Izabela Szymańska : Te souviens-tu du premier spectacle de Krzysztof Warlikowski que tu as vu ?
Maciej Stuhr : Les Bacchantes. C’est sans doute l’une des mises en scène les plus difficiles. Je ne l’ai pas comprise à l’époque, je ne connaissais pas encore ce langage. Je me souviens de trois femmes assises récitant de vieux textes : Jacek Poniedziatek m’a plu. Je ne suis pas devenu un fan de Krzysztof après ce spectacle, cela n’a pas été aussi facile. Mais le second spectacle, Le Dibbouk m’a mis à genoux. Lorsque j’ai commencé à travailler avec Krzysztof, j’ai essayé de rattraper le temps perdu, j’ai regardé La Tempête, Purifiés, tous les spectacles de ces dix dernières années.
I.S.: En tant que spectateur, qu’est-ce qui te touche dans ce théâtre ?
M.S.: C’étaient des spectacles qui tentaient de trouver un nouveau langage. Ils parlaient dans une langue simple de choses très difficiles et très complexes, le spectateur avait des chances de retrouver les situations de sa vie dans les personnages représentés. Cette question plus large ne concerne pas seulement le théâtre mais l’art contemporain en général. Les gens considèrent qu’ils ne comprendront rien à tout ça et ils ne veulent pas regarder ces barbouillages dans les musées, ils ne veulent pas écouter cette musique de chats et aller dans un théâtre bizarre où un type nu se flagelle. Bien sûr, on sait que l’art contemporain et le théâtre cherchent de nouvelles formes, mais il me semble que, même dans les spectacles très compliqués comme l’est par exemple notre plus récent spectacle, La Fin, les scènes concrètes et les événements sont très précis et très clairs dans leurs émotions, malgré l’absence d’un récit linéaire. Bien plus clairs que les représentations classiques de Franz Kafka ou de William Shakespeare où l’on suit tout au niveau de la fable mais où il est difficile de comprendre ce que ces gens veulent dire, où l’on ne peut déchiffrer les liens entre les héros. C’est pourquoi c’est une aubaine pour les acteurs d’être dans la troupe de Krzysztof car même si le spectacle ne plaît pas, les acteurs plaisent. Ce n’est pas notre mérite, c’est le mérite du metteur en scène dont la grandeur s’exprime justement à travers son travail avec les acteurs. Il peut parfois moins bien réussir le récit d’une petite histoire, mais raconter une histoire c’est l’affaire du cinéma américain qui fait cela très bien et on n’a pas à chercher à se mesurer à lui. Krzysztof sait très bien ce qui lui fait mal et ce dont il veut parler : il veut faire un spectacle sur le sacrifice comme (A)pollonia où sur l’ultime rendez-vous de chacun d’entre nous comme dans La Fin, ou sur l’intolérance comme Angels in America. Cette idée est toujours très précise.
I.S.: Ton premier rôle chez Warlikowski, c’était Joe dans Angels in America, justement. Jacek Sieradzki, dans une rencontre d’acteurs dans « Polityka » a écrit qu’en te regardant, il avait la sensation que tu étais à part : « Il est différent des acteurs de Rozmaitości, dans tout : dans les réactions, dans la façon de se positionner sur la scène, dans la façon d’entrer en relation, dans la coquetterie scénique » — ce qui convenait parfaitement au monde représenté. As-tu demandé à Warlikowski pourquoi il t’a justement choisi pour ce rôle ?
M.S.: Je connaissais Krzysztof avant d’entrer dans la troupe car j’étais un assez fidèle spectateur du théâtre Rozmaitości de Varsovie. Déjà du temps où nous étions à Cracovie j’avais de bons camarades dans cette troupe : Magda Cielecka, Andrzej Chyra, Poniedziatek. C’était des gens avec lesquels j’aimais passer du temps.
Nous nous étions déjà rencontrés et avions discuté. Je ne suis pas un acteur qui va s’abaisser pour jouer. De leur côté, cela ressemblait à ça : au début ils avaient pensé à quelqu’un d’autre qui ne voulait pas ou ne pouvait pas et Krzysztof a pensé à moi. Jusqu’à aujourd’hui, je garde dans mon portable le SMS de Jacek que j’ai reçu durant les vacances : « Maciek, as-tu le temps et l’envie de travailler un peu avec Krzysztof Warlikowski dans Angels. Presque le rôle principal. Répétitions à partir du 4 septembre jusqu’au début février avec des pauses durant nos tournées. Jacek. P. » Ça a commencé comme ça. J’ai chamboulé tout mon calendrier, j’ai
tout viré. Un mois plus tard, j’étais à Obory près de Varsovie à la première réunion hebdomadaire, lisant Tony Kushner. Dernièrement, lors d’une conversation à propos de quelqu’un d’autre, Krzysztof a dit : « Je ne peux décortiquer ce type, et je ne peux donc pas lui donner un rôle approprié. Quand tu es arrivé, après trois jours, je savais tout sur toi et je pouvais te proposer quelque chose. » C’est très caractéristique, il ne peut attribuer un rôle à quelqu’un en se basant juste sur son apparence, sur ce qu’il a joué auparavant. Toute sa réflexion sur la distribution provient de la manière dont il peut mobiliser chez cet acteur certains thèmes de sa vie. Évidemment, ce n’est pas transposé exactement, je n’avais aucun rapport avec l’homosexualité. Krzysztof en a un plein le nez de notre technique, pour parler crûment, et il voudrait nous en dépouiller. C’est un metteur en scène qui vient à chacun des spectacles. Dès qu’il voit que quelque chose tiédit, il change immédiatement. Il ne nous permet pas de nous sentir en sécurité. Il nous dit : « Et si tu essayais ici un peu plus à fond… ». Souvent nous l’évitons dans les couloirs du théâtre car nous savons qu’il a une trentaine de nouvelles idées. Et l’acteur est un type paresseux de nature qui voudrait avoir quelque chose de sûr, de vérifié, dans lequel il est bon et que les spectateurs vont applaudir.
Il y a des acteurs qui n’ont pas besoin de ce type de travail. Je pense que Krystyna Janda, chez qui je joue, ne le voudrait pas. Mon père non plus. Cette génération d’acteurs, d’un certain âge, avec un certain bagage, appréhende peut-être un peu de se confronter à quelque chose de nouveau. Tout le monde n’a pas le courage, comme Staszka Celinska, de se jeter au feu.
Ce texte a été publié en polonais dans la revue Notatnik Teatralny.