Les images avant les mots À propos de GHOST ROAD 2, CHILDREN OF NOWHERE

Les images avant les mots À propos de GHOST ROAD 2, CHILDREN OF NOWHERE

Entretien avec Fabrice Murgia

Le 14 Jan 2015
Viviane De Muynck à Antofagaste, Chili, janvier 2014. Photo Fabrice Murgia.
Viviane De Muynck à Antofagaste, Chili, janvier 2014. Photo Fabrice Murgia.

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Viviane De Muynck à Antofagaste, Chili, janvier 2014. Photo Fabrice Murgia.
Viviane De Muynck à Antofagaste, Chili, janvier 2014. Photo Fabrice Murgia.
Article publié pour le numéro
124 – 125
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YANNIC MANCEL : Dès 2010 vous aviez conçu puis réal­isé un pre­mier pro­jet inti­t­ulé déjà GHOST ROAD (route fan­tôme) où était abor­dée la ques­tion de la désaf­fec­tion puis de la déser­ti­fi­ca­tion démo­graphique de ces vil­lages de l’arrière-pays cal­i­fornien qui autre­fois jalon­naient les étapes de la fameuse Route 66, celle qui reli­ait Chica­go à Los Ange­les.

Fab­rice Mur­gia : Au départ j’avais tra­vail­lé sur la pièce de Falk Richter DIEU EST UN DJ. C’é­tait ma deux­ième mise en scène après LE CHAGRIN DES OGRES. Pour la pre­mière fois j’osais me con­fron­ter à un texte écrit, un texte d’auteur. Falk Richter a été très acces­si­ble. Il m’a racon­té com­ment lui était venue l’idée du texte, en tra­ver­sant la Val­lée de la Mort, je le pré­cise pour l’anecdote, dans une voiture qui lui avait été prêtée par Peter Sel­l­ars… Il s’é­tait arrêté à plusieurs repris­es dans ces « Ghost Towns » du Sud-Ouest des États-Unis et avait
écrit sa pièce dans les pré­fab­riqués où il avait fait halte.

J’ai eu envie d’aller vis­iter cet envi­ron­nement et de m’’asseoir dans les mêmes endroits que lui pour m’im­prégn­er de l’at­mo­sphère et de ce qu’il en avait ressen­ti. J’en ai prof­ité pour refaire en entier le par­cours de la Route 66 qui est elle-même dev­enue une route fan­tôme, celle de la fail­lite du rêve améri­cain, depuis qu’en par­al­lèle une autoroute a été con­stru­ite, plus per­for­mante, mais qui écrase les paysages au lieu de les con­tem­pler.

Je n’ai jamais voulu faire un spec­ta­cle sur l’im­péri­al­isme et les con­séquences cru­elles de la com­péti­tion ou de la course à la mod­erni­sa­tion. J’ai seule­ment voulu mon­tr­er les gens qui avaient fait (ou subi) Le choix de rester là. Ç’au­rait pu être aus­si bien un reportage pho­to ou un film doc­u­men­taire. Au cours de ce périple, je suis tombé sur une ville encore plus étrange que les autres : Dar­win City (la bien nom­mée!) que Falk Richter appelle dans son texte « Dar­win City of Fall­en Angels », une ville minière — déjà ! — où l’on tes­tait des explosifs.

J’ai voulu y retourn­er avec Viviane De Muynck, parce qu’il était impor­tant pour moi, dans le proces­sus doc­u­men­taire, de me con­fron­ter à une per­son­ne plus âgée, dont l’âge et la rela­tion à l’échéance de la mort étaient plus proches de ce que doivent ressen­tir les sur­vivants vieil­lis­sants de cette Val­lée. Il fal­lait sans tabou se con­fron­ter à cette thé­ma­tique : regarder en arrière, mais aus­si en face, vers la mort, avec sérénité, comme le sug­gèrent et le soulig­nent ces paysages désolés et leurs derniers habi­tants. Le texte est né de mes con­ver­sa­tions avec Viviane et avec ces habi­tants.

C’est donc un road movie, un par­cours ini­ti­a­tique né de la ren­con­tre par étapes, par épreuves suc­ces­sives avec divers pro­tag­o­nistes. GHOST ROAD était aus­si un pro­jet que je voulais en rup­ture avec le plus con­nu et le plus vu de mes spec­ta­cles, LE CHAGRIN DES OGRES, qui était un spec­ta­cle jeune, tur­bu­lent, provo­ca­teur mais qui, du fait de sa très longue tournée, ne cor­re­spondait plus à ce que je voulais explor­er. Lorsque Jan Lauw­ers a reçu son Lion d’or à Venise, il a déclaré : « le théâtre est un art qui se pra­tique avec les bonnes per­son­nes, au bon endroit, mais peut-être pas au bon moment. C’est ain­si qu’il préserve sa voca­tion cri­tique et le rôle d’op­po­si­tion poé­tique qui doit être le sien. » 

Y. M.: Com­ment par la suite s’est pen­sé ce rebond sur un deux­ième volet, voire ensuite un troisième ? Aviez-vous au départ l’idée d’une trilogie?Et pour ce qui con­cerne ce deux­ième ren­dez-vous à venir, que vous annon­cez cette fois sur l’évo­ca­tion d’un désert chilien, est-ce que le fait que l’un de vos com­man­di­taires prin­ci­paux, en l’oc­cur­rence Daniel Cor­do­va, soit d’origine chili­enne, a influ­encé votre choix ?

Fab­rice Mur­gia : Le pro­jet d’une trilo­gie était encore abstrait, con­crète­ment je n’avais que le pro­jet du pre­mier volet, l’épisode états-unien. Mais j’ai décou­vert le cas de Cha­cabu­co avant de par­tir pour les États-Unis. 

En écrivant le « un », je savais déjà que le « deux » serait con­sacré au Chili. Je ne l’ai fait ni à la demande de Daniel Cor­do­va, encore moins pour com­plaire au pro­duc­teur qui s’é­tait déjà investi sur le pre­mier vol­er. Il se trou­ve que je suis Lié­geois, issu de par­ents immi­grés comme nous l’avons déjà évo­qué ensem­ble (Alter­na­tives théâ­trales, hors-série Villes en scène, 2013) et que rien de ce qui con­cerne l’ex­il et les migra­tions ne m’est étranger. 

Il y a à Liège comme à Brux­elles de nom­breux exilés chiliens qui ont fui la dic­tature de Pinochet. Pour eux et avec eux j’ai par­ticipé à de nom­breuses soirées poé­tiques, autour de l’œuvre de Neru­da par exem­ple. Je souhaitais que les ques­tions économique et poli­tique soient présentes tout au long de cette trilo­gie : elles y sont déjà avec la crise des « sub­primes », l’une des caus­es de la déser­ti­fi­ca­tion immo­bil­ière de la Val­lée de la Mort.

Le trait d’union entre les deux volets, c’est que le putsch qui a des­ti­tué le Prési­dent Allende et porté le général Pinochet au pou­voir est un coup d’é­tat nord-améri­cain, our­di par la CIA pour remet­tre la main sur les mines de cuiv­re et les nom­breuses autres ressources minérales du pays. 

Il se trou­ve que Le Fes­ti­val de San­ti­a­go avait invité dans sa pro­gram­ma­tion LE CHAGRIN DES OGRES. Ma pre­mière vis­ite au Chili fut donc pour accom­pa­g­n­er le spec­ta­cle. J’avais enten­du par­lé de Cha­cabu­co, j’ai donc voulu me ren­dre sur place. J’ai reçu là un choc insen­sé. 

GHOST ROAD est l’histoire de per­son­nes qui ressem­blent à des lieux, à des sites. J’é­tais con­fron­té là à une muta­tion sociale, micro­cos­mique, d’une sin­gu­lar­ité excep­tion­nelle­ment étrange. D’abord il y avait eu une mine de nitrate et donc un développe­ment indus­triel érigé en plein désert, celui d’Atacama. On y avait établi un régime de com­merce insu­laire qui édi­tait même sa pro­pre mon­naie. On y payait avec des « fichas », des jetons. Et on achetait son pain dans la boulan­gerie qui apparte­nait au patron:une façon astu­cieuse de lui faire remon­ter une par­tie de l’argent des salaires. Ce monde était très dur : la mor­tal­ité acci­den­telle au tra­vail y était presque aus­si fréquente et banal­isée qu’en temps de guerre. Vin­rent ensuite la crise — crise économique, crise d’ex­ploita­tion — et l’ex­ode. Puis au lende­main du coup d’é­tat, le site fut trans­for­mé en immense camp de con­cen­tra­tion pour Les opposants à la dic­tature de Pinochet, les anciens mil­i­tants nos­tal­giques d’Allende, les intel­lectuels, les artistes qu’il fal­lait met­tre hors d’é­tat de s’ex­primer. Ce camp qui, tout en pra­ti­quant régulière­ment la répres­sion et les exé­cu­tions som­maires, n’avait aucun objec­tif d’extermination, était plutôt conçu comme un lab­o­ra­toire d’é­tude des com­porte­ments et un cen­tre de réé­d­u­ca­tion. S’or­gan­isa alors une micro-société pleine de con­tra­dic­tions, qui ira même jusqu’à créer un théâtre expéri­men­tal, un ate­lier de sculp­ture, un groupe de lit­téra­ture.

Pen­dant dix ans va régn­er là la ter­reur. Aujourd’hui encore, on croise des femmes qui creusent la terre avec une petite pelle à la recherche de quelques osse­ments ayant pu appartenir à un père, un frère ou un mari. L’en­jeu pour elles aujourd’hui est celui de la répa­ra­tion — de la résilience ? — face à un deuil qui n’a pas pu s’ac­com­plir. Moi-même enfant d’émi­grés com­prends bien com­ment une blessure, en l’oc­cur­rence pour moi celle de l’ex­il, peut rester béante et se trans­met­tre de généra­tion en généra­tion sans jamais se refer­mer.

Jeune fille dans Le désert d’Atacama, Chili, janvier 2014. Photo Fabrice Murgia.
Jeune fille dans Le désert d’Atacama, Chili, jan­vi­er 2014. Pho­to Fab­rice Mur­gia.

Cha­cabu­co est donc dev­enue cette ville fan­tôme par­fois vis­itée par des habi­tants de San­ti­a­go dont la vie quo­ti­di­enne demeure han­tée par la présence à quelques mètres de chez eux d’un ancien tor­tion­naire impuni, par­fois leur pro­pre tor­tion­naire, avec lesquels impuis­sants ils sont oblig­és de cohab­iter.

Y. M.: Qu’y aura-t-il donc de com­mun entre les trois épisodes de GHOST ROAD ?

Fab­rice Mur­gia : L’idée générique de GHOST ROAD, c’est qu’on arrive dans un désert. On a un peu pré­paré, on s’est un peu doc­u­men­té, mais pas trop, sans feuille de route trop pré­cise, pour pou­voir se laiss­er sur­pren­dre. On prend le temps de par­ler avec les gens, de les inter­view­er, sans aucun plan­ning de ren­dez-vous qui nous pousserait à pass­er trop tôt à quelqu’un d’autre. On se laisse entre deux « car­refours », entre deux « points de ren­dez-vous », une grande marge d’im­pro­vi­sa­tion, un peu comme en jazz.

Y. M.: Pour­riez-vous nous dire un mot du troisième épisode à venir ? Sa thé­ma­tique ? Le choix du site ?

Fab­rice Mur­gia : Peut-être Fukushi­ma.. Mais il fau­dra trou­ver des parte­naires japon­ais. Cela n’au­rait aucun sens de ne pas jouer ce spec­ta­cle au Japon. On va y jouer prochaine­ment NOTRE PEUR DE N’ÊTRE. Ce sera l’occasion d’un pre­mier con­tact et peut-être aus­si d’une pre­mière ren­con­tre avec des acteurs japon­ais.

Y. M.: Et sur un plan dra­maturgique et esthé­tique, quel serait le dénom­i­na­teur com­mun entre les choix de Dar­win City, Cha­cabu­co et Fukushi­ma ?

Fab­rice Mur­gia : La con­tem­pla­tion d’un paysage dévasté pour com­pren­dre com­ment le recon­stru­ire, et pour cela il faut se retourn­er, regarder en arrière, ce que fait Viviane dans le pre­mier volet.

Y. M.: Cela rejoint le pro­pos de Gram­sci que Dario Fo aimait à citer : « Pour savoir où l’on va, il faut savoir d’où l’on vient.….».

Fab­rice Mur­gia : Oui, et comme dans toute bonne trilo­gie, c’est la loi du genre, le troisième volet devra assem­bler les trois élé­ments, ten­ter de résoudre une prob­lé­ma­tique.

Y. M.: Dans le sec­ond pro­jet, on retrou­vera Viviane De Muynck, peut-être aus­si dans le troisième. Pourquoi un tel attache­ment àcette actrice?Que dit-elle de si par­ti­c­uli­er dans Le pro­pos général que vous avez choisi ? Quel est son rôle en ter­mes d’im­age, d’icone ?

Fab­rice Mur­gia : Le choix de Viviane est très lié au pro­jet lit­téraire de la pre­mière pièce, à son écri­t­ure. Je savais qu’il fal­lait par­tir de Ker­ouac et de la Beat Gen­er­a­tion : j’ai même glis­sé un poème de Gins­berg à La fin de la représen­ta­tion. De même que la poésie chili­enne sera très présente dans le sec­ond épisode. Pour moi, Viviane incar­ne l’e­sprit de la Beat Gen­er­a­tion. Pour représen­ter un monde, et surtout un monde dis­paru, il faut un acteur ou une actrice qui soit un mon­u­ment, un mon­u­ment scénique. Viviane est ce mon­u­ment. Pour racon­ter une telle his­toire, je n’au­rais pas pu faire con­fi­ance à un jeune acteur. Ques­tion de mémoire et de vécu, peut-être. Viviane, seule sur une chaise, dans une boîte noire, face pub­lic, inspire cette con­fi­ance.

La rela­tion au spec­ta­teur pour Le volet chilien, tel qu’au­jour­d’hui je l’imagine, sera plus immer­sive. Je vois Viviane au milieu du pub­lic sur une aire de sable aride qui les relie sur un même plan. Je souhaite que ce deux­ième épisode évoque la prox­im­ité, incite au touch­er. Il y a, je crois, un thème que je ne cesse d’ex­plor­er et de déclin­er dans tous mes spec­ta­cles : c’est la soli­tude, sous toutes ses formes et dans toutes ses dif­férentes vari­a­tions.

Y. M.: Com­ment écrivez-vous ?Arrivez-vous au plateau avec une brochure établie, un texte déjà écrit ? Ou bien seriez-vous plutôt ce qu’on appelle aujourd’hui un « écrivain de plateau », qui écrirait un peu tou les jours en fonc­tion de ce que le tra­vail de répéti­tion et d’im­pro­vi­sa­tion a révélé dans la journée ?

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Écrit par Yannic Mancel
Après l’avoir été au Théâtre Nation­al de Stras­bourg puis au Théâtre Nation­al de Bel­gique, Yan­nic Man­cel est depuis...Plus d'info
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