Une passion
JE NE SUIS PAS NÉ dans une famille « théâtrale ». On ne m’a jamais emmené au théâtre. J’y suis venu par moi-même. À treize ans, j’ai été pour la première fois au théâtre et je me suis découvert un lien inexplicable avec cet art inconnu dont j’ignorais l’existence. Mais ce théâtre était un théâtre d’opéra… C’était EUGÈNE ONÉGUINE du Kirov de Leningrad en tournée au Bolchoï – c’est curieux de penser que maintenant j’y travaille… Cela a déclenché une espèce de passion maniaque, obsessionnelle, trait qui me caractérisait depuis l’âge de sept ans et sur lequel ma famille ironisait : je faisais tout à cent pour cent quand j’avais une passion. Pendant cinq ans, j’ai donc voulu tout voir, tout le répertoire d’opéra, partout où j’allais. J’étais fou d’opéra. C’est la période la plus intéressante de ma vie. Je voulais être quelqu’un dans de monde-là. Mais je ne savais pas qui je pouvais être. J’ai appris la musique, le violon.
Pourquoi à un moment donné, j’ai décidé d’être metteur en scène ? Ce n’est pas en apprenant l’art de l’acteur, je n’ai jamais joué sur scène. Ce qui m’intéressait c’était comment je pouvais inventer, composer tout cela. L’acteur m’intéressait comme la couleur, la lumière, la profondeur. J’ai pensé alors que je devais devenir décorateur. J’ai appris l’architecture. J’ai abandonné au bout d’un an. Je me suis présenté plusieurs fois au GITIS. On ne m’a pas pris, j’étais très jeune. Mais entre-temps quelque chose s’est cassé, j’ai compris que j’avais épuisé ma manie, que c’était fini avec l’opéra, qu’il ne me donnait plus aucun plaisir, qu’il était devenu pour moi un art très grossier. J’ai cherché ailleurs. Et le théâtre m’a passionné. J’ai travaillé au vestiaire du Théâtre de la Taganka quand Anatoli Vassiliev y répétait LE CERCEAU de Viktor Slavkine. J’étais avide de tout connaître. J’aimais beaucoup LA MAISON SUR LE QUAI, mise en scène par Iouri Lioubimov. En 1989, j’ai vu tous les spectacles du Festival du théâtre allemand à Moscou : NELKEN de Pina Bausch, LES TROIS SOEURS par Peter Stein… J’ai voulu tout voir, tout apprendre. On m’a enfin admis au GITIS. Mes premiers spectacles, je les ai donc faits au théâtre, j’avais comme oublié l’opéra pour toujours. J’ai monté une douzaine de spectacles, et ma dernière mise en scène de théâtre a été, en 2002, LA DOUBLE INCONSTANCE de Marivaux.
Les débuts
Mon premier opéra, je l’ai monté à vingt-neuf ans à l’Opéra de Novossibirsk : LE JEUNE DAVID de Vladimir Kobekin – par hasard. Le metteur en scène qui devait le monter s’était disputé avec l’Opéra et ils cherchaient un remplaçant. Je travaillais alors beaucoup à Novossibirsk. On m’a proposé de venir et une nouvelle vie a commencé : ma première passion était revenue. Je me suis plongé dans la mise en scène d’opéra avec une sorte de rage. Les propositions d’opéra se sont enchaînées, et tout s’est mis à devoir être organisé tellement à l’avance que je n’avais plus de temps pour le théâtre. Mais pour parler franchement, je sens que je suis en ce moment à une sorte de frontière, je sens monter un épuisement temporaire et j’ai envie de revenir au théâtre. Je pense que je vais le faire bientôt.
Il est très important de changer de direction pour éviter l’ennui. C’est moi que cela doit intéresser d’abord. Il s’agit de ma vie. Je n’ai rien d’autre. Ce n’est pas un travail pour moi : quand je monte un opéra, je planifie tous les sujets, leur développement, où je serai, ce que je ressentirai, comment je vivrai pendant les deux mois de répétitions, dans quelle humeur… J’écris beaucoup de notes pour moi. Si je vais à Amsterdam, ce n’est pas tant un travail qu’un sujet, je vais voir de nouvelles personnes, de nouveaux lieux, je vais vivre plusieurs vies. Ce sont bien sûr des illusions, j’invente, mais le travail avec les artistes et le travail au théâtre procurent une sorte de simulation d’authenticité de relations avec les gens. Pour DON GIOVANNI par exemple, nous avions choisi tous les chanteurs, mais je ne les ai rencontrés qu’à la première répétition. Je ne les avais jamais vus et je devais immédiatement les entraîner quelque part. C’est compliqué. J’ai toujours peur des premières répétitions, une peur animale. Il y a deux jours, on ne se connaissait pas encore et aujourd’hui, nous faisons les fous, nous marchons ensemble à quatre pattes, nous pouvons nous dire tout ce que nous voulons, nous sommes comme des enfants, sans masque, nous pouvons nous toucher. Les distances s’effacent dangereusement vite. Puis le temps passe et où sont tous ces gens ? La première a eu lieu, et ils ont disparu. Parfois cela me rend triste, parfois je comprends que c’est mieux ainsi. L’art est peut-être pour moi le meilleur moyen d’entrer en contact avec les gens, en tout cas il m’aide, parce que j’ai du mal avec les autres. Quand j’étais un teen-ager, à treize ans, j’avais une tendance à l’autisme, je me taisais tout le temps, et pour me socialiser je devais me donner des coups de pied intérieurs. Je n’ai pas pu me socialiser jusqu’au bout ; le théâtre remplace en quelque sorte cette vie sociale.
Le choix des opéras
Quand j’ai commencé, c’était des propositions ; maintenant j’ai la possibilité de proposer moi- même. Mais il y a des opéras que je refuse, même en très bonne compagnie. J’ai besoin d’une relation organique avec l’opéra que je monte, d’affinités fortes, du sentiment intuitif d’un thème intérieur qui existe ou non pour moi. Par exemple, je ne peux pas monter NABUCCO de Verdi, car je ne peux pas transformer sa nature, c’est un opéra grossier. Je ne sens ni les gens ni les situations. Ce serait une violence faite à mon égard et à celle de l’oeuvre. Je ne monterai jamais LA DAME DE PIQUE, mais pour d’autres raisons. UNE VIE POUR LE TSAR de Glinka est une oeuvre schématique, mais en dehors du schéma, il y a dans la musique un sérieux qui n’a rien à voir avec l’aspect narratif et qui élève l’oeuvre au niveau d’IPHIGÉNIE EN AULIDE, d’une pièce antique, qui lui donne une autre dimension, indépendante du sujet. Je l’ai monté à Saint-Pétersbourg en me désintéressant du sujet, en cherchant à comprendre les grandes stratifications de l’oeuvre. Car quel peut être aujourd’hui l’ennemi extérieur de la Russie ? C’est une construction dramatique vieillie. Le plus grand ennemi de la Russie est aujourd’hui à l’intérieur d’elle-même, c’est la Russie elle-même. Trouver un nouveau sens à cet opéra, c’est le détruire. Je pense maintenant qu’on ne peut le monter que dans une version de concert ou dans une mise en scène muséale, mais je suis heureux d’avoir fait cette expérience.
J’ai peu de talent pour faire ce qu’attend le spectateur avec une substance légère : L’ÉLIXIR D’AMOUR, LE BARBIER DE SÉVILLE… Un spectacle est une conversation avec le spectateur et il ne doit pas emmener le public dans la sphère des belles illusions. Je ne dois pas faire semblant que nous devons oublier momentanément la souffrance, la perte, le sentiment de l’imperfection, toutes nos peurs. Je ne peux pas fermer les yeux. Il vaut donc mieux que je ne touche pas à ces oeuvres, je les détruirais. J’ai une idée fixe : monter les opéras russes du XIXe siècle : ROUSLAN ET LIOUDMILA, LA FIANCÉE DU TSAR, LE PRINCE IGOR… Les opéras deWagner, Mozart ou Strauss, pour le XXe siècle, se trouvent depuis longtemps dans l’espace du théâtre contemporain. Même quand on les monte en Europe, et on les monte rarement, ces opéras russes sont comme le symbole d’une culture patrimoniale à laquelle il ne faut pas toucher. Je voudrais les monter dans un autre contexte, en dehors des clichés, de cette tradition « matriochka » comme en Russie, pour que le spectateur européen sente que cela parle de lui.
Je travaille beaucoup, seul ou avec un dramaturge ou une équipe ; je rassemble beaucoup de matériaux, je lis et on me traduit aussi à haute voix ce qui n’est pas traduit en russe. J’analyse l’opéra pour en trouver les thèmes, pas forcément des thèmes contemporains, ce n’est pas le mot juste, mais des thèmes qui parlent à celui qui est dans la salle, qui ne sont pour lui ni étrangers, ni artificiels. Il y a des thèmes qui reviennent dans mes spectacles, quatre ou cinq – parmi eux, celui d’une existence authentique, celui de l’homme privé, de l’outsider et de son rapport au collectif, celui de la supériorité du monde intérieur sur le monde du collectif. Je ne les invente pas, je les trouve à l’intérieur de l’oeuvre.