qui ont été ses maîtress­es et d’un homme qui a été son amant.
Son biographe se déplace au Brésil, en Amérique du Sud, en Afrique du Sud, en France, il suit toutes ses femmes, qui igno­raient qu’il s’agis­sait d’un écrivain qui, de plus, avait eu le prix Nobel. Elles racon­tent des choses du temps où il était jeune, soit quar­ante ans aupar­a­vant, sur l’im­pos­si­bil­ité de l’amour, com­ment il était esclave de lui-même, qu’il ne com­pre­nait rien au sexe, de ses fan­tasmes, notam­ment sur la musique de Bach… Ce qui m’a intéressé c’est juste­ment cette folie d’Othel­lo, de Shy­lock et de Lear qui tombent dans leurs pro­pres pièges. Et ça se ter­mine avec Cor­nelia et Lear aujour­d’hui. Lear est passé par un moment de folie mais il n’est pas fou. Ilse retrou­ve à l’hôpi­tal où il est en train de mourir d’un can­cer de la gorge et ne peut plus par­ler. À la pre­mière scène, le mono­logue écrit par Wai­j­di, la femme demande à être aimée. C’est dans cette prison qui représente la société pour les hommes. Le dis­cours des femmes mon­tre la folie, la perdi­tion, la vic­tim­i­sa­tion des hommes par eux-mêmes…

B.D.: Dans le livre d’en­tre­tiens que tu as fait avec Piotr et auquel Georges a col­laboré, tu évo­ques plusieurs fois la con­ven­tion du théâtre, puisque le théâtre est un art de la con­ven­tion. Tu dis que Shake­speare par­le dans ses pièces de choses qui n’ont finale­ment pas beau­coup changé au cours des siè­cles. Il utilise des masques alors que toi, au con­traire, tu voudrais faire tomber ces masques et retourn­er le fer dans la plaie.

K.W.: On ne peut bien sûr pas reprocher à Shake­speare d’écrire de cette manière. Si on voit un texte de théâtre d’au­jour­d’hui, avec la didas­calie qui dit quelque chose du genre « la cui­sine donne sur…», on n’a même pas envie de le lire. À l’autre extrémité, dans les textes de Sarah Kane, par exem­ple, il y a des didas­calies qui dis­ent « les rats man­gent les mem­bres des per­son­nages mutilés ». Entre les deux, je préfère bien sûr met­tre en scène les didas­calies de Sarah Kane. On voit dans Shake­speare cer­tains goûts de l’époque, cer­taines con­ven­tions aux­quelles on ne peut échap­per. J’ai cru, en élim­i­nant ou en réduisant ces con­ven­tions, pou­voir approcher l’essence du prob­lème. Par exem­ple, dans La Mégère apprivoisée, ily a trois tailleurs qui, sur une com­mande de Petru­chio, pré­par­ent un cos­tume humiliant pour Cather­ine. Petru­chio veut qu’ils fassent un vête­ment le plus moche pos­si­ble. J’ai trou­vé cette scène vrai­ment cru­elle, et pas drôle du tout. Moi, j’ai choisi trois trav­es­tis, qui doivent appren­dre à Cather­ine à être une femme.

Du coup, ça devient plus poli­tique puisque les trav­es­tis sont des hommes qui savent com­ment doit être habil­lée une vraie femme. C’é­tait plus per­vers et moins banal, je trou­ve, de chang­er ce point de vue. Dans le choix des per­son­nages, il n’y a que des mar­gin­aux. Le black, par exem­ple, dans toutes les mis­es en scènes que j’ai vues d’Othel­lo, provoque tou­jours la dis­cus­sion : faut-il défendre Shy­lock et com­ment, ou bien faut-il aller au bout de la haine, mon­tr­er qu’il veut vrai­ment tuer, la vengeance.

G.B.: Sel­l­ars l’avait trans­for­mé, c’é­tait un black qui jouait le Juif.

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Bernard Debroux
Co-écrit par Bernard Debroux
Fon­da­teur et mem­bre du comité de rédac­tion d’Al­ter­na­tives théâ­trales (directeur de pub­li­ca­tion de 1979 à 2015).Plus d'info
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Écrivain, essay­iste et uni­ver­si­taire, Georges Banu a pub­lié de nom­breux ouvrages sur le théâtre, dont récemment La porte...Plus d'info
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