Romantique ?

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Le 29 Oct 2011
Maciej Stuhr Maja Ostaszewska, Jacek Poniedziatek et Tomasz Tyndyk dans Angels in America d'après Tony Kushner. Teatr Rozmaitości, Varsovie, 2007. Photo Stefan Okołowicz.
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Maciej Stuhr Maja Ostaszewska, Jacek Poniedziatek et Tomasz Tyndyk dans Angels in America d'après Tony Kushner. Teatr Rozmaitości, Varsovie, 2007. Photo Stefan Okołowicz.
Maciej Stuhr Maja Ostaszewska, Jacek Poniedziatek et Tomasz Tyndyk dans Angels in America d'après Tony Kushner. Teatr Rozmaitości, Varsovie, 2007. Photo Stefan Okołowicz.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 110-111 - Krzysztof Warlikowski - Fuir le théâtre
110 – 111
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Au XIXe siè­cle on croy­ait encore que l’His­toire résul­tait des actions des rois, des généraux et des hommes d’É­tat, expliquées et inter­prétées par les his­to­riens et les artistes. Rien d’é­ton­nant donc, comme l’af­firme Frank Ankersmit1, que la con­cep­tion de l’His­toire comme con­séquence de l’in­flu­ence de divers­es forces sociales ou his­toriques — et non comme le résul­tat des actions indi­vidu­elles de dirigeants ou de politi­ciens quel­con­ques — a con­duit à réserv­er la notion de passé au passé col­lec­tif. Le par­a­digme roman­tique aidait cette col­lec­tiv­ité à con­stru­ire son iden­tité, à lut­ter pour la lib­erté de l’in­di­vidu et de la nation et à obtenir l’indépen­dance jusqu’au moment où, à la fin du XXe et au début du XXI : siè­cle, il en est devenu la pre­mière vic­time. « Nous sommes témoins d’un cru­el para­doxe, écrivait alors Maria Jan­ion. L’indépen­dance pour laque­lle le roman­tisme a con­tribué de manière notoire, en don­nant à l’art le droit de juger de la con­di­tion sociale, d’en­vis­ager prophé­tique­ment son avenir et de pren­dre le rôle de guide sur le chemin de la trans­gres­sion, détru­it main­tenant la base de son action. »2

Jusqu’en 1989, l’art en Pologne s’oc­cu­pait de répon­dre à la ques­tion exis­ten­tielle et col­lec­tive la plus impor­tante : « Com­ment obtenir la lib­erté ? » L’ac­qui­si­tion de l’indépen­dance a amené la néces­sité de répon­dre à « Com­ment obtenir la moder­nité ? ». Et la voie vers la moder­nité est passée par l’é­clate­ment de ce but unique qui avait pré­valu jusque-là, par la polar­i­sa­tion des idées et le plu­ral­isme des moti­va­tions, par l’in­sta­bil­ité axi­ologique. Ce fut l’hégé­monie du par­a­digme de masse au lieu du par­a­digme indi­vidu­el roman­tique. La lib­erté a, ain­si, mené à un change­ment de valeur dans la vie sociale, attaquée par le monde occi­den­tal de la frus­tra­tion et de la con­som­ma­tion. Dans le théâtre polon­ais, dont l’ex­cel­lence était mar­quée par les noms d’Andrzej Waj­da, Jerzy Grze­gorzews­ki, Jerzy Jaroc­ki ou Krys­t­ian Lupa, sont apparus des jeunes doués qui ont tiré la con­clu­sion de ces change­ments. Ils ont estimé que, dans ce con­texte de grands boule­verse­ments poli­tiques et soci­aux, de mod­i­fi­ca­tions pro­fondes dans le mode de vie tra­di­tion­nel, le théâtre devait chercher de nou­veaux moyens de par­ler du monde. Ils ont donc déclaré que le héros de leur théâtre serait l’homme actuel, empêtré essen­tielle­ment en lui-même, dans cette réal­ité con­fuse et dans sa douleur exis­ten­tielle.

Dans un monde où tout est per­mis, où l’art a cessé d’être la soupape de lib­erté, le théâtre est devenu la pro­jec­tion des réflex­ions d’artistes libres de puis­er dans n’im­porte quel texte, de le décon­stru­ire de toutes les manières pos­si­bles, de lui don­ner de nou­veaux sens. Ils pou­vaient con­tester les con­ven­tions théâ­trales et en détru­ire les canons, intro­duire de nou­velles tech­niques esthé­tiques et adopter les straté­gies de la cul­ture pop. En annonçant dans cette Pologne indépen­dante, la fin du par­a­digme roman­tique, Maria Jan­ion offrait en même temps aux cul­tures alter­na­tives la chance de pou­voir revenir à la con­cep­tion roman­tique du monde et, en dépas­sant ses stéréo­types, de repren­dre sa philoso­phie de l’ex­is­tence, d’as­sumer le risque d’ex­primer des idées con­tro­ver­sées et de définir de nou­veaux canons. Ce qui con­stitue l’acte fon­da­men­tal du roman­tisme. Le point de vue de Maria Jan­ion sem­ble être en accord avec celui d’Ankersmit qui annonçait une « pri­vati­sa­tion du passé » post­mod­erne con­tem­po­raine. Ankersmit, suiv­ant en cela les traces de Mau­rice Halb­wachs3 qui, dans son ouvrage Les Cadres soci­aux de la mémoire, affirme que ce qui est le plus indi­vidu­el et le plus privé reflète l’or­dre social et prou­ve que la mémoire en tant que clef de la con­science his­torique post­mod­erne est liée de manière indis­so­cia­ble à l’his­toire des men­tal­ités. Elle représente tout ce qui a été rejeté, oublié ou étouf­fé dans le passé de l’in­di­vidu. À la charnière du vingtième et du vingt- et-unième siè­cle, le théâtre qui décrit le monde par le par­a­digme du quo­ti­di­en et du privé, a cessé d’être une tri­bune poli­tique et a renon­cé à la caté­gorie du « nous » tout en révélant le « moi » sub­ver­sif du héros roman­tique ; héros imma­ture, inadap­té, en con­flit intérieur, à la sen­si­bil­ité exac­er­bée et en rup­ture avec le monde.

Dans l’art polon­ais, et surtout dans le ciné­ma depuis Les Amants de Marona d’Iz­abela Cywiñs­ka, en pas­sant par Katy d’An­drzej Waj­da, jusqu’à La petite Moscou de Walde­mar Krzys­tek et Le Jeu­di noir d’An­toni Krauze, nous pou­vons observ­er la créa­tion d’une his­toire con­tem­po­raine alternative:une his­toire exis­ten­tielle qui s’in­téresse au rap­port per­son­nel que l’in­di­vidu entre­tient avec le passé et la place qu’il s’y donne, mais qui s’oc­cupe aus­si de son genre et de sa sex­u­al­ité, de son déchire­ment entre la vie et la mort. Elle fait ain­si ressur­gir l’e­space des désirs et des peurs et com­pose l’im­age post­mod­erne du roman­tisme. Dans le théâtre con­tem­po­rain, bien que l’on ne manque pas de mis­es en scène d’œu­vres roman­tiques, le seul roman­tique post­mod­erne sem­ble être War­likows­ki. En mix­ant les sphères privées et publiques, il insère les prob­lèmes dans la cor­po­ral­ité qui définit les lim­ites de l’in­tim­ité humaine. Il polémique avec l’ethos de la vic­time à tra­vers l’his­toire, le sacré et le pro­fane, la reli­gion par un mes­sian­isme qui n’est pas nation­al mais exis­ten­tiel.

Lors de la répres­sion poli­cière arbi­traire et sans lim­ites de l’époque com­mu­niste, lorsque toute activ­ité publique était un com­pro­mis, l’in­tégrité des artistes de théâtre n’é­tait pos­si­ble que grâce à la méta­physique roman­tique. Aujour­d’hui, dans la Pologne indépen­dante, War­likows­ki par­le du monde de manière méta­physique et se défend devant l’asservisse­ment qu’ap­por­tent les pos­si­bil­ités de choix illim­itées. Il crée un théâtre qui réveille les âmes du passé et ravive la mémoire nationale. C’é­tait ain­si dans Le Dib­bouk, où il a con­fron­té l’his­toire du dib­bouk entré dans le corps de la fiancée racon­tée par An-ski et l’his­toire de Adam S, un améri­cain vis­ité par l’e­sprit de son frère, trahi et envoyé à la mort dans le ghet­to de Varso­vie. C’é­tait ain­si dans La Tem­pête, dans laque­lle ce ne sont pas des actri­ces mais de sim­ples femmes en cos­tumes pop­u­laires de la région de Eow­icz qui ont célébré à la place des déess­es, le rit­uel du mariage entre Fer­di­nand et Miran­da et les ont bénis en appor­tant sur la scène les tra­di­tion­nels sel, pain et vod­ka.

Se référ­er à la tra­di­tion per­met à War­likows­ki de con­stru­ire un théâtre dans lequel l’i­den­tité du per­son­nage scénique est inscrite dans une per­spec­tive éthique uni­verselle pro­pre au dis­cours roman­tique. Il a imposé aux héros de Angels in Amer­i­ca de Tony Kush­n­er trois com­porte­ments car­ac­téris­tiques des roman­tiques : héroïque (Pri­or lut­tant pour la vie des malades du SIDA), oppor­tuniste (Louis, ter­ri­fié et per­du qui aban­donne son amant) et rit­uel (l’Ange qui provoque letour­ment moral des héros). Les héros du spec­ta­cle représen­tent les mod­èles de com­porte­ment roman­tique : la vengeance (le juge intran­sigeant, Roy M. Cohn, qui a envoyé Ethel Rosen­berg à la chaise élec­trique), la com­pas­sion (Belize, l’in­fir­mi­er qui soigne les malades atteints du SIDA) et le par­don (Ethel Rosen­berg, Pri­or). De tous les Anges issus d’Eu­rope, d’Afrique, d’Océanie, d’Asie, d’Aus­tralie et de l’Antarc­tique présents dans le drame de Kush­n­er et impliqués dans divers proces­sus nar­rat­ifs — qui représen­tent plus des atti­tudes sociales déter­minées que des man­i­fes­ta­tions de la tran­scen­dance — il n’en est resté qu’un seul : l’Ange chré­tien, douloureux, déchu. Le met­teur en scène a, ain­si, com­posé le monde de la scène dans une con­cep­tion roman­tique de la réal­ité et de la reli­giosité. Pri­or accuse l’Ange et en même temps trem­ble devant lui, mais c’est juste­ment en l’af­frontant qu’il retrou­vera son iden­tité et c’est lui qui « s’ar­rêtera sur la route et l’at­ten­dra ». À la fin du spec­ta­cle tombent des paroles qui con­stituent l’an­nonce roman­tique d’un pro­jet d’avenir:«Les morts ne seront pas oubliés, ils con­tin­ueront à lut­ter avec les vivants. Nous ne dis­paraîtrons pas. Nous ne mour­rons plus en cachette. Le monde avance. Nous en serons des citoyens. Ilest grand temps. Le grand tra­vail com­mence. » Dans le monde mélo­dra­ma­tique de la scène, on par­le avec beau­coup de sérieux de la foi, de l’e­spoir, de l’amour, de la grâce, de la vérité, du par­don. Chaque grand roman­tique se noie dans les larmes et cela ne traduit pas oblig­a­toire­ment du sen­ti­men­tal­isme : Angels in Amer­i­ca ne manque pas non plus de san­glots.

Peu de gens prô­nent aujour­d’hui l’idée d’u­ni­ver­sal­isme, con­scients qu’ils sont de ses pièges et de ses dan­gers. Cer­tains sont des opposants déclarés à cette idée d’u­ni­ver­sal­isme. Ils ne veu­lent pas s’oc­cu­per de ce qui est répan­du et n’ac­cor­dent leur atten­tion qu’à ce qui est unique et par­ti­c­uli­er. Le théâtre social, comme, par exem­ple, celui de René Pollesch, ne suit aucune ligne nar­ra­tive, ni logique ni psy­chologique, et se base sur une trans­for­ma­tion de textes et d’es­sais soci­ologiques et anthro­pologiques, sur des frag­ments de débats poli­tiques, sur des dia­logues issus de feuil­letons télévisés que les acteurs cla­ment sur scène en cri­ant plus fort les uns que les autres dans des mono­logues infi­nis. Ce théâtre se réfère au par­a­digme de gauche des années de l’en­tre-deux-guer­res alors que celui de War­likows­ki, cen­tré sur les trans­for­ma­tions de l’âme, les dilemmes exis­ten­tiels et iden­ti­taires, sem­ble lié aux expéri­ences roman­tiques et mod­ernes. Les spec­ta­cles des jeunes met­teurs en scène d’au­jour­d’hui ne se préoc­cu­pent pas de spir­i­tu­al­ité brisée, de nos­tal­gie d’une iden­tité humaine sta­ble, bien qu’im­pos­si­ble, mais de la con­di­tion humaine dans une société à la com­mu­ni­ca­tion médi­a­tique schiz­o­phrénique, soumise aux lois du marché libre et à une poli­tique oppres­sive.

War­likows­ki con­stru­it un théâtre exis­ten­tiel, parabole de la représen­ta­tion métaphorique de la réal­ité, lieu de mémoire, miroir de l’his­toire et des expéri­ences humaines lim­i­naires. Il ne procède pas, comme c’est la mode aujour­d’hui, à la décon­struc­tion du théâtre comme médi­um. Ilcrée un théâtre, métaphore con­stante du monde s’échap­pant vers l’u­nivers ésotérique de l’imag­i­naire. On peut ris­quer l’af­fir­ma­tion que lorsque la jeune généra­tion des met­teurs en scène actuels lit Gior­gio Agam­ben — pour lequel la langue se trou­ve tou­jours en ten­sion avec le monde car les mots ne seront jamais com­plète­ment adéquats pour décrire la réal­ité à laque­lle ils se réfèrent — War­likows­ki, lui, lit Antho­ny Gid­dens qui se prononce pour un pro­jet d’i­den­tité indi­vidu­elle plas­tique. La majorité des créa­teurs con­tem­po­rains s’élève aujour­d’hui con­tre une matrice hétéro-nor­ma­tive de la représen­ta­tion théâ­trale mais, tan­dis que cer­tains se lim­i­tent au ques­tion­nement sur la sépa­ra­tion entre mas­culin et féminin avec l’idée que le genre appar­tient à la cul­ture et non à la biolo­gie et qu’il y en a autant que l’on peut en pro­duire, War­likows­ki, lui, s’in­téresse à l’amour roman­tique révo­lu­tion­naire. L’amour roman­tique cache, en effet, en lui ce poten­tiel roman­tique qui lie de manière indis­so­cia­ble l’aspi­ra­tion à la lib­erté, à l’é­panouisse­ment et à la spir­i­tu­al­ité. C’est pourquoi, con­traire­ment au théâtre post-dra­ma­tique
dans lequel l’ac­teur est, au fond, comme le dirait Pollesch « un cochon cap­i­tal­iste » util­isé par le met­teur en scène pour con­stru­ire son œuvre, dans le théâtre « roman­tique » de War­likows­ki, les acteurs con­stru­isent les per­son­nages scéniques avec toute l’échelle de leurs moti­va­tions psy­chologiques : ils en sont les coryphées spir­ituels. « On m’hu­mil­i­ait lorsque je char­mais et main­tenant que je ne le fais plus, on m’hu­m­i­lie tou­jours » dit, sur scène, l’héroïne de Rogaz­zo dell’Europa, racon­tant ses frus­tra­tions. Dans le théâtre de War­likows­ki les acteurs n’ont jamais per­du leurs « charmes ». Ils s’ap­puient sur la con­vic­tion roman­tique que l’ex­pres­sion sincère d’é­mo- tions authen­tiques pos­sède une telle puis­sance d’ac­tion qu’elle per­met aux spec­ta­teurs d’éprou­ver ces émo­tions.

War­likows­ki est l’ex­em­ple de l’émi­gré roman­tique. Il a quit­té, il y a longtemps, sa ville natale de Szceczin, cette ville sans âme et sans maître avec ses Ter­res Recou­vrées, ses Polon­ais, ses Juifs et ses Litu­aniens. Puis la ville de ses études, Cra­covie et son marasme, son provin­cial­isme et son manque de tolérance envers les opinons diver­gentes. Fasciné par les couleurs de la cul­ture en France, en Alle­magne ou en Hol­lande, il a émi­gré, lais­sant pour de nom­breuses années sa patrie. Il a ressen­ti à l’é­tranger le poids de la « polonité » et le car­ac­tère étranger de cet Occi­dent où les gens ne vont pas au théâtre pour trou­ver des répons­es aux grandes ques­tions du temps présent. En accord avec l’ethos de l’artiste roman­tique, il a dû se révolter et lut­ter con­tre les entrav­es et l’op­pres­sion des mœurs et con­tre la xéno­pho­bie. Et c’est cette ten­sion entre le par­tic­u­lar­isme local et l’universalisme, la tra­di­tion et le déracin­e­ment, le lieu et sa trans­gres­sion, le mythe et la forme sen­suelle du monde, si car­ac­téris­tique pour l’art roman­tique,
qui est dev­enue la mar­que con­stante de son théâtre.

Il sem­blerait donc que War­likows­ki ne soit pas un occi­den­tal prag­ma­tique mais un idéal­iste slave sur lequel la « ter­ri­ble slav­i­tude » imprime son empreinte. Dans tous ses spec­ta­cles, sur le mod­èle roman­tique, il revendique ce qui est caché, étouf­fé, rejeté à la marge. Il s’oc­cupe des prob­lèmes exis­ten­tiels de l’Autre qui se débat avec son des­tin, sa mémoire, ses com­plex­es, avec la mort, la folie et Dieu. « La créa­tion roman­tique et post roman­tique », écrit Maria Jan­ion, « est sans cesse con­sciente de l’é­tat douloureux de l’ou­bli ou de la mécon­nais­sance. Cet état se man­i­feste dans le trau­ma slave, le sen­ti­ment d’ap­par- tenir aux plus faibles, à ceux qui ont été per­sé­cutés, asservis, humil­iés, privés d’un héritage mys­térieux, injuste­ment oubliés et, soit repoussés, soit broyés par un proces­sus que l’on a appelé pro­grès »4. Ce trau­ma du rejet du plus faible est pré­cisé­ment le thème de Angels in Amer­i­ca, spec­ta­cle qui ne traite pas tant des gays de l’Amérique de Ronald Rea­gan, ni de la guerre de Séces­sion, ni de la dias­po­ra juive, ni de la per­e­stroï­ka, ni du fait qu’il est dif­fi­cile d’être à gauche, que du fait que seules les expéri­ences exis­ten­tielles déci­dent de ce que nous sommes, car il y a au monde autant de rai­son et de ratio­nal­ité que l’on pour­ra en impos­er par sa pro­pre expéri­ence. Dans Angels in Amer­i­ca, dans un monde où les plus hautes valeurs per­dent leur valeur, la mal­adie est la métaphore du change­ment du monde —c’est grâce à elle que l’homme devient capa­ble d’aimer, d’en­tre­pren­dre ce qui le dépasse, de croire en la tran­scen­dance. « Dieu » dans la vie de l’homme ne sig­ni­fie pas un ordre meilleur, un idéal auquel il faut soumet­tre sa vie, mais la pos­si­bil­ité d’un change­ment, la foi dans la trans­for­ma­tion de l’or­dre actuel.

La réponse à la ques­tion : « Qui sommes nous ?» pose le principe de la foi dans une nou­velle nais­sance et de la remise en cause de toutes les notions et valeurs qui don­naient un sens à la vie. L’ex­péri­ence de la mal­adie pour les héros de Angels in Amer­i­ca, comme pour les roman­tiques, con­siste en un dépasse­ment des dif­fi­cultés de sa pro­pre exis­tence et rend pos­si­ble l’ou­ver­ture aux Autres. Angels in Amer­i­ca par­le de la néces­sité d’une nou­velle vision du monde, de la faute et du par­don, d’autres sex­u­al­ités dans un seul espace comme si le monde ne se com­posaïit pas de majorités et de minorités mais était con­stru­it sur la diver­sité et l’équili­bre.

Si la mal­adie dans le spec­ta­cle de War­likows­ki est la métaphore de la trans­gres­sion, ses héros dépassent leurs pro­pres lim­ites au nom de l’amour. Les con­flits avec la tran­scen­dance ne man­quent pas. La ren­con­tre avec l’Ange est aus­si réelle qu’une averse ou une rue, que le sexe ou la mal­adie. Le per­son­nage de l’Ange dans ce spec­ta­cle s’in­scrit dans un ensem­ble de stéréo­types roman­tiques : l’Ange-femme boi­teuse est comme le corps souf­frant de Polo­nia, d’un côté obscur et menaçant et de l’autre, lorsqu’elle décou­vre son vis­age, mag­nifique. Comme les roman­tiques, War­likows­ki con­va­inc que le monde n’est com­posé que d’Autres, de despotes et de vengeurs aux­quels la mort n’ap­portera pas d’a­paise­ment mais aus­si de gens qui ne savent pas aimer et veu­lent appren­dre, et de gens qui ne veu­lent pas par­don­ner et par­don­nent. Ce sont juste­ment ces faibles, ces exclus, comme dans le drame roman­tique Kor­dian, Kon­rad ou Mazepa qui por­tent l’e­spoir d’un change­ment du monde, car ils ten­tent de se chang­er eux-mêmes et ont la chance de chang­er le monde. Les Anges les aident seule­ment dans la dif­fi­cile accep­ta­tion d’eux-mêmes.

Jacek Poniedziatek et Magdalena Cielecka dans Le Dibbouk d'après Sholem An-Ski et Hanna Krall. Teatr Rozmaitości, 2006. Photo Stefan Okołowicz.
Jacek Poniedzi­atek et Mag­dale­na Cielec­ka dans Le Dib­bouk d’après Sholem An-Ski et Han­na Krall. Teatr Roz­maitoś­ci, 2006. Pho­to Ste­fan Okołow­icz.

Le théâtre roman­tique est donc le théâtre de la trans­for­ma­tion, le théâtre qui se con­cen­tre sur le verbe incar­né, sur le verbe en acte. La con­science roman­tique de War­likows­ki se révèle dans le type de héros, mais avant tout dans la per­ma­nence du con­flit interne entre la défense de sa pro­pre autonomie et de sa pro­pre mémoire et la néces­sité de sa décon­struc­tion dans la crainte.

  1. F Ankersmit, Nar­ra­tion, représen­ta­tion, expéri­ence. rééd. E. Domañn­s­ka, Krakéw, 2004.*F Ankersmit, Nar­ra­tion, représen­ta­tion, expéri­ence. rééd. E. Domañn­s­ka, Krakéw, 2004. ↩︎
  2. M. Jan­ion, Sauras-tu ce que tu as vécu ? Warsza­wa, 1996, p. 14. ↩︎
  3. M. Halb­wachs, Les Cadres soci­aux de la mémoire, traduit par M. Krol, Varso­vie 2008. ↩︎
  4. M. Jan­ion, Niesamowi­ta Slowiańszczyz­na, Krakéw, 2006, p. 28. ↩︎
  5. A. Mick­iewicz, Œuvres, tome XI, Warsza­wa, 1998, p. 138. ↩︎

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Écrit par Krystyna Duniec
Krysty­na Duniec est spécialiste de théâtre, mem­bre du Con­seil sci­en­tifique de l’In­sti­tut artis­tique de l’Académie polon­aise des Sci­ences...Plus d'info
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Krzysztof War­likows­ki me sem­ble incar­n­er aujour­d’hui le théâtre d’art à son comble. Le théâtre d’art dans son accep­tion la plus noble, car chez lui l’art ne se replie pas sur lui-même, n’a rien de « par­fait»…

Par Georges Banu
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