« Ne pas faire semblant d’oublier momentanément la souffrance, la perte, le sentiment de l’imperfection, toutes nos peurs…»

Opéra
Parole d’artiste

« Ne pas faire semblant d’oublier momentanément la souffrance, la perte, le sentiment de l’imperfection, toutes nos peurs…»

Entretien avec Dimitri Tcherniakovski

Le 21 Juil 2012

A

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Couverture numéro 113_113 - Le théâtre à l’opéra, la voix au théâtre
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Une pas­sion

JE NE SUIS PAS NÉ dans une famille « théâ­trale ». On ne m’a jamais emmené au théâtre. J’y suis venu par moi-même. À treize ans, j’ai été pour la pre­mière fois au théâtre et je me suis décou­vert un lien inex­plic­a­ble avec cet art incon­nu dont j’ignorais l’existence. Mais ce théâtre était un théâtre d’opéra… C’était EUGÈNE ONÉGUINE du Kirov de Leningrad en tournée au Bol­choï – c’est curieux de penser que main­tenant j’y tra­vaille… Cela a déclenché une espèce de pas­sion mani­aque, obses­sion­nelle, trait qui me car­ac­téri­sait depuis l’âge de sept ans et sur lequel ma famille iro­ni­sait : je fai­sais tout à cent pour cent quand j’avais une pas­sion. Pen­dant cinq ans, j’ai donc voulu tout voir, tout le réper­toire d’opéra, partout où j’allais. J’étais fou d’opéra. C’est la péri­ode la plus intéres­sante de ma vie. Je voulais être quelqu’un dans de monde-là. Mais je ne savais pas qui je pou­vais être. J’ai appris la musique, le vio­lon.
Pourquoi à un moment don­né, j’ai décidé d’être met­teur en scène ? Ce n’est pas en apprenant l’art de l’acteur, je n’ai jamais joué sur scène. Ce qui m’intéressait c’était com­ment je pou­vais inven­ter, com­pos­er tout cela. L’acteur m’intéressait comme la couleur, la lumière, la pro­fondeur. J’ai pen­sé alors que je devais devenir déco­ra­teur. J’ai appris l’architecture. J’ai aban­don­né au bout d’un an. Je me suis présen­té plusieurs fois au GITIS. On ne m’a pas pris, j’étais très jeune. Mais entre-temps quelque chose s’est cassé, j’ai com­pris que j’avais épuisé ma manie, que c’était fini avec l’opéra, qu’il ne me don­nait plus aucun plaisir, qu’il était devenu pour moi un art très grossier. J’ai cher­ché ailleurs. Et le théâtre m’a pas­sion­né. J’ai tra­vail­lé au ves­ti­aire du Théâtre de la Tagan­ka quand Ana­toli Vas­siliev y répé­tait LE CERCEAU de Vik­tor Slavkine. J’étais avide de tout con­naître. J’aimais beau­coup LA MAISON SUR LE QUAI, mise en scène par Iouri Lioubi­mov. En 1989, j’ai vu tous les spec­ta­cles du Fes­ti­val du théâtre alle­mand à Moscou : NELKEN de Pina Bausch, LES TROIS SOEURS par Peter Stein… J’ai voulu tout voir, tout appren­dre. On m’a enfin admis au GITIS. Mes pre­miers spec­ta­cles, je les ai donc faits au théâtre, j’avais comme oublié l’opéra pour tou­jours. J’ai mon­té une douzaine de spec­ta­cles, et ma dernière mise en scène de théâtre a été, en 2002, LA DOUBLE INCONSTANCE de Mari­vaux.

Les débuts

Mon pre­mier opéra, je l’ai mon­té à vingt-neuf ans à l’Opéra de Novos­si­birsk : LE JEUNE DAVID de Vladimir Kobekin – par hasard. Le met­teur en scène qui devait le mon­ter s’était dis­puté avec l’Opéra et ils cher­chaient un rem­plaçant. Je tra­vail­lais alors beau­coup à Novos­si­birsk. On m’a pro­posé de venir et une nou­velle vie a com­mencé : ma pre­mière pas­sion était rev­enue. Je me suis plongé dans la mise en scène d’opéra avec une sorte de rage. Les propo­si­tions d’opéra se sont enchaînées, et tout s’est mis à devoir être organ­isé telle­ment à l’avance que je n’avais plus de temps pour le théâtre. Mais pour par­ler franche­ment, je sens que je suis en ce moment à une sorte de fron­tière, je sens mon­ter un épuise­ment tem­po­raire et j’ai envie de revenir au théâtre. Je pense que je vais le faire bien­tôt.
Il est très impor­tant de chang­er de direc­tion pour éviter l’ennui. C’est moi que cela doit intéress­er d’abord. Il s’agit de ma vie. Je n’ai rien d’autre. Ce n’est pas un tra­vail pour moi : quand je monte un opéra, je plan­i­fie tous les sujets, leur développe­ment, où je serai, ce que je ressen­ti­rai, com­ment je vivrai pen­dant les deux mois de répéti­tions, dans quelle humeur… J’écris beau­coup de notes pour moi. Si je vais à Ams­ter­dam, ce n’est pas tant un tra­vail qu’un sujet, je vais voir de nou­velles per­son­nes, de nou­veaux lieux, je vais vivre plusieurs vies. Ce sont bien sûr des illu­sions, j’invente, mais le tra­vail avec les artistes et le tra­vail au théâtre pro­curent une sorte de sim­u­la­tion d’authenticité de rela­tions avec les gens. Pour DON GIOVANNI par exem­ple, nous avions choisi tous les chanteurs, mais je ne les ai ren­con­trés qu’à la pre­mière répéti­tion. Je ne les avais jamais vus et je devais immé­di­ate­ment les entraîn­er quelque part. C’est com­pliqué. J’ai tou­jours peur des pre­mières répéti­tions, une peur ani­male. Il y a deux jours, on ne se con­nais­sait pas encore et aujourd’hui, nous faisons les fous, nous mar­chons ensem­ble à qua­tre pattes, nous pou­vons nous dire tout ce que nous voulons, nous sommes comme des enfants, sans masque, nous pou­vons nous touch­er. Les dis­tances s’effacent dan­gereuse­ment vite. Puis le temps passe et où sont tous ces gens ? La pre­mière a eu lieu, et ils ont dis­paru. Par­fois cela me rend triste, par­fois je com­prends que c’est mieux ain­si. L’art est peut-être pour moi le meilleur moyen d’entrer en con­tact avec les gens, en tout cas il m’aide, parce que j’ai du mal avec les autres. Quand j’étais un teen-ager, à treize ans, j’avais une ten­dance à l’autisme, je me tai­sais tout le temps, et pour me socialis­er je devais me don­ner des coups de pied intérieurs. Je n’ai pas pu me socialis­er jusqu’au bout ; le théâtre rem­place en quelque sorte cette vie sociale.

Le choix des opéras

Quand j’ai com­mencé, c’était des propo­si­tions ; main­tenant j’ai la pos­si­bil­ité de pro­pos­er moi- même. Mais il y a des opéras que je refuse, même en très bonne com­pag­nie. J’ai besoin d’une rela­tion organique avec l’opéra que je monte, d’affinités fortes, du sen­ti­ment intu­itif d’un thème intérieur qui existe ou non pour moi. Par exem­ple, je ne peux pas mon­ter NABUCCO de Ver­di, car je ne peux pas trans­former sa nature, c’est un opéra grossier. Je ne sens ni les gens ni les sit­u­a­tions. Ce serait une vio­lence faite à mon égard et à celle de l’oeuvre. Je ne mon­terai jamais LA DAME DE PIQUE, mais pour d’autres raisons. UNE VIE POUR LE TSAR de Glin­ka est une oeu­vre sché­ma­tique, mais en dehors du sché­ma, il y a dans la musique un sérieux qui n’a rien à voir avec l’aspect nar­ratif et qui élève l’oeuvre au niveau d’IPHIGÉNIE EN AULIDE, d’une pièce antique, qui lui donne une autre dimen­sion, indépen­dante du sujet. Je l’ai mon­té à Saint-Péters­bourg en me dés­in­téres­sant du sujet, en cher­chant à com­pren­dre les grandes strat­i­fi­ca­tions de l’oeuvre. Car quel peut être aujourd’hui l’ennemi extérieur de la Russie ? C’est une con­struc­tion dra­ma­tique vieil­lie. Le plus grand enne­mi de la Russie est aujourd’hui à l’intérieur d’elle-même, c’est la Russie elle-même. Trou­ver un nou­veau sens à cet opéra, c’est le détru­ire. Je pense main­tenant qu’on ne peut le mon­ter que dans une ver­sion de con­cert ou dans une mise en scène muséale, mais je suis heureux d’avoir fait cette expéri­ence.
J’ai peu de tal­ent pour faire ce qu’attend le spec­ta­teur avec une sub­stance légère : L’ÉLIXIR D’AMOUR, LE BARBIER DE SÉVILLE… Un spec­ta­cle est une con­ver­sa­tion avec le spec­ta­teur et il ne doit pas emmen­er le pub­lic dans la sphère des belles illu­sions. Je ne dois pas faire sem­blant que nous devons oubli­er momen­tané­ment la souf­france, la perte, le sen­ti­ment de l’imperfection, toutes nos peurs. Je ne peux pas fer­mer les yeux. Il vaut donc mieux que je ne touche pas à ces oeu­vres, je les détru­irais. J’ai une idée fixe : mon­ter les opéras russ­es du XIXe siè­cle : ROUSLAN ET LIOUDMILA, LA FIANCÉE DU TSAR, LE PRINCE IGOR… Les opéras deWag­n­er, Mozart ou Strauss, pour le XXe siè­cle, se trou­vent depuis longtemps dans l’espace du théâtre con­tem­po­rain. Même quand on les monte en Europe, et on les monte rarement, ces opéras russ­es sont comme le sym­bole d’une cul­ture pat­ri­mo­ni­ale à laque­lle il ne faut pas touch­er. Je voudrais les mon­ter dans un autre con­texte, en dehors des clichés, de cette tra­di­tion « matri­ochka » comme en Russie, pour que le spec­ta­teur européen sente que cela par­le de lui.
Je tra­vaille beau­coup, seul ou avec un dra­maturge ou une équipe ; je rassem­ble beau­coup de matéri­aux, je lis et on me traduit aus­si à haute voix ce qui n’est pas traduit en russe. J’analyse l’opéra pour en trou­ver les thèmes, pas for­cé­ment des thèmes con­tem­po­rains, ce n’est pas le mot juste, mais des thèmes qui par­lent à celui qui est dans la salle, qui ne sont pour lui ni étrangers, ni arti­fi­ciels. Il y a des thèmes qui revi­en­nent dans mes spec­ta­cles, qua­tre ou cinq – par­mi eux, celui d’une exis­tence authen­tique, celui de l’homme privé, de l’outsider et de son rap­port au col­lec­tif, celui de la supéri­or­ité du monde intérieur sur le monde du col­lec­tif. Je ne les invente pas, je les trou­ve à l’intérieur de l’oeuvre.

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Béatrice Picon-Vallin
Béatrice Picon-Vallin est directrice de recherches émérite CNRS (Thalim).Plus d'info
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