She she pop et Thomas Ostermeier
Théâtre
Critique
Réflexion

She she pop et Thomas Ostermeier

Le traitement de la voix dans la mise en scène allemande contemporaine

Le 3 Juil 2012
Sebastian etJoachim Bark, Fanni et Peter Halmburger, Lisa Lucassen, Ilia et Theo Papatheodorou dans TESTAMENT de She She Pop, Hebbel am Ufer, Berlin, février 2010. Photo Doro Tuch.
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Sebastian etJoachim Bark, Fanni et Peter Halmburger, Lisa Lucassen, Ilia et Theo Papatheodorou dans TESTAMENT de She She Pop, Hebbel am Ufer, Berlin, février 2010. Photo Doro Tuch.
Sebastian etJoachim Bark, Fanni et Peter Halmburger, Lisa Lucassen, Ilia et Theo Papatheodorou dans TESTAMENT de She She Pop, Hebbel am Ufer, Berlin, février 2010. Photo Doro Tuch.
Article publié pour le numéro
Couverture numéro 113_113 - Le théâtre à l’opéra, la voix au théâtre
113 – 114

QUELLE FONCTION pour­rait avoir la voix au théâtre si on ne la rendait plus esclave de la nar­ra­tion dra­ma­tique ? Quel champ de pos­si­bil­ités s’ouvrirait alors pour elle et pour ses audi­teurs ?
Dans TESTAMENT du groupe She She Pop et CRAVE de Sarah Kane mis en scène par Thomas Oster­meier, la voix ne joue plus le rôle du dia­logue entre les per­son­nages dra­ma­tiques. She She Pop et Oster­meier s’interrogent sur le lien entre la voix et le corps, en exposant sa matéri­al­ité et sa musi­cal­ité et explorent les change­ments apparus dans la per­cep­tion audi­tive par l’emploi de dif­férentes tech­nolo­gies1.
She She Pop est un groupe de per­formeuses créé en 1998 à l’université de Gießen en Alle­magne. Ses mem­bres tra­vail­lent en col­lec­tif, loin de la struc­ture hiérar­chique qu’on trou­ve dans les théâtres sub­ven­tion­nés par l’État ou les villes. La démarche orig­i­nale du groupe est de presque tou­jours inclure le pub­lic dans la con­cep­tion du spec­ta­cle comme dans le cours de la représen­ta­tion. De ten­dance fémin­iste, le groupe était con­sti­tué au départ unique­ment de femmes et s’est ouvert aux hommes par la suite. En 2011, la troupe She She Pop a été invitée à présen­ter TESTAMENT au fes­ti­val The­atertr­e­f­fen de Berlin, l’un des plus impor­tants fes­ti­vals du théâtre ger­manophone.

Le ROI LEAR : l’importance de peser ses mots

La pre­mière scène du ROI LEAR de Shake­speare sert de matéri­au de départ au spec­ta­cle TESTAMENT2 (2010); elle est exem­pla­tive du pou­voir de séduc­tion que peut exercer une voix « flat­teuse » et des effets qu’elle peut pro­duire si on s’en mon­tre dupe. Cette scène a été choisie par les mem­bres du groupe She She Pop pour leur per­me­t­tre d’aborder avec leurs véri­ta­bles pères le con­flit des généra­tions représen­té dans le ROI LEAR. Ils inscrivent leurs pro­pres biogra­phies dans le texte de Shake­speare, s’attaquant à des sujets intimes comme l’héritage ou le besoin crois­sant de soin et d’assistance néces­saire aux per­son­nes âgées. En trans­posant à notre époque les con­flits et prob­lèmes du vieux Lear, ils dressent un tableau de la société mod­erne, de plus en plus vieil­lis­sante, où toute rela­tion est soumise à un cal­cul économique.
Comme dans la pièce de Shake­speare, le spec­ta­cle est divisé en cinq par­ties. Le texte shake­spearien est pro­jeté sur un mur et les scènes-clé entre le Roi Lear et ses filles sont lues à haute voix. Les répliques de Lear sont réc­itées par les trois pères et celles des trois soeurs par les mem­bres de She She Pop. Ils les lisent lente­ment, sans émo­tion ni into­na­tion. Cette neu­tral­ité de ton per­met de ne pas se laiss­er emporter par l’orateur et son dis­cours : les trois pères et les mem­bres de She She Pop ne veu­lent pas jouer Lear et ses filles. Ils ten­tent à par­tir de cette forme d’interprétation de com­par­er leurs pro­pres prob­lèmes aux con­flits vécus par les per­son­nages de Shake­speare.

La voix : une biogra­phie

La pronon­ci­a­tion neu­tre rend toute sa force et son intel­li­gi­bil­ité au texte de Shake­speare : comme il évite le ton pathé­tique, il per­met de démas­quer les tirades flat­teuses et men­songères des deux filles aînées. L’absence d’intonation invite le pub­lic à se con­cen­tr­er davan­tage sur la matéri­al­ité des voix, qui nous don­nent des indi­ca­tions sur les biogra­phies des per­formeurs3.
Les pères, qui ne sont pas acteurs de pro­fes­sion, ont besoin de micros pour pou­voir être com­pris. Les micros leur per­me­t­tent de par­ler de façon « naturelle », assurent la com­préhen­sion de leurs voix âgées par­fois « flot­tantes » et des accents qui révè­lent leurs orig­ines. À un moment du spec­ta­cle, l’un des pères demeure sans voix au milieu de l’interprétation d’une chan­son. Cette absence de la voix, son car­ac­tère éphémère soulig­nent l’humanité du pro­tag­o­niste comme les accents souabes et grecs celles de deux des trois pères.
Au cours du spec­ta­cle, on décou­vre leurs orig­ines et les raisons pour lesquelles il est telle­ment impor­tant pour eux que les prochaines généra­tions con­tin­u­ent à pra­ti­quer les tra­di­tions de leurs pays natals. En revanche, les voix des mem­bres de She She Pop ont été épurées de toutes traces de leurs accents d’origine et n’ont pas besoin de micro pour être com­pris par les spec­ta­teurs.
Par le vocab­u­laire util­isé, les voix four­nissent aus­si des infor­ma­tions sur le milieu social des pères. L’un des pères étant physi­cien, il essaie de traduire le désir de Lear d’échanger sa richesse con­tre l’amour de ses filles par une équa­tion dif­féren­tielle. Le sec­ond père, qui vient de Grèce, tente de trou­ver une expli­ca­tion au com­porte­ment de Lear dans les antiques tragédies grec­ques. Le troisième père, archi­tecte, des­sine le plan d’une cham­bre pou­vant s’adapter à toutes sortes d’habitations et la déclare par­faite pour l’hébergement des per­son­nes âgées qui dépen­dent de l’assistance de leurs familles.

La voix : un pont entre intim­ité et dis­tan­ci­a­tion

Plusieurs fois pen­dant le spec­ta­cle, She She Pop et leurs pères met­tent des casques et écoutent les enreg­istrements des pre­mières répéti­tions du spec­ta­cle. Ces enreg­istrements ne sont pas per­cep­ti­bles directe­ment par le pub­lic. Cepen­dant, She She Pop et leurs pères répè­tent la dis­cus­sion qu’ils enten­dent à tra­vers les écou­teurs. Ils ne par­lent pas tous en même temps, cha­cun répète ses pro­pres mots. Et pour­tant, on peut douter que ce qu’ils recon­stru­isent devant le pub­lic en temps réel soit iden­tique à la dis­cus­sion orig­i­nale.
Comme ils doivent d’abord écouter l’enregistrement pour pou­voir le répéter, des paus­es s’instaurent entre les dif­férentes répliques. Ils font des efforts vis­i­bles pour répéter simul­tané­ment les dis­cus­sions enreg­istrées. Ces efforts se ressen­tent aus­si dans leurs voix. Con­cen­trés sur la répéti­tion de leurs pro­pres paroles, et donc sur le con­tenu de ces paroles, ils nég­li­gent l’interprétation. Par con­séquent, la mélodie des phras­es n’est plus ni naturelle ni sincère. Cette dis­tan­ci­a­tion ouvre une mul­ti­tude d’interprétations. Le décalage tem­po­raire n’indique pas seule­ment le laps de temps entre le moment où l’enregistrement a été fait et le moment de la représen­ta­tion, mais aus­si l’évolution de leurs juge­ments depuis le début du pro­jet.
Les dis­cus­sions tour­nent autour de la con­cep­tion du pro­jet : les pères se défend­ent avec véhé­mence, soulig­nant qu’ils ne parta­gent pas tout à fait le point de vue de Lear et qu’ils ne veu­lent pas être for­cés à jouer un rôle dans lequel ils ne se recon­nais­sent pas. Au lieu d’être les adver­saires de leurs enfants, ils se con­sid­èrent plutôt comme leurs parte­naires. On sent qu’ils éprou­vent de la gêne à exprimer leurs prob­lèmes per­son­nels et intimes devant un pub­lic. Ils préfèrent le faire dans un espace privé. Heureuse­ment, aucune de leurs inquié­tudes n’est fondée : dans le spec­ta­cle, ils ne jouent pas les adver­saires, et ne sont pas livrés au pub­lic grâce aux effets de dis­tan­ci­a­tion pro­duits par la forme choisie.

Lisa Lucassen et projection vidéo de Joachim Bark dans TESTAMENT de She She Pop, Hebbel am Ufer, Berlin, février 2010. Photo Doro Tuch.
Lisa Lucassen et pro­jec­tion vidéo de Joachim Bark dans TESTAMENT de She She Pop, Hebbel am Ufer, Berlin, févri­er 2010. Pho­to Doro Tuch.

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2 Juil 2012 — DANS LES ANNÉES quatre-vingt, au creux de nos canapés, nous avons commencé à zapper. Au mieux, le téléspectateur est devenu…

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