Bernard Debroux : Quel a été ton premier contact avec Kinshasa ? Était-ce pour Pitié !1 en 2009 ?
Alain Platel : En réalité, nous n’étions pas sûrs d’y aller. Certains danseurs se posaient la question de savoir s’il était « juste » d’un point de vue éthique d’aller jouer ce spectacle là-bas. Ils trouvaient qu’il fallait faire autre chose que d’aller jouer un spectacle à Kinshasa. J’ai insisté un peu, puis on a décidé d’y aller et de créer un fonds pour que les danseurs qui souhaitaient ne pas être payé puissent y reverser leur cachet ; c’était important pour eux.
B. D. : Vous n’avez pas seulement joué le spectacle, il y a eu des workshops, des rencontres.
A. P. : Je trouvais que c’était très important pour les danseurs d’y aller, de vivre cette expérience. Je savais aussi que les Congolais voulaient absolument qu’on vienne. Ils avaient envie de voir ce genre de démarche artistique avec laquelle ils avaient très peu de contacts. C’étaient pour les danseurs une expérience qui a changé leur vie. J’avais déjà d’autres expériences, notamment avec Serge Coulibaly à Ouagadougou où j’ai travaillé avec des danseurs burkinabés. Mais Pitié ! a été la première pièce de la compagnie C de la B jouée en Afrique.
B. D. : Quelle impression t’a faite Kinshasa quand tu y as débarqué ?
A. P. : L’arrivée à Kinshasa m’a fortement impressionné. Nous sommes arrivés le soir. Pour aller de l’aéroport vers la ville, il n’y avait pas encore de route macadamisée comme aujourd’hui. Je me rappelle le chaos énorme à côté de cette route, les gens qui y vivaient, les petites lumières, les odeurs, c’était bouleversant. Nous nous y sommes habitués petit à petit, mais nous vivions des expériences humaines très fortes. Comme nous étions là pour une semaine nous avions le temps de monter le spectacle mais aussi de visiter certains quartiers, de rencontrer de petits groupes d’artistes.
B. D. : Comment as-tu perçu le travail réalisé là-bas ?
A. P. : Les conditions de travail étaient très dures. J’ai fait le lien avec la Palestine où j’ai pu aller dés le début des années 2000. J’ai vu comment les gens, dans des conditions extrêmement difficiles, réussissent à faire de l’art, à créer, à être ensemble. Ce fut pour moi un choc énorme. En Palestine, c’était dans des conditions matérielles moins pénibles qu’au Congo, mais dans un sentiment d’enfermement très dur à vivre. Pour tous les gens qui étaient là avec moi, c’était vraiment inspirant ! Même si chez nous on a parfois des raisons de se plaindre de la manière dont les artistes sont traités, en allant là-bas, on reçoit comme une gifle en pleine figure !
On m’a tout de suite demandé, comme ce fut le cas en Palestine, si je ne voulais pas travailler avec des artistes autochtones. Il y a toujours cette nécessité de créer des spectacles autour des problèmes que les gens vivent. Ça me gêne très fort d’entrer dans ce genre de projet parce que je crois que les gens doivent le faire eux-mêmes. Ce que je cherche d’abord c’est d’avoir une rencontre artistique et humaine. Dans ce sens Coup fatal est vraiment le projet dont je rêve…
B. D. : Vous signez le spectacle à trois : Serge Kakudji, Fabrizio Cassol et toi…
A. P. : C’est Serge Kakudji et Paul Kerstens qui sont à l’origine du projet, né en prolongement de l’expérience vécue par Serge dans Pitié !. À cette époque, il avait dix- sept ans et était fasciné par la musique baroque. Sa participation dans Pitié ! lui a permis de rester en Belgique et en France et de suivre des cours de chant. Mais son projet n’était pas de s’installer définitivement ici. Il voulait profiter de cette expérience et la partager avec des musiciens à Kinshasa. Il mène une recherche depuis quatre ans sur les possibilités d’interpréter cette musique baroque européenne et la mêler à la musique africaine. Paul Kerstens l’a toujours suivi et soutenu. De là est venue l’idée de faire un spectacle. Ils ont ensuite demandé à Fabrizio de participer à sa réalisation. Fabrizio, avec qui j’ai un long compagnonnage, a souhaité que je participe au projet. Je ne savais pas au départ si j’allais pouvoir le faire. Quand je les ai vus travailler en été 2013 à Kinshasa, sans savoir au départ quelle serait exactement ma participation, j’ai voulu absolument être dans ce « bain » musical extraordinaire.
B. D. : Quelle est la méthode de travail que tu utilises pour Coup fatal ? Habituellement tu travailles avec tes danseurs (même si tu te considères comme un metteur en scène et non comme un chorégraphe). Ici c’est, j’imagine, une toute autre approche. Ce sont des musiciens, même si pour les Africains, l’expression musicale est en général peu séparée d’un engagement physique et corporel.
- Pitié ! d’Alain Platel et Fabrizio Cassol. Dansé et créé par : Élie Tass, Émile Josse, Hyo Seung Ye, Juliana Neves, Lisi Estaras, Louis- Clément Da Costa, Mathieu Desseigne Ravel, Quan Bui Ngoc, Romeu Runa, Rosalba Torres Guerrero ; chanté par : Claron Mc Fadden, Laura Claycomb, Melissa Givens (soprano), Cristina Zavalloni, Maribeth Diggle, Monica Brett- Crowther (mezzo), Serge Kakudji (contre-ténor), Magic Malik (chant et flûte); musique jouée par Aka Moon : Fabrizio Cassol (saxophone), Michel Hatzigeorgiou (fender bass, bouzouki), Stéphane Galland (drums, percussion), Airelle Besson / Sanne Van Hek (trompette), Krassimir Sterev / Philippe Thuriot (accordéon), Michael Moser / Lode Vercampt (violoncelle), Tcha Limberger / Alexandre Cavalière (violon). ↩︎
- Voir explication page XX. ↩︎
- Tauberbach d’Alain Platel, avec Bérengère Bodin, Élie Tass, Elsie de Brauw, Lisi Estaras, Romeu Runa, Ross McCormack. Voir L’ange Platel, Alternatives théâtrales no 120, 1er trimestre 2014. ↩︎
- Michel Serres, Petite Poucette, Éd. Le Pommier, collection manifestes, 2012. ↩︎