Projets en cours : LONELY VILLAGE et SEPT MAISONS

Entretien
Théâtre

Projets en cours : LONELY VILLAGE et SEPT MAISONS

Entretien avec Martine Wijckaert réalisé par Bernard Debroux

Le 29 Nov 2012

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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 115 - Martine Wijckaert - La Balse
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BERNARD DEBROUX : On est frap­pé quand on regarde ton par­cours de voir une cohérence, une ligne suiv­ie qui fait appa­raître que les créa­tions s’imbriquent les unes dans les autres ; et cela, surtout à par­tir du moment où tu t’installes dans les espaces de ces casernes aban­don­nées qui vont devenir le lieu du théâtre de la Bal­samine. On sait que pour toi le lieu a été déter­mi­nant, ce que tu appelles « la matière » pour aller d’un pro­jet à l’autre. Met­tre en scène pour toi, écrire, c’est racon­ter des his­toires ; pour finir par racon­ter « ton » his­toire. Cette démarche à la fois con­sciente, volon­taire d’un côté mais sans doute aus­si un peu incon­sciente, com­ment la qual­i­fi­er ? Cohérence n’est sans doute pas le bon mot…

Mar­tine Wijck­aert : Cette obses­sion.

B. D.: Oui, cette obses­sion. Quand quelque chose s’achève, ne pas lâch­er parce qu’il y a la prise d’une matière qui est là pour con­tin­uer…

M. W.: Il faut se ren­dre compte que les démarch­es, les actes au moment où tu les pos­es sont dif­fi­cile­ment for­mu­la­bles par toi, par la per­son­ne qui pose l’acte. Tu ne peux pos­er un regard sur ce que tu as fait au moment où tu l’as fait. Ce n’est pos­si­ble qu’au moment et où tu as pris une cer­taine dis­tance.

Cette remon­tée d’une his­toire qui ne finit jamais, qui est finale­ment le par­cours d’une com­bat­tante, si on peut appel­er ça comme ça : je me posi­tionne sou­vent dans cette démarche-là au sein d’une vie de tra­vail, d’une exis­tence de pas­sion, de con­tem­pla­tion. Quand je me remé­more des spec­ta­cles comme LA THÉORIE DU MOUCHOIR ou comme ROMÉO ET JULIETTE qui avait été mon­té dans la façade de la caserne avec Yvette, Math­ias et Éric Sle­ichim au sax­o­phone (c’était vrai­ment un tra­vail très libre à par­tir de vingt-cinq vers), j’ai l’impression que c’est à ce moment, sans doute, que se libère le poten­tiel qu’a fait appa­raître LA PILULE VERTE, à savoir qu’un tra­vail au théâtre peut en prenant appui sur des textes, exprimer sa pro­pre pos­ture et sa pro­pre sit­u­a­tion. LA PILULE VERTE a été autant l’expression du spec­ta­cle qui n’a jamais eu lieu par rup­ture avec l’institution, que l’expression de ma pro­pre sit­u­a­tion du moment où je me suis retrou­vée en squat­teuse dans ce lieu gigan­tesque et for­cée de se chauf­fer en brûlant du bois arraché au planch­er. Et donc tout ça a trou­vé sa fac­ture, sa place et son esthé­tique dans un spec­ta­cle qui est en défini­tive un des pre­miers spec­ta­cles où appa­rait un phénomène d’autoportrait, un démar­rage d’autoportrait de l’être au tra­vail et de l’être en face du monde.

B. D.: C’est au fond ce qu’on appelle aujourd’hui l’écriture de plateau. En repar­courant l’histoire de ton tra­vail, je me rends compte que tu as abor­dé cette démarche très tôt… Peut-être parce que LA PILULE VERTE en a été l’élément déclencheur pour des raisons à la fois externes au pro­jet, mais tu y serais sans doute venue à un moment ou un autre…

M. W.: Mais oui j’avais fait ça très tôt !

B. D.: On retrou­ve alors par la suite plutôt des spec­ta­cles « d’écriture scénique » et puis d’écriture tout court, puisque tu vas te met­tre à écrire tes pro­pres textes. Et de temps en temps au milieu de tout cela, on voit tout d’un coup un texte de quelqu’un d’autre qui sur­git et qui est mon­té tel quel. Pas beau­coup, mais il y en a.

M. W.: LA PILULE VERTE a été pour moi l’accident, parce que c’est un acci­dent. Ce spec­ta­cle n’aurait jamais existé sans l’accident insti­tu­tion­nel. Après coup, je remer­cie l’accident insti­tu­tion­nel du fond du cœur. Cela a été pour moi le feu vert pour dire : « Tu peux libre­ment dévelop­per une expres­sion plus indépen­dante du sché­ma tra­di­tion­nel qui voulait qu’un met­teur en scène mette en scène des textes qu’il éprou­ve, ressent plus que d’autres et au sein desquels il peut trou­ver une expres­sion sin­gulière. » Tout à coup, licence était don­née de dire : « Cette nar­ra­tion, tu peux, sous cer­taines con­di­tions de rigueur dra­maturgique, en être l’initiatrice ». Et dès l’instant où ça a été posé, j’ai l’impression que tout à coup, c’est mon pro­pre vécu qui a été jeté dans la mêlée et qui, en tant que tel, est devenu comme le ter­rain de l’expérience d’un vécu beau­coup plus large. L’acteur de l’écriture devient égale­ment le cobaye : tu deviens, toi, ta vie, ton tra­vail, une espèce de ter­rain d’expérience et de mise à l’épreuve sous micro­scope de ce qui est la mise à l’épreuve de tout un cha­cun.

B. D.: Tu n’as pas peur, en trai­tant ce rap­port au monde indi­vidu­el et très per­son­nel de ponctuer ce tra­vail par de grandes œuvres musi­cales clas­siques. Tous ceux qui ont vu LA PILULE VERTE ne sont pas près d’oublier la danse des cheva­liers du ROMÉO ET JULIETTE de Prokofiev. Ain­si aus­si du REQUIEM qui ouvre LA THÉORIE DU MOUCHOIR et la musique de Mozart qui rythme la pièce. Ce sera encore le cas pour CE QUI EST EN TRAIN DE SE DIRE écrit sur un thème de la JOHANNES-PASSION de Johan Sebas­t­ian Bach ou LE TERRITOIRE et le NISI DOMINUS de Haen­del. Comme si, en tout cas dans une série de spec­ta­cles, la musique était comme un con­tre­point lyrique à ce rap­port au monde si per­son­nel.

M. W.: Oui je le revendique : roman­tique, épique, lyrique.

B. D.: C’est ça qui, peut-être, ouvre aus­si à l’humanité ou au rap­port plus glob­al par rap­port aux sit­u­a­tions indi­vidu­elles. Tes spec­ta­cles sem­blent baign­er dans un univers qu’on a appelé un temps la bel­gi­tude. Acceptes-tu qu’on dise qu’on retrou­ve chez toi ce côté un peu belge, fla­mand…?

M. W.: On est quand même aus­si façon­né par l’histoire du ciel qui nous abrite, par toute l’histoire artis­tique pro­fonde qui nous précède. Et je trou­ve for­mi­da­ble de pou­voir, sans même qu’on s’en rende compte, libre­ment, être envahi par tout un passé icono­graphique qui n’arrête pas de bouger, d’être vivant, de se trans­former et d’être comme un abécé­daire mis à ta dis­po­si­tion, avec lequel tu peux jon­gler libre­ment.

C’est comme quand tu te promènes dans un grand musée et que tu par­cours les œuvres, tu en refais pour toi l’inventaire, et tu as l’impression de te promen­er dans ta mai­son. Je trou­ve cette émo­tion-là si puis­sante, elle charge toute démarche artis­tique. Il y a des artistes con­tem­po­rains qui me boule­versent par­ti­c­ulière­ment parce que tout à coup, je me dis : « Voilà le fils ou la fille de toute cette tra­di­tion pic­turale-là », tu le vois, tu sens cet héritage.

B. D.: En pro­longe­ment de cette ques­tion de l’héritage, dont on est façon­né et les sources d’inspiration qui nous précè­dent, est-ce que le pas­sage à l’écriture est venu, lui aus­si, de ces acci­dents de l’histoire ? Ou était-ce une préoc­cu­pa­tion anci­enne qui a émergé petit à petit : « je prends la scène en charge, pourquoi ne prendrais-je pas l’écriture ? »

M. W.: C’est vrai­ment quelque chose qui est né d’un acci­dent mirac­uleux. À par­tir du moment où Witkiewicz, qui déjà intrin­sèque­ment en soi est une écri­t­ure de la lib­erté et de la con­nex­ion à l’infini, (je ne soupçon­nais pas qu’un auteur puisse ouvrir telle­ment de portes), à par­tir du moment où, de manière acci­den­telle, j’insiste sur ce car­ac­tère acci­den­tel – l’existence est faite d’une série d’accidents dont on fait quelque chose ou dont on ne fait rien – à par­tir du moment où cet acci­dent pousse, ouvre cette porte, je pense qu’à ce moment-là, avec à la fois une cer­taine appréhen­sion, une cer­taine peur, je me suis autorisée la licence qui con­sis­tait à dire : « Est-ce que tu ne pour­rais pas t’aventurer à cess­er d’asservir cette espèce de matière bizarre qu’il y a dans ta tête pour les incruster au petit bon­heur la chance dans des élé­ments textuels préex­is­tants ? Est-ce que cette espèce de nébuleuse avec des corps con­sti­tués qui cir­cu­lent dans tous les sens qu’il y a dans ta tête, est-ce que tu ne peux pas en faire l’argument de départ ? » Et à ce moment-là, l’aventure de la dra­maturgie com­mence.

Voilà pourquoi mon­ter un texte ne m’intéressera plus jamais.

B. D.: Cette lib­erté née au départ de la matière et des con­traintes d’un lieu a don­né nais­sance à des écri­t­ures scéniques par­ti­c­ulières. Et ensuite, à l’écriture pro­pre­ment dite. Aujourd’hui, de nou­velles con­traintes, notam­ment finan­cières te poussent à dévelop­per un pro­jet qui serait plus de l’ordre de la per­for­mance, dans une démarche où ce sont d’avantage les élé­ments visuels et plas­tiques qui sont au cœur de la créa­tion.

Il s’agit de LONELY VILLAGE.

M. W.: LONELY VILLAGE, encore une fois, c’est un acci­dent. C’est un pur acci­dent. Il se fait que je vais tous les étés en retraite, si j’ose dire, dans une mai­son située dans un petit vil­lage abrité du tourisme dans le Lotet-Garonne. C’est un endroit que je con­nais bien où je me retire sous un amandi­er pour lire, pour dessin­er, jar­diner, faire de la bonne cui­sine. Lors d’un de mes séjours, Valérie Jung me con­fie son appareil pho­tographique pour que lors de ma prom­e­nade quo­ti­di­enne je pho­togra­phie pour elle une ruine que nous avions vue ensem­ble un jour. Moi qui ne fais jamais de pho­tos, j’ai décou­vert un peu au hasard la fas­ci­na­tion de pren­dre des images et je ne lui ai pas ren­du son appareil durant le mois de notre séjour ! Sans que je sache con­sciem­ment ce que je fai­sais, ce vil­lage per­du au milieu de nulle part, que je con­nais­sais du fond de ma poche, j’ai com­mencé, non pas véri­ta­ble­ment à le pho­togra­phi­er, mais à laiss­er venir à moi les images : je n’ai jamais été avec l’appareil vers un sujet, ce sont les sujets qui sont venus vers l’appareil… Bizarre, mys­térieux ! En ren­trant, je me rends compte que tous ces clichés sont des clichés où il n’y a aucun humain à part deux enfants que par hasard, j’ai pho­tographiés, qui remon­taient la rue prin­ci­pale du vil­lage en courant, qui m’ont dépassé, alors que j’étais cachée der­rière une anfrac­tu­osité parce que j’essayais de repér­er quelque chose de l’ordre du détail. J’ai donc ces deux enfants, ce qui est la seule trace humaine : deux enfants qui courent et qui regar­dent der­rière eux. À côté de ça, j’ai des yeux d’oiseaux, du végé­tal, des morts. J’ai passé beau­coup de temps dans le cimetière, pas telle­ment à pho­togra­phi­er des tombes, mais à m’approcher très près de ces vis­ages qui sont pho­tographiés ou délavés et qui ornent les tombes. Cet appareil qui était vrai­ment de bonne qual­ité te per­me­t­tait d’aller jusque dans l’œil… En ren­trant, je me suis dit : « c’est incroy­able ! Il n’y a que ces goss­es qui courent dans ce labyrinthe. » À côté de ça, il y a la présence d’une absence ou l’absence d’une présence ; l’absence d’une présence qui con­duit à la présence d’une absence. Devant mon ordi­na­teur, le seul pro­gramme que je con­naisse vrai­ment bien, c’est le pro­gramme Word qui me sert à orchestr­er l’alphabet des mots. Un traite­ment de texte par déf­i­ni­tion, ça sert à traiter du texte. C’est un out­il remar­quable pour qui tra­vaille avec a,b,c,d, cet alpha­bet-là, qui con­stru­it des mots puis des phras­es puis des textes entiers. Je ne sais pas par quelle opéra­tion du Saint-Esprit, j’ai boosté, j’ai vio­lé ce pro­gramme en dis­ant : « main­tenant, tu ne vas plus tra­vailler avec des a, des b, des c, des d, mais avec des images ».

Et j’ai com­mencé à retra­vailler chaque image, en éti­rant, en trans­for­mant, en sat­u­rant, en den­si­fi­ant des teintes. Des gens sont passés en me dis­ant : « Mais tu es com­plète­ment folle, tout le monde utilise Pho­to­shop ». Mais ça ne m’intéressait pas. C’était un lan­gage for­maté. Je préfère gliss­er dans mon dic­tio­n­naire Word mes nou­veaux et pro­pres mots qu’il va accepter, qu’il va met­tre dans son estom­ac. Et avec un sim­ple traite­ment de texte, j’ai com­mencé à tra­vailler ça, et il en est sor­ti comme la dra­maturgie d’une soli­tude et du temps, soit le temps que j’ai passé à laiss­er venir des sujets vers moi sans aucun volon­tarisme. J’ai com­mencé à assem­bler cette matière et il en est sor­ti ce que j’ai appelé des tableaux : cinq tableaux qui gravi­tent autour de cinq règles bien dif­férentes mais con­comi­tantes. Comme je n’avais pas l’outil ter­mi­nal pour finalis­er les choses, j’ai fait des cap­tures d’écran à cer­tains moments pour me ren­dre compte de l’assemblage, pour avoir un ensem­ble parce que je n’avais pas dix écrans devant moi… Et il en est sor­ti comme ça cinq tableaux qui décli­nent selon une cer­taine façon intu­itive ce « lone­ly vil­lage » où des mêmes détails, mais à l’échelle micro­scopique, se retrou­vent. Donc tu as cinq con­stel­la­tions, mais tou­jours autour de ce « lone­ly vil­lage » avec ces enfants qui n’arrêtent pas de courir et qui sont repris de manière dif­férente, isolés, éclatés, à l’intérieur d’un tableau. Chaque tableau con­tient qua­tre-vingt images ; chaque image est com­posée elle-même de plusieurs images que j’ai trans­for­mées, que j’ai assem­blées en une phrase. Il y a une longue phrase qui s’est écrite comme ça, qui se présente en cinq tableaux.

B. D.: Pourquoi dis-tu une longue phrase ?

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Martine Wijckaert
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Bernard Debroux
Bernard Debroux
Fondateur et membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales (directeur de publication de 1979 à...Plus d'info
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