Une viande vivante

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Entretien avec Yann Collette

Le 14 Oct 2011
Krzysztof Warlikowski, Christian Soto, Yann Collette et Isabelle Huppert dans Un Tramway d'après Tennessee Williams. Odéon-Théâtre de l'Europe, 2010. Photo de répétition Pascal Victor.
Krzysztof Warlikowski, Christian Soto, Yann Collette et Isabelle Huppert dans Un Tramway d'après Tennessee Williams. Odéon-Théâtre de l'Europe, 2010. Photo de répétition Pascal Victor.

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Krzysztof Warlikowski, Christian Soto, Yann Collette et Isabelle Huppert dans Un Tramway d'après Tennessee Williams. Odéon-Théâtre de l'Europe, 2010. Photo de répétition Pascal Victor.
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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 110-111 - Krzysztof Warlikowski - Fuir le théâtre
110 – 111
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Alic­ja Binder : Tramway n’é­tait pas ta pre­mière ren­con­tre avec Krzysztof War­likows­ki. Tu avais joué aupar­a­vant dans sa mise en scène du Songe d’une nuit d’été à Nice, en 2003. Qu’est-ce qui a con­duit à cette pre­mière ren­con­tre ?

Yann Col­lette : Le hasard. C’est éton­nant. J’ai con­nu War­likows­ki indi­recte­ment par Peter Brook qui s’é­tait adressé à moi pour me deman­der de rem­plac­er l’ac­teur qui jouait le fos­soyeur dans Ham­let. Après toute une journée de répéti­tions, il m’a pris de côté et m’a dit : « Mag­nifique, tu vas jouer ça. » Et, selon son habi­tude, ilm’a ser­ré lamain comme un véri­ta­ble aris­to­crate.

À l’époque j’habitais avec l’ex-femme de Bruce Myers, un acteur bri­tan­nique qui jouait sou­vent chez Brook. Je ren­tre chez moi après la répéti­tion et elle me décon­seille d’ac­cepter le rôle, dis­ant que Brook lui a « volé » son pre­mier mari et qu’il me « vol­era » aus­si. L’é­tat dans lequel elle s’est mise était ter­ri­ble et j’ai cédé à ses sup­pli­ca­tions. Le lende­main matin, je télé­phone à Peter pour lui dire que je ne pour­rai pas jouer ce rôle. Peter est devenu fou et m’a insulté.
Plus tard, une amie des Bouffes du Nord m’a téléphoné : « Écoute, nous avons ici un jeune met­teur en scène polon­ais, War­likows­ki, tu con­nais ? » Parce que per­son­ne à l’époque ne le con­nais­sait en France. « Il va mon­ter Shake­speare à Nice. Ce serait pas mal pour toi ». J’ai accep­té : « Mais où aura lieu la rencontr?e », « Aux Bouffes du Nord ». J’ai réa­gi : « Si je tombe sur Peter, ilva me mas­sacr­er. »

Au jour con­venu, je suis arrivé aux Bouffes du Nord. C’é­tait extra­or­di­naire, je m’en sou­viendrai toute ma vie. Mon amie qui était déjà sur place me dit « Peter sait que tu es ici. Il m’a demandé de t’en­voy­er dans son bureau avant le ren­dez-vous. Il doit dis­cuter avec toi. » Je me rends donc dans le bureau de Brook qui m’ac­cueille dans la posi­tion du karaté — Kiba-dachi. I| me regarde avec un regard sévère : « Com­ment as-tu pu me faire une saloperie pareille ? !». « Je suis désolé. Ma femme ne voulait pas que j’ac­cepte ce rôle. ». « C’est incroy­able. T’es pire que tout. Jamais de la vie. Sors d’i­ci ». Il a essayé de me met­tre dans un état pitoy­able avant la ren­con­tre, mais je ne m’en suis pas soucié. Je sors donc de chez Brook et je frappe à la porte en face, où un jeune homme, War­likows­ki, m’ac­cueille. Pre­mière impres­sion : il présente bien et a quelque chose en lui. Il est dif­fi­cile d’ex­pli­quer pourquoi, au moment où je lui dis bon­jour, je sais que tout est sur la bonne voie, bien que ce ne soit pas la meilleure péri­ode de ma vie. Je récupérais des forces après un acci­dent vas­cu­laire cérébral. J’é­tais assez affaib­li, il me sem­ble que cette fragilité intérieure l’a touché. Mon vis­age, quelque chose en moi et qui je suis. War­likows­ki a remar­qué que j’é­tais totale­ment ouvert. Je n’ai aucune auto­cen­sure, bien au con­traire. Je veux tou­jours plus et tout de suite, instan­ta­né­ment.

Alic­ja Binder : Il ne t’avait jamais vu avant, lors de répéti­tions ?

Yann Col­lette : Non, jamais il ne m’avait vu aupar­a­vant sur scène. Il me sem­ble que c’est une col­lab­o­ra­trice de Brook qui lui a par­lé de moi. Je pense qu’il avait une grande con­fi­ance en elle. Les propo­si­tions sont sou­vent des sur­pris­es. Comme lorsqu’il m’a pro­posé le rôle dans Tramway. Je suis allé à la pre­mière de son Iphigénie en Tau­ride à l’Opéra Gar­nier. Un mas­sacre. Le pub­lic était scan­dal­isé.

Selon moi, c’é­tait un spec­ta­cle génial. Durant l’en­tracte je ren­con­tre War­likows­ki : « Je pré­pare Tramway avec Isabelle Hup­pert et j’ai pen­sé à toi pour le rôle de Mitch ». Je ne me sou­viens pas de Tramway ; je l’ai vu il y a longtemps. « Je le regarderai et je te répondrai. »

Une semaine plus tard, je le ren­con­tre : « Je l’ai regardé mais je ne vois pas de rap­port entre moi et Karl Malden. Malden mesure deux mètres, pèse 120 kilos, une gueule sus­pecte. » Aux côtés de Mar­lon Bran­do, ilfal­lait quelqu’un comme ça, Mitch, c’est finale­ment le meilleur ami de Stan­ley. War­likows­ki, tout en étant d’ac­cord avec moi, m’a dit qu’on pou­vait tra­vailler sur d’autres aspects du per­son­nage. Et comme je lui fais con­fi­ance la-dessus…

Les moments que j’ai vécus à chaque fois que j’ai tra­vail­lé avec lui, sur Tramway et sur Shake­speare, étaient par­ti­c­uliers. War­likows­ki mobilise en moi quelque chose qui me per­met de faire sur scène des choses stupé­fi­antes. Par exem­ple, la scène avec l’œil dans Le Songe d’une nuit d’été. Je ne suis pas préoc­cupé par mon œil de verre mais j’au­rai pu mal­gré tout me sen­tir freiné par une cer­taine honte. Dans Le Songe d’une nuit d’été, lorsque je pas­sais du rêle de Thésée à celui d’Obéron, je jetais mon œil dans ma paume et je le don­nais au per­son­nage debout à mes côtés. Les spec­ta­teurs se con­cen­traient sur cet œil et ne savaient absol­u­ment pas de quoi ils’agis­sait. Je sor­tais alors de ma poche un autre œil et je le met­tais. Cet autre œil était un miroir. Une scène assez forte. Où trou­ve-t-il des idées pareilles ?

De même avec Tramway. Je ne me suis jamais désha­bil­lé sur scène. Ce n’est en général pas quelque chose que j’au­rais fait. Ici, oui. War­likows­ki con­duit les acteurs dans des régions que ceux-ci ne se seraient jamais imag­inées aupar­a­vant. Ily a chez lui beau­coup de chez Brook dans la façon de regarder les gens, de leur par­ler. Il y a aus­si en lui quelque chose de Chris­t­ian Lupa.

J’ai com­pris cela en regar­dant Fac­to­ry 2. War­likows­ki développe son pro­pre ter­ri­toire et a main­tenant une solide posi­tion. Cela paraît si étrange, puisque je l’ai con­nu bien longtemps avant tout cela. Lorsque nous pré­par­i­ons Shake­speare, per­son­ne, vrai­ment per­son­ne, ne le con­nais­sait en France.

Alic­ja Binder : Songe d’une nuit d’été était son pre­mier pro­jet avec la par­tic­i­pa­tion d’ac­teurs français. Com­ment se déroulait le tra­vail ? War­likows­ki avait-il dès le début une idée claire du spec­ta­cle ?

Yann Col­lette : Non, ila tou­jours tra­vail­lé de la même manière. Il sait par­faite­ment pourquoi il veut présen­ter une œuvre pré­cise. Mais com­ment ? On ver­ra. C’est un véri­ta­ble met­teur en scène. | est ouvert à toutes les propo­si­tions, tout est bon. Même si l’idée d’un acteur ne s’in­scrit pas trop dans l’ensem­ble, War­likows­ki dirige les réflex­ions de façon à ce que cette idée trou­ve sa place dans la 68 représen­ta­tion. Quoi qu’il arrive, tout trou­ve un sens et ce sens est en accord avec la pièce. Par exem­ple, Tramway et l’his­toire des cheveux que j’ai dans ce spec­ta­cle. C’est moi qui, au début, voulais avoir ces cheveux. Pourquoi ? Je ne sais pas. Je pense aux choses de manière instinc­tive. Je voulais qu’en­tre le début et la fin une cer­taine trans­for­ma­tion physique du per­son­nage soit observ­able. Ce n’est pas le même homme qu’au début. Je le tan­nais avec ça — au début il ne voulait pas de per­ruque mais finale­ment il a accep­té. Puis, War­likows­ki a trou­vé un moyen de jus­ti­fi­er l’histoire de la per­ruque. C’est éton­nant. À un moment don­né, il acom­mencé à m’ap­pel­er Sam­son, comme le per­son­nage de la Bible à qui ilfal­lait couper les cheveux pour le priv­er de sa force. « Sam­son, soulève-la, Sam­son » quand je porte Blanche, tout cela prend un sens.

Alic­ja Binder : Le tra­vail avec un met­teur en scène étranger est-il dif­férent du tra­vail avec un met­teur en scène qui pos­sède le même bagage cul­turel que l’ac­teur ? War­likows­ki répète dans ses inter­views qu’il est imprégné de cul­ture et d’his­toire polon­ais­es. Cette dif­férence de cul­ture est-elle observ­able durant le tra­vail ?

Yann Col­lette : Évidem­ment. La France est un « vieux » pays avec une « vieille » cul­ture et le théâtre est ici con­cen­tré sur lui-même. Illui manque une ouver­ture sur le monde. La lit­téra­ture française, la langue même, ne per­me­t­tent pas d’ex­primer claire­ment les idées. Les Polon­ais me sem­blent bien plus directs.

J’ai tra­vail­lé avec Matthias Lang­hoff, un met­teur en scène alle­mand. C’é­tait sa célèbre mise en scène des Trois Sœurs. Lang­hoff était bien plus caté­gorique. Tout chez lui avait déjà été aupar­a­vant müre­ment réfléchi.

C’est aus­si un met­teur en scène habitué à tra­vailler avec des acteurs capa­bles de tout faire sur scène : chanter, danser, hurler, se désha­biller, faire des pom­pes, des acro­baties. À chaque instant, il faut être prêt à faire l’im­prévis­i­ble. Dans ce cas, c’est vrai que les Français restent en arrière.

Alic­ja Binder : Les dif­férences entre les dis­po­si­tions et la façon de tra­vailler des acteurs français et Andrzej Chyra, acteur polon­ais, étaient-elles évi­dentes durant le tra­vail sur Tramway ? Peut-on par­ler d’une école polon­aise d’ac­teur ?

Yann Col­lette : C’est vrai­ment très intéres­sant d’ob­serv­er les deux écoles. À un moment don­né, Chyra a dit à Hup­pert : « Cer­tains sont impres­sion­nés par les petites célébrités hol­ly­woo­d­i­ennes et d’autres, non. » Elle l’a regardé : « J’ai l’im­pres­sion que tu appar­tiens au sec­ond groupe. » Ces paroles ont eu une forte réso­nance car il était évi­dent qu’il s’agis­sait de deux fortes per­son­nal­ités.

Alic­ja Binder : Vous par­liez en français avec Chyra ?

Yann Col­lette : Au début en anglais puis en français. Andrzej par­le main­tenant couram­ment français. C’est une folie ! Un acteur français n’au­rait jamais accep­té un tel rôle. Un jour, on m’a pro­posé le rôle d’Œdipe dans un spec­ta­cle pré­paré pour le fes­ti­val de Syra­cuse. Je devais jouer Œdipe en ital­ien. Bien que je par­le ital­ien, j’ai refusé. Il n’é­tait pas ques­tion que je le joue. Et Chyra est d’ac­cord. C’est génial !D’un autre côté, je le com­prends. Moi-même j’ai dit à War­likows­ki que si je devais par­ler en polon­ais, je l’ap­prendrai. En tra­vail­lant avec lui, on a envie d’aller jusqu’au bout.

A.B.: Y‑a t’il une dif­férence dans la méth­ode de tra­vail de War­likows­ki entre Le Songe d’une nuit d’été de Nice et Tramway ?

Yann Col­lette : J’ai sen­ti en lui plus d’as­sur­ance. Sûre­ment aus­si parce que Hup­pert était aux répéti­tions et qu’il lui fal­lait s’im­pos­er. Dans la méth­ode de tra­vail, il n’y a cepen­dant aucune dif­férence. Je sen­tais par­faite­ment qu’il avait des idées qu’il sai­sis­sait « comme ça » et nous, nous les suiv­ions jusqu’au bout. Puis il les reje­tait com­plète­ment et le lende­main, nous pas­sions à quelque chose de com­plète­ment dif­férent. Ses recherch­es ont duré même au-delà de la pre­mière. La pre­mière à Paris a été cat­a­strophique. Ce spec­ta­cle n’é­tait vrai­ment pas prêt. Il man­quait au moins une dizaine de jours de répéti­tions. Mais ce n’est pas un prob­lème pour War­likows­ki. Cela prend forme finale­ment et cela prend le temps qu’il faut. Nous nous con­nais­sons bien, nous sommes des amis, mais en même temps je ne le con­nais pas assez bien. Mon rap­port au tra­vail d’ac­teur et la mar­que que je porte en moi sont par­ti­c­uliers. Trois fois dans ma vie, j’ai eu un can­cer dont un de forme maligne. J’ai subi un acci­dent vas­cu­laire cérébral. À qua­tre moments au moins de
ma vie, j’ai fail­li mourir. Je m’en suis sor­ti mais cette expéri­ence fait que mon rap­port au théâtre, à la scène, au texte, au met­teur en scène est direct, parce que je n’ai pas de temps à per­dre. « ll faut faire ça main­tenant ». Je sens que War­likows­ki se trou­ve au même point. Il est enfer­mé dans son monde, dans son tra­vail et, en réal­ité, cela seul compte ; ça, et rien d’autre. Lorsqu’il est en « trans­es » ilpeut diriger des répéti­tions jusqu’à cinq heures du matin. C’est aus­si très français, ces trente-cinq heures par semaine. C’est ter­ri­ble, les artistes ne fonc­tion­nent pas ain­si. War­likows­ki est un véri­ta­ble artiste. La seule chose qui pour­rait con­stituer un obsta­cle, c’est la mort. Je suis sem­blable. Peut-être cela nous a‑t-il rap­proché.

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Écrit par Alicja Binder
Alic­ja Binder est doc­tor­ante à l’U­ni­ver­si­ty of Min­neso­ta au sein du département d’Études théâtrales. Son domaine de recherche...Plus d'info
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Krzysztof Warlikowski, Fuir le théâtre

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