Du silence à la logorrhée, dramaturgie de la parole chez Martine Wijckaert

Théâtre
Portrait

Du silence à la logorrhée, dramaturgie de la parole chez Martine Wijckaert

Le 21 Nov 2012
Reproduction des archives manuscrites de Martine Wijckaert, avec son aimable autorisation.
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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 115 - Martine Wijckaert - La Balse
115

DE FORMATION théâ­trale plutôt clas­sique, Mar­tine Wijck­aert (1952) présente un par­cours sin­guli­er dans son rap­port à la scène, à ses images, aux mots et au texte. Met­teure en scène de réper­toire et auteure de ses pro­pres spec­ta­cles et per­for­mances, elle passe des années 1990 aux années 2000 de quelques spec­ta­cles écrits de sa main et pour le plateau, qua­si sans paroles, à une trilo­gie log­or­rhéique et explo­sive, où les mots occu­pent la représen­ta­tion en prob­lé­ma­ti­sant l’espace, la lumière et le jeu à tra­vers une rela­tion assumée entre auteur et nar­ra­teur incar­né par sa comé­di­enne. Dans son écri­t­ure, deux phas­es très dif­férentes doivent en effet être dis­tin­guées dans le traite­ment de la parole.

Wijck­aert s’est con­fron­tée très jeune au réper­toire, dans la foulée immé­di­ate de ses études de mise en scène (cinq pro­jets de 1974 à 1980, à tra­vers Ghelderode, Witkiewicz et Hugo Claus). Sa pre­mière expéri­ence de l’écriture d’un spec­ta­cle plus per­son­nel date de 1981, et résulte en quelque sorte d’un accident.LA PILULE VERTE, dont le suc­cès fut reten­tis­sant, est comme on le sait le spec­ta­cle de l’histoire d’un spec­ta­cle qui ne peut avoir lieu 1 (faute de moyens financiers alors qu’elle pré­parait un pro­jet basé sur GRÂCES et ÉPOUVANTAILS de Witkiewicz), et dans lequel les silences et les lieux sont aus­si sig­nifi­ants que les paroles – puisque la genèse de ce spec­ta­cle est égale­ment par­al­lèle à la décou­verte d’un lieu fon­da­men­tal dans son écri­t­ure et son par­cours : la caserne Dail­ly, ex-bâti­ments mil­i­taires labyrinthesques lais­sés en friche et dans lesquels elle parvien­dra finale­ment beau­coup plus tard à installer son pro­pre théâtre, à force de « coups de gueule » et de con­vic­tion.

Wijck­aert se dégage alors rapi­de­ment du media textuel stric­to sen­su pour évoluer dans une pre­mière péri­ode vers une écri­t­ure scénique très per­son­nelle, dans des spec­ta­cles de plus en plus silen­cieux, dont la langue dis­paraît peu à peu. L’écriture scénique plu­ri­modale est pré­dom­i­nante. Elle n’est en aucun cas illus­tra­tive d’un texte dra­ma­tique écrit au préal­able, ni dirigée par lui, et elle se relie, ou plutôt est sous-ten­due, par des par­a­digmes dif­férents dans l’évolution d’un spec­ta­cle à l’autre, dont aucun n’est jamais directe­ment lié aux mots. Le poids et la matéri­al­i­sa­tion scénique des mots aujourd’hui employés par Wijck­aert dans les textes de ces derniers pro­jets en date sont d’autant plus sig­ni­fi­cat­ifs qu’ils sont rap­portés à cette absence pre­mière.

Trois exem­ples mar­quants per­me­t­tent de car­ac­téris­er cette pre­mière péri­ode, usant suc­ces­sive­ment de trois de ces par­a­digmes non textuels pour dévelop­per le corps pre­mier du spec­ta­cle : l’architecture et l’espace, la physique, la couleur et les lumières. C’est LA THÉORIE DU MOUCHOIR EN 1987, LES CHUTES DU NIAGARA en 1991, et en point d’orgue NATURE MORTE en 1995, dans lequel plus aucun mot n’est pronon­cé.

En arrière-plan de ce duo d’acteurs qua­si muets fig­u­rant un cou­ple en recherche de lui-même, l’écriture de LA THÉORIE DU MOUCHOIR (1987) est dic­tée par l’architecture des espaces, par les con­nex­ions imag­i­naires, les pas­sages secrets, les soubasse­ments, les au-delà de la scène (à côté, en dessous, et finale­ment au-dessus, dans un final magis­tral où s’envolent lit­térale­ment des cloches dans les cin­tres, le pla­fond s’écroulant pour appel­er une qua­si-cathé­drale), métaphore tant de la recherche d’une com­mu­ni­ca­tion entre deux êtres qui s’aiment, que d’une caserne, la fameuse, idéal­isée dans ses espaces créat­ifs et les fan­tasmes de pas­sages secrets qu’elle recèle. L’architecture et ses plans non révélés organ­isent l’écriture de la scène.

Avec LES CHUTES DU NIAGARA (1991), Wijck­aert s’enfonce encore un peu dans une cer­taine forme d’ésotérisme à tra­vers cette allé­gorie de l’amour et de la rela­tion du cou­ple cette fois presque impos­si­ble.

Comme le mon­trent abon­dam­ment les notes pré­para­toires et les recherch­es préal­ables au spec­ta­cle, l’écriture est ici dic­tée par « la physique des sen­ti­ments », moti­vant l’élaboration de for­mules com­plex­es et de mod­èles pseu­do-ein­steiniens (Kepler et Pri­gogine sont eux aus­si con­vo­qués…) qui s’enchaînent les uns aux autres pour aboutir à cette for­mule finale qui résume à elle seule tout le pro­jet du spec­ta­cle.

Enfin NATURE MORTE (1995) est hom­mage au pein­tre et à l’appréhension de la couleur. L’écriture provient de la ren­con­tre de la lumière et d’un objet (l’épidiascope); elle n’est soumise qu’au seul par­a­digme de la couleur et de ses évo­lu­tions. La langue n’est en aucun cas proférée ni ver­bal­isée, elle n’est que col­orisée, dans le déroulé des jours et des nuits (sept et six) au chevet d’un homme seul et pro­fondé­ment silen­cieux 2, con­fron­té à sa pro­pre appréhen­sion des couleurs suc­ces­sives qui l’entourent et tan­tôt mag­ni­fient tan­tôt défor­ment petits et grands détails de sa soli­tude.

Si la langue dis­paraît peu à peu de ces spec­ta­cles (peu ou pas de dia­logues sur scène), leur écri­t­ure recourt pour­tant au texte, détail­lé, pré­cis, ver­bal­isant l’action dans un script et un déroulé nar­ratif a pri­ori. Non pas pro­jet d’écriture dia­loguée qui mobilis­era la représen­ta­tion, mais média textuel didas­calique qui fixe l’intention glob­ale et le déroule­ment du spec­ta­cle, nar­ra­tion pré­cise et con­stru­ite joignant le sig­nifi­ant et le sig­nifié de ce qu’elle pro­jette sur scène. Le par­cours créatif de Wijck­aert est sys­té­ma­tique dans cette péri­ode et sur ces pièces. Car ce texte donne alors lieu à une tra­duc­tion en images sous la forme de sto­ry-boards détail­lés, à l’encre noire ou à l’aquarelle, dont l’application à la scène fera l’objet d’une écri­t­ure de plateau en com­pag­nie des comé­di­ens. L’ensemble des archives non éditées de Mar­tine Wijck­aert, qu’il m’a été don­né de con­sul­ter et de ratio­nalis­er, atteste de ce proces­sus sys­té­ma­tique et presque wilsonien 3 de tra­duc­tion pro­gres­sive : images men­tales, mots et script, images papi­er, images scéniques. Proces­sus certes tou­jours présent aujourd’hui, mais au ser­vice d’un texte pre­mier comme on le ver­ra.

Dans l’énonciation des inten­tions et dans le déroulé pré­cis du script ini­tial de ces spec­ta­cles, sa langue très per­son­nelle est mal­gré tout envahissante et impétueuse. Elle est com­pa­ra­ble déjà dans le lex­ique et la syn­taxe à ce qui suiv­ra ensuite.

De manière totale­ment impromptue, tel la langue d’un caméléon, se déploie du pla­fond une espèce de débile petit escalier en alu­mini­um, style accès de mansarde. On remar­que, rebondis­sante sur les march­es de cet escalier, comme sur un tobog­gan, la chute panique et incon­trôlée de deux guer­ri­ers médié­vaux. […] Com­mence alors un étrange bal­let : les deux guer­ri­ers entre­pren­nent une pal­pa­tion mutuelle, leurs cara­paces respec­tives les con­damnent à la lour­deur et à la gaucherie. Cette pal­pa­tion réciproque fait songer à une parade antédilu­vi­enne […] 4

Mais voici que la bête, comme sous le poids d’une cou­ver­ture ou d’un rêve trop lourd, remue quelque peu, ensuite se redresse imper­cep­ti­ble­ment, pour finir un peu pataude­ment sur ses qua­tre pattes, comme le ferait un poulain fraiche­ment né. La rêveuse a pour­suivi son ouvrage, avec sus­pecte con­cen­tra­tion– il faut penser aux enfants qu’un intérêt anor­male­ment porté ailleurs habite lorsqu’ils s’entrelivrent à des pra­tiques floues – et s’est paresseuse­ment portée un peu plus en avant pour demeur­er accroupie, le nez dans le tri­cot. Du bout de sa truffe, le daim flaire la rêveuse par l’arrière et elle pour­suit son la beur, con­sen­tante par indif­férence. Et la bête monte la femme par der­rière. […] Et tan­dis que descend le ciel, la rêveuse s’assoit sur la chaise en posant son ouvrage sur la table et la bête « bipède­ment humaine », de s’appuyer con­tre un coin de table, en se curant les sabots l’un con­tre l’autre le ciel finit par bouch­er com­plète­ment ce paysage où flotte un léger embar­ras réciproque 5.

Cette grande res­pi­ra­tion cos­mique est une musique, par-dessus tout sou­veraine. Et s’il est vrai que c’est un état d’harmonie de celle-ci que l’artiste tente en vain de fix­er, il n’en demeure pas moins vrai qu’en chaque homme, cette musique est présente comme un idéal de bon­heur que nous n’atteignons qua­si jamais, trop préoc­cupés que nous sommes de le pos­séder plutôt que de s’en laiss­er tra­vers­er. Mon pein­tre est aus­si et avant tout cet homme de tous les jours qui vit cette expéri­ence un peu navrante au quo­ti­di­en. Et dans le con­tin­u­um res­pi­ra­toire du son cos­mique, il ne peut être qu’éphémère ful­gu­rance, con­damné à l’épisode, auquel suc­cède imman­quable­ment une péri­ode de cha­grin où se mesure la perte de ce qui n’est plus 6.

La nature est vide et immo­bile, con­tenue dans un silence pal­pa­ble.

Tan­gi­ble­ment, la lumière solaire s’épuise vers l’obscurité. Et c’est dans la presqu’obscurité qu’un son d’air se gon­fle en une bouf­fée ven­teuse qui souligne et accom­pa­gne la fuite d’un nuage d’insectes, vibrant et s’évaporant avec le jour, par-dessus les épis.

Un zénith implaca­ble suc­cède intem­pes­tive­ment à ce noir fugi­tif. Et sous la chape duquel cuit le même paysage, bouil­lon­nant en ce milieu du jour comme dans le creuset d’un haut fourneau. […] L’homme pro­gresse dans ce paysage, en titubant de-ci de-là ; il sem­ble per­du dans ce tis­su brous­sailleux dont il ne décou­vre pas l’issue. Soli­tude et dérélic­tion. Tra­ver­sée inco­hérente du désert. On n’entend que le ruis­selle­ment végé­tal con­tre le corps de l’homme en mou­ve­ment. L’homme s’affaisse, impromp­tu, et dis­paraît sous le niveau du paysage opaque 7.

Par ailleurs, selon divers témoignages facile­ment crédi­bles pour qui la con­naît, Wijck­aert use et abuse aus­si de la parole dans son tra­vail de direc­tion d’acteurs, racon­tant, pro­je­tant, glosant sans cesse l’expression de ce qui est vu, enten­du, pro­jeté sur scène. Le pou­voir créa­teur du Verbe n’a évidem­ment jamais cessé d’exister chez elle. Dans cette pre­mière péri­ode, les mots s’effacent cepen­dant au prof­it d’une écri­t­ure scénique faite d’images et de tableaux, liée comme je l’ai pro­posé ci-dessus à des par­a­digmes non spé­ci­fique­ment textuels. La parole ne lui appa­raît pas comme un out­il néces­saire à la représen­ta­tion, car ce sont les moyens pro­pre­ment théâ­traux qu’elle priv­ilégie.

Moyen­nant une pre­mière ten­ta­tion et une pre­mière ten­ta­tive avec LA GUENON CAPTIVE en 1993, le retour au texte sur scène va s’opérer de manière déci­sive et ful­gu­rante avec CE QUI EST EN TRAIN DE SE DIRE en 2002, dont le titre à lui seul dénote le ren­verse­ment. « Tout à coup, par hasard, a sur­gi la parole » 8, nous dit Wijck­aert.

La descrip­tion du monde pour moi reste une valeur essen­tielle ; l’interrogation, le chemin, et le regard restent des choses essen­tielles. Sauf que la parole est inter­v­enue là dedans, au titre de quelque chose qui est un poten­tiel prophé­tique et incan­ta­toire. La parole peut à la fois con­vo­quer une réal­ité, qui n’existe pas mais qui la fait exis­ter, et une prophétie ou une volon­té de rera­con­ter l’histoire, avec un grand H, mais qui passe tou­jours par l’histoire avec un petit h. 9

Q/ La parole est ré-inter­v­enue comme un objet plas­tique, très matériel, dans vos dernières créa­tions.

R/ Oui, comme un élé­ment que j’accueillais très favor­able­ment, avec beau­coup de sym­pa­thie et d’amitié ; mais comme étant une couleur sup­plé­men­taire sur ma palette. N’ayant moi-même jamais écrit au sens pro­pre du terme des con­ti­nu­ités dia­loguées ou des struc­tures théâ­trales de con­struc­tion plus clas­sique, cet élé­ment-là, matériel, con­cret, est pour moi un espèce de mou­ve­ment qui se met en marche. 10

CE QUI EST EN TRAIN DE SE DIRE (2002) est le pre­mier opus de ce qui se présen­tera ensuite (avec TABLE DES MATIÈRES et LE TERRITOIRE) comme la trilo­gie inti­t­ulée TABLE DES MATIÈRES (un autre référen­tiel textuel s’il en est), où le retour à l’usage des mots va se man­i­fester dans l’évacuation sans retenue d’un écosys­tème per­son­nel, à tra­vers une log­or­rhée per­ma­nente et qua­si mes­sian­ique. Il s’agit de tra­vers­er ou plutôt de trans­met­tre (le mot est cher à Wijck­aert, on y revient ci-dessous) le paysage et l’histoire de la con­struc­tion d’un esprit con­fron­té à ses traces famil­iales, et à la non repro­duc­tion de celles-ci. La musi­cal­ité de l’écriture et l’oralité ou l’oralisation de la pen­sée en flot con­tinu organ­isent l’espace scénique dans des textes de com­po­si­tion auto­bi­ographique, où le « dire » est irrémé­di­a­ble­ment com­pris et engagé dans « l’écrire ».

Un jour j’avais un sty­lo en main. Et de façon incon­sciente, j’ai écrit les pre­miers mots : « je suis la petite ». Ceci sans savoir où j’allais. Puis, j’ai ajouté : « je suis la sec­onde ». C’était par­ti. Mais finale­ment, c’est le fait d’avoir écrit « je suis » qui a été pri­mor­dial. Ensuite, j’ai pris une farde pour y gliss­er les feuil­lets, les titrant : « Ce qui est en train de s’écrire ». Comme il deve­nait impérieux d’énoncer ces phras­es à voix haute, il a fal­lu pass­er le cap et inti­t­uler le man­u­scrit « Ce qui est en train de se dire ». 11

Cette pri­or­ité nou­velle don­née aux mots se reflète d’ailleurs dans le rap­port pro­gres­sif de Wijck­aert à l’édition (d’une édi­tion du texte après spec­ta­cle pour TABLE DES MATIÈRES, sorte de val­i­da­tion de l’écriture dic­tée par le pas­sage oral­isé de la scène, à la paru­tion avant les débuts de la mise en scène pour TRILOGIE DE L’ENFER, son dernier texte) 12. La parole ayant préal­able­ment été asséchée jusqu’à sa dis­pari­tion rad­i­cale devant les images, elle se trou­ve libérée et défer­lante à nou­veau, rede­venant dans un lan­gage textuel fixe le par­a­digme dom­i­na­teur du spec­ta­cle, jusque dans sa man­i­fes­ta­tion la plus rad­i­cale à son tour : la fix­a­tion du texte par l’édition, la pos­ture de l’écrivain pre­mière.

La place prise par les mots est égale­ment thé­ma­tisée par cer­tains aspects spécu­laires de l’écriture elle-même quant à la place du Verbe. Ain­si la nar­ra­trice qui s’interrompt dans LE TERRITOIRE :

[…] J’attends. J’attendrai donc. […] Mais ce que je veux dire aus­si, c’est que dans cette attente dés­espérée, des mots seront per­dus. Et il fau­dra met­tre les bouchées dou­bles. (TERR 69)

C’est l’écriture en tant qu’outil qui est ain­si mise en relief dans le texte, en tant que pro­duit d’une parole néces­saire et exor­cisante. Ce théâtre qui avait un temps aban­don­né les mots re-théâ­tralise le Verbe.

[…] mais rien, tou­jours rien, pas un son, pas un trait, rien, seule­ment des mots. Des mots comme des crocs qui claque­nt et s’édentent der­rière le gibier filant à tire‑d’aile con­tre l’azur et où, pen­dant tout ce temps, tu as lais­sé mariner la ques­tion pen­dante de cette tem­pête. (TM 49)

Cette écri­t­ure véhé­mente et apparem­ment immé­di­ate suit le vecteur essen­tiel d’une pos­ture d’énonciation scénique qui revêt ou se soumet à qua­tre car­ac­téris­tiques : a) la thé­ma­ti­sa­tion auto­bi­ographique, b) une struc­ture dialogique et poly­phonique, c) la rudesse de la log­or­rhée, d) des élé­ments syn­tax­iques et lex­i­caux qui for­gent une langue inim­itable. Pos­ture d’énonciation qui est à la fois celle de Mar­tine Wijck­aert elle-même (au cœur du thème de son écri­t­ure), et celle de sa ou ses nar­ra­tri­ces et co-énon­ci­atri­ces incar­nées. Dans son rap­port à l’oralité et à la matéri­al­ité de son énon­ci­a­tion, l’écriture de Wijck­aert illus­tre de nom­breuses car­ac­téris­tiques détec­tées par San­drine Le Pors 13 au sujet des voix théâ­trales con­tem­po­raines : dial­o­gisme de pièces mono­loguées, expéri­ence log­or­rhéique et prophé­tique, ou encore pri­mauté de l’énonciation (« la voix précède le texte »). Une écri­t­ure pro­pre­ment rhap­sodique au sens de Jean-Pierre Sar­razac, qui dit le moi et le joue, s’en joue vigoureuse­ment. Proféra­tion du je et du jeu.

a) Cette écri­t­ure « énon­cée » est d’abord, du point de vue de son auteur, la néces­sité para­doxale de trans­met­tre un thème biographique omniprésent : le refus de la trans­mis­sion. La pos­ture d’énonciation choisie, essen­tielle­ment mono­loguée, est le moyen d’expression d’une colère qui sous-tend cette exac­er­ba­tion de la parole mise en scène. Qu’est-ce que cette trans­mis­sion que refuse Wijck­aert ?

Ren­tr­er dans le mécan­isme de la trans­mis­sion généra­tionnelle est de l’ordre de la trans­mis­sion d’une escro­querie. Il est impor­tant qu’à cer­tains moment cer­taines per­son­nes opposent à cela des frac­tures extrême­ment nettes et vio­lentes en tran­chant ce fil […]. Rompre avec le désir de per­pétuer quelque chose qui soit l’expression tan­gi­ble d’une matéri­al­ité par un signe quel­conque : une mai­son, un ter­rain, un jardin, un pat­ri­moine. Toutes formes bru­tales de la trans­mis­sion, mais qui en sont les plus minables.

Là où l’organisation de la vie dans une forêt par exem­ple est beau­coup plus méta­physique. Elle ne laisse pas un pat­ri­moine tan­gi­ble, elle laisse la tran­si­tion d’un mou­ve­ment per­pétuel. C’est ce mou­ve­ment per­pétuel qui m’intéresse. 14

[extraits CQUI 21 + 38 (ex A)]

Wijck­aert offre une langue dont les com­posantes matéri­al­isées et oral­isées traduisent les préoc­cu­pa­tions d’un auteur advenu à la scène dans l’écriture de son qua­si tes­ta­ment social. Si le texte occupe presque vio­lem­ment tout l’espace de la scène, il n’a pas tou­jours de con­ti­nu­ité néces­saire­ment organ­isée, ni n’est por­teur d’un sens linéaire, autre que celui de tra­vers­er ou plutôt de trans­met­tre le paysage et l’histoire de la con­struc­tion d’un esprit qui se refuse au lig­nage, à la linéar­ité ascen­dante ou descen­dante d’une his­toire famil­iale dite « clas­sique » ou « con­forme ». La thé­ma­ti­sa­tion biographique est à pren­dre en compte dans le soubasse­ment sur lequel s’érigent les mots si forts qui sur­giront, non dans leur lit­téral­ité ou leurs images saugrenues bien sûr (Wijck­aert a de l’humour…), mais dans le fonde­ment de cette colère et du refus de se voir impos­er le sché­ma de la repro­duc­tion biologique et famil­iale, ter­restre en somme.

[extraits TM 47 + 62 (ex B)]

Cette volon­té d’énoncer la colère et le refus provoque donc énon­ci­a­tion et proféra­tion du moi. Ce moi mibi­ographique mi-incan­ta­toire ou fic­tion­nel s’incarne dans une nar­ra­trice scénique (ou plus rarement un nar­ra­teur) por­teuse d’un mono­logue log­or­rhéique dont l’auteur implicite est revendiqué d’un point de vue auto­bi­ographique par l’auteure his­torique. L’espace men­tal de Wijck­aert se donne à livre ouvert comme l’expression d’une néces­sité. À tra­vers la mise en œuvre de cette nar­ra­trice omniprésente et omnipo­tente, on dis­tingue la mise en œuvre d’une auto-énon­ci­a­tion de l’auteure (sa pro­pre « table des matières »), cepen­dant tou­jours bar­rée de nom­breux mar­queurs fic­tion­nels qui empêchent d’y voir une pure auto­bi­ogra­phie.

L’art de l’acteur, c’est de ren­dre pos­si­ble et regard­able ce qui n’est ni pos­si­ble ni regard­able. Le « Je » est rarement regard­able. Véronique [Dumont, comé­di­enne nar­ra­trice attitrée dans les trois épisodes de TABLE DES MATIÈRES] est dev­enue mon plus bel ambas­sadeur. Je l’ai dirigée afin qu’elle me joue moi. […] Dans cette pièce, on est trois. Il y a le « je » peu regard­able, enfoui. Il fait place au « je » qui a dégoté un ambas­sadeur et finale­ment, le « moi » qui n’est pas là. 15

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Martine Wijckaert
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Benoit Hennaut
Benoît Hennaut est Docteur en lettres de l’ULB et de l’EHESS à Paris. Il est...Plus d'info
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