Dorota Kowalkowska : Comment voyez-vous votre rôle dans le théâtre de Krzysztof Warlikowski, quelle dimension occupe l’espace individuel dans ce travail collectif ?
Andrzej Chyra : Je ne me suis jamais posé la question aussi directement. Disons, pour faire court, que l’individualité est très grande et qu’elle est exigée. Plus on s’impose dans ce monde organisé mieux c’est. La liberté est obligatoire, elle seule donne un certain espace. |faut réaliser son histoire, en dépit de la situation et en dépit de soi-même, il faut se décider à une certaine maturité.
D.K.: Cette co-création m’intéresse à plusieurs niveaux. Non seulement au niveau du rôle mais aussi pour les problèmes et les thèmes traités et les textes qui les accompagnent.
A.C.: La question du problème est essentielle, c’est elle qui décide de ce qui est vivant, de ce qui nous concerne. Au fond, je ne me souviens pas que nous ayons beaucoup parlé du problème ; c’est plus intuitif, ou un travail sur la compréhension générale des thèmes, sans formulation excessive. En réalité, ça se passe ainsi : il y a un texte, le problème est brièvement mentionné et nous ne revenons pas sur ces discussions. Elles mûrissent en nous, individuellement et collectivement, sur différents plans. Chacun d’entre nous se bâtit une histoire intérieure. J’entre fortement dedans, même si je n’ai pas grand-chose à y faire. Et, par la force des choses, j’y mets mon problème personnel et je le cultive. Cette rencontre avec soi-même est l’élément le plus précieux. Plus l’espace personnel que tu apportes est important, plus riche en sera le spectacle, tout comme toi-même. Dans ce théâtre, la liberté est potentiellement illimitée.
D.K.: Cela suggère que le travail sur soi-même est illimité. À quel résultat cela doit-il conduire ?
A.C.: Mais non, il est limité, mais en tant qu’acteur, on peut être un instrument qui recrée quelque chose et ici la recréation est une nécessité. Si on ne peut rien faire d’autre, on peut recréer ce que Krzysztof propose. Krzysztof est présent presque à chacun de ses spectacles et, à chaque fois, il y a des exercices — sur soi-même, sur le texte, sur un problème, ce n’est jamais fermé. Tout comme dans une revue de presse quotidienne apparaissent de nouveaux sujets, les changements et les nouveaux éléments se réactivent dans nos spectacles. Nous avons fait Les Bacchantes, puis a eu lieu l’attaque sur le World Trade Center et ça a commencé à résonner : l’arrivée d’Orient d’un méchant qui sème le désordre en Occident. Cette forte connotation est venue de Belgique où nous présentions le spectacle. De même avec (A)pollonia, que nous avons joué après l’accident du 10 avril 2010. Le spectacle touche une large sphère. Peut-être est-ce moins visible à l’extérieur que pour moi qui, intérieurement, vibre toujours. Je dois me permettre un tel jeu avec ce qui se passe dans l’actualité. Car le théâtre, même s’il est très abstrait, reste un art allusif, aussi les connotations doivent-elles surgir. Ilfaut être sans cesse contraint à cette activité intérieure.
D.K.: Vos propres compétences de metteur en scène vous aident-elles à diriger cette activité ?
A.C.: Je dois être, à chaque fois, mon propre metteur en scène. Je participe à quelque chose, j’écoute quelqu’un, mais c’est vraiment moi qui prends la décision et je dois m’y accoutumer. Évidemment, ici, je ne suis qu’un élément d’un organisme et je dois au final m’adapter ou me soumettre, mais de toute façon, à chaque fois, je me mets moi-même en scène. Je fais un double travail — en ce sens je suis pessimiste, car cette mise en scène personnelle est indispensable. Il y a des spectacles pour lesquels je sais que mon travail de mise en scène et le travail de mise en scène de Krzysztof sont inachevés. Je sens que nous ne sommes pas parvenus à une solution satisfaisante. C’est pour moi le cas de (A)pollonia. Je ressens à chaque fois une certaine tempête et je dois lutter.
D.K.: Cette lutte porte essentiellement sur quoi ?