ISABELLE DUMONT : J’ai lu dans ton CV que tu étais géologue de formation… Comment es-tu venue au théâtre, et au théâtre de Martine Wijckaert ?
Astrid Howard : Après mes études en géologie aux États-Unis, où je vivais, j’ai fait un doctorat, mais je n’imaginais pas rester toute ma vie dans un laboratoire ! Le hasard des rencontres m’a amenée à Bruxelles et je me suis inscrite à l’INSAS comme étudiante en mise en scène. J’avais Arlette Dupont comme professeur. On s’appréciait beaucoup et Arlette a parlé de moi à Martine. À l’époque, je travaillais comme assistante pour Thierry Salmon qui montait LES POSSÉDÉS d’après Dostoïevski. On s’est donc rencontrées, Martine et moi, et on a discuté pendant deux heures.
I. D.: Tu connaissais son travail ?
A. H.: Non. Je voulais voir LA THÉORIE DU MOUCHOIR qu’elle venait de créer, mais je n’ai pas pu. Pourquoi ? Je ne sais plus. Je n’ai même jamais vu de vidéo de ce que Martine avait fait avant, sauf des extraits lors de la réouverture de la Balsamine, mais je n’ai jamais vu la totalité d’un de ses spectacles sans être impliquée dedans. Sauf pour WIJCKAERT, UN INTERLUDE, où je n’ai pas pu assurer l’assistanat.
I. D.: Peut-être Martine t’a‑t-elle engagée parce que tu étais géologue ?!
A. H.: Je me suis toujours dit ça ! En fait, je ne sais pas… mais elle est très intéressée, très touchée par le monde naturel, les animaux surtout, et puis la cosmologie, l’astronomie. Pour elle, la présence de l’univers est très importante. Mais elle en parle de manière rationnelle. Elle est assez scientifique dans sa perception du monde.
I. D.: La science l’a d’ailleurs inspirée dans LES CHUTES DU NIAGARA qui était ton premier assistanat, en 1991 : un spectacle à la recherche du temps de l’amour perdu, une expérience sur la physique du couple, avec les acteurs Marc Schreiber et Ana Valverde…
A. H.: Oui, et ça m’a beaucoup plu, ce théâtre si physique, si visuel, presque sans texte… Pour moi qui venais des États-Unis où le théâtre est beaucoup plus basé sur le texte – sauf du côté de la performance –, c’était très nouveau. En même temps, j’ai tout de suite senti qu’il y avait des choses que je reconnaissais chez Martine, mais avec un point de vue différent du mien. Dans LES CHUTES DU NIAGARA, elle parle du moment où tu dis « je t’aime » à quelqu’un pour la première fois. Après, ce n’est plus jamais la même chose. Martine vit ça comme une perte. Moi, je vis ça comme une transformation. C’est-à-direqu’il y a perte, mais il y a gain d’autre chose aussi, enfin ça se transforme à tout moment.
I. D.: Dans une interview accordée à Josette Féral en 2007 1, Martine parle de l’art de mettre en scène comme de « l’art de gérer la perte » : « c’est la remise en scène obsessionnelle de ce moment de perte et de rupture » où le spectacle qu’elle a conçu est laissé aux acteurs. Mais elle en parle comme d’un moment de dépossession « extraordinaire»…
A. H. : Bien sûr, la perte lui est douloureuse et en même temps exaltante. Moi, j’essaie juste de servir le spectacle, c’est-à-dire que la vision qu’elle en a puisse se concrétiser. Ce qui est fascinant chez elle, c’est que tout peut se passer. Tout ce qui peut se passer dans un rêve, tout ce que tu peux imaginer dans ta tête peut se passer sur sa scène. La difficulté, et la beauté de travailleravec elle, c’est de chercher comment arriver à créer sur un plateau ce qui se passe dans un espace mental, dans la tête de quelqu’un. C’est ça le vrai challenge. Si on faisait du cinéma, ça pourrait être plus simple, mais ce serait moins intéressant.
I. D.: C’est le « bricolage » du théâtre qui l’intéresse…
A. H.: Oui, seul l’artisanat du théâtre peut créer ces choses-là. Par exemple, dans LES CHUTES DU NIAGARA, Marc Schreiber grimpait à un moment donné sur une sorte de mât, et ce mât commençait à vaciller dans l’espace, et Marc s’agrippait dessus, et le mât s’agitait de plus en plus, jusqu’à ce que Marc le lâche et atterrisse sur le sol tandis que le mât s’envolait. C’était Benoît Cogels et moi qui étions dans les coulisses pour actionner ce mât. Et c’était vraiment comme une danse avec Marc, assurée par une machinerie de contrepoids très artisanale mais très efficace. Pour Martine, le personnel de l’arrière scène, des coulisses, est aussi important que les acteurs sur scène, et les techniciens doivent aussi être des artistes : la manipulation de ce mât, ce n’était pas juste « je tire et je relâche », c’était tout un jeu avec l’interprète. Il faut donc un certain type de techniciens pour travailler sur les spectacles de Martine, et il y a parfois plus de monde en coulisses que sur le plateau !
I. D.: Tu as ensuite assisté Martine sur tous les spectacles qui ont suivi, sauf sur WIJCKAERT, UN INTERLUDE. Soit dix-sept ans de collaboration ! Que demande Martine à une assistante ?
A. H.: Au début, elle voulait juste que je prenne des notes de tout.
I. D.: Elle ne travaille jamais avec la vidéo ?
A. H.: Non, elle ne filme jamais les répétitions, mais elle a une très bonne mémoire, et les acteurs aussi. Les notes servent en cas de nécessité. Dans LES CHUTES DU NIAGARA, j’ai aussi fait des recherches pour les accessoires, j’étais dans les coulisses pour la régie plateau lors des représentations… et je m’occupais du café ! J’en parle parce que j’ai une petite histoire là-dessus. Quand j’apportais le café en répétition, Martine me disait : « Merci beaucoup Astrid » et moi je répondais : « You’re welcome » parce que je ne trouvais pas d’équivalent en français. Mais dans « you’re welcome », pour moi il y avait aussi l’idée : « J’ai fait quelque chose et je l’ai fait de bon cœur pour toi, mais ce n’est pas rien. » La petite assistante que j’étais voulait quelque part valoriser ce qu’elle faisait, même si c’était peu de chose. Ce que je ne savais pas, c’est que Martine se demandait pourquoi je lui souhaitais la bienvenue à chaque café ! Elle a fini par demander à Marc Schreiber, qui a vécu aux États-Unis, ce qu’il en était. Et il lui a expliqué que ça équivalait à « de rien » ou « avec plaisir ». Mais Martine a continué à me laisser dire « you’re welcome»… Je pense que c’est parce qu’elle aimait bien m’entendre parler anglais !
I. D.: Et apprécie-t-elle aussi ton charmant accent en français, dont cet entretien écrit ne peut malheureusement pas rendre compte ?