Une langue monstrueuse ne peut être interprétée que par des acteurs monstrueux !
Non classé

Une langue monstrueuse ne peut être interprétée que par des acteurs monstrueux !

Le 18 Jan 2015
Article publié pour le numéro
124 – 125
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

Au début des années 90, Jean-Pierre Ver­heggen com­mit un long poème ravageur, éruc­teur, un cri con­tre le deuil de sa mère et l’in­jus­tice de la mort, con­tre de ter­ri­bles douleurs vis­cérales qu’on pou­vait inter­préter comme les symp­tômes d’un accouche­ment à l’en­vers, et enfin con­tre la panne d’écri­t­ure, cette impuis­sance du poète qui réduit à néant l’ex­pul­sion du souf­fle et du verbe. Le met­teur en scène Daniel Simon con­fia ce Sta­bat Mater icon­o­claste et païen au comé­di­en Jean-Claude Derud­der, acteur puis­sant, par ailleurs han­té depuis tou­jours par le génie de Van Gogh, sa souf­france, son engage­ment. À l’occasion de Mons 2015, il revien­dra à la fig­ure de l’artiste qui séjour­na dans le Bori­nage et s’intéressa de près à sa pop­u­la­tion. Vingt-cinq ans après leur pre­mière ren­con­tre, nous avons demandé au poète d’évo­quer l’ac­teur.

Y. M.

MAIS QUI SONT CES AGITÉS du buc­cal et quelle langue par­lent-ils ? Qui sont ces hausseurs de ton ou ces réduc­teurs de vol­ume sonore qui tan­tôt vocif­èrent en vocif­éri vocif­éro­ces, tan­tôt chu­chotent en mur­muri « pouma­tiques » et moitié pal­abrais ? Qui languent donc une telle langue qu’on dirait du français ani­mal­isé ? Une langue inouïe et pour­tant inouï­verselle aux mains — bouche et oreilles !— de cer­tains écrivains ! Qui entrent dans la danse — osent entr­er ! — dans la danse de cette masse si dense et dans la matière orale et scrip­turale dont elle est faite?Eh bien, dans le chapitre qu’il con­sacre au théâtre de Valère Nova­ri­na, dans LA LANGUE ET SES MONSTRES (Cadex/L’ostiaque 1989 qui sera repub­lié et réac­tu­al­isé chez son édi­teur P.O.L. en novem­bre prochain) Chris­t­ian Pri­gent pointe l’ac­teur fou « ce danseur niet­zschéen, penseur au marteau, funam­bule sans filet gram­mat­i­cal « tech­ni­cien du dépasse­ment » dont la « mis­sion » est de nous faire « voir », à chaque moment, la drame de la nais­sance et de la dis­pari­tion des langues ».

Comme lui, je con­nais­sais les écrits de Valère Nova­ri­na dont les pre­miers textes que j’avais décou­verts sur man­u­scrits dans les années 70, allaient paraître, dans la col­lec­tion TXT, chez Chris­t­ian Bour­go­is. Ain­si, entre autres, LE BABIL DES CLASSES DANGEREUSES qui dans sa troisième par­tie, com­pre­nait cet éton­nant, ressas­sant et vir­u­lent, MONOLOGUE D’ADRAMÉLECH. En 1988, Valère m’avait con­vié à le rejoin­dre au Cen­tre cul­turel de Mons, pour assis­ter à ses côtés, à la pre­mière de ce mono­logue, inter­prété par Jean-Claude Derud­der que je ne con­nais­sais ni d’Ève ni d’Adam : c’est le cas de l’écrire quand on sait la place que ces ancêtres engen­dreurs de noms — près de trois mille !— occu­pent, à côté de Dieu, dans le théâtre de Nova­ri­na ! Derud­der, dis­ais-je, dont la répu­ta­tion scénique était, selon le bigo­phone de la pro­fes­sion, très pos­i­tive !J’en étais « wal­lon­nement » réjoui ! Je me demandais toute­fois com­ment il allait se dépa­touiller avec un tel texte fait d’embûches, de chausse-trapes lin­guis­tiques et de con­tre­sens maîtrisés !C’é­tait, on l’au­ra com­pris, une sacrée gageure, un véri­ta­ble défi mais surtout, in fine, l’honneur d’en­tr­er dans le cer­cle très fer­mé (après Mar­con) des acteurs novariniens de la pre­mière heure, certes cela n’était pas gag­né d’a­vance ! La mise en scène — étonnnante!— était signée Bar­bara Bua. À vrai dire, je ne m’at­tendais pas à voir sur­gir dans la peau d’Adramélech un tel géant, évolu­ant sur un planch­er, marin et mobile, qui tan­guait — entre « lan­gage et tan­gage » comme en son titre l’un des livres les plus remar­quables de Michel Leiris ! — un Derud­der qui pas­sait aus­si aisé­ment d’Adramélech à Adraméluch, Adramion, et que sais-je : Ablamélech, jac­tant sans retenue ses colères, ses angoiss­es et autres doutes ! Intariss­able, défer­lant, se lâchant pleins poumons, déchaîné con­tre les langues patronales d’oppression ! Bref ! J’avais, comme je le souhaitais, sous les yeux et dans les oreilles, quelqu’un qui était à même de hurler que la langue qu’on langue n’est pas inno­cente, qui était capa­ble de — je para­phrase Nova­ri­na ! — de sabr­er dans les ter­mi­naisons con­v­enues, de « vibra­phon­er » les dou­bles, de laper les sens pour mieux les ger­ber dans les eau à sons ! Un homme de mots, quoi !

Un vrai ! Sans pos­ture cri­arde ni retenue éduquée ! Un homme de mots dont — aurait pu dire Bouche (le patron du « Babil ») — « les cos­tumes à mots lui sont très bien et vont très beaux » !À la fin du spec­ta­cle, j’al­lais le féliciter et me retrou­vais devant un fort des halles, un grand gail­lard « timide » plus écou­teur que locuteur!Je lui sig­nifi­ais mon admi­ra­tion pour sa presta­tion et, je m’en sou­viens avec émo­tion, il dég­lutis­sait presque gêné d’être com­pli­men­té ! J’a­jouterai que pen­dant que « Adramélech Derud­der » offi­ci­ait, Valère Nova­ri­na m’avait, dis­crète­ment, autant qu’am­i­cale­ment, heurté du coude en me dis­ant : « Voilà celui qui devrait être ton acteur ! »

Il devint « cet acteur en viande par­lante » pour mon STABAT MATER que le Théâtre Tra­verse allait créer en 1991, à Mons égale­ment, dans une adap­ta­tion de Lin­da Lewkow­icz et de Daniel Simon qui en out­re en assur­ait la mise en scène, avec bien sûr, Jean-Claude Derud­der aux manettes de l’in­ter­pré­ta­tion ! Un Derud­der, « ébran­lé » dirais-je, comme je le souhaitais, aux pris­es avec un lan­gage d’une cru­dité et d’une cru­auté, sans bornes, et un « affron­te­ment »
à la mère, indigne d’un fils ! Dur dur pour un Derud­der, me ques­tion­nais-je ? Eh bien, non ! Cet enfant, ce futur artiste qui quelque part, dans son prime âge s’est, sans doute exprimé en « oualon » sauvage, lui aus­si, (ce néol­o­gisme loin de l’orthodoxie dialec­tologique) ne pou­vait que ren­con­tr­er un tel texte paru lui aus­si aux édi­tions Cadex et dont les tirages de tête — quelle coïn­ci­dence!— étaient accom­pa­g­nés de dessins de neuf Nova­ri­na ! Pas com­mode ni facile de par­ler d’un texte par­turi­ant, d’un texte de « mau­vais sang rim­bal­dien » et de gésine délétère où l’injonction bru­tale est « Hurle, Maman, Casse-toi les couilles de ta glotte » suiv­ie d’un « Excrète-moi de toi, matrice-moi par ce mont voisin de ton obvers mon vénusien ». Restons-en là pour seule­ment admir­er Jean-Claude Derud­der et son staff scénique et tout de même, c’est la moin­dre des choses, remerci­er « ces va-t-en théâtre fous » (hélas, la race a dis­paru!) qu’é­taient Philippe van Kessel et Yan­nic Man­cel qui, quelle audace, à l’époque (aujourd’hui révolue) n’ont pas hésité à accueil­lir cet « hors norme » au Nation­al, dans leur ate­lier de menuis­erie, en 1995, aux séances de 18 heures 30 ! Qu’ils en soient remer­ciés ! Et qu’ils sachent que je leur en sais gré et les embrasse tous très poé­tique­ment ! Non sans sig­naler que j’ai égale­ment beau­coup appré­cié le flm/DVD de 1992 de Daniel Simon sur STABAT MATER et celui de Jean-Claude Derud­der et Ste­fan Thibeau de 2014, inti­t­ulé — quel beau titre ! — MÈRES BELLES À AGITÉES. Pas mal, non ? J’au­rais signé à deux ou trois mains pour y inclure la mienne de mère qui je crois, sa vie durant, n’a jamais lu un seul de mes textes et qui plus est, je l’ai racon­té plus de cent fois, quand son médecin lui sig­nalait qu’il avait vu dans la presse nationale un arti­cle élo­gieux à mon sujet, demandait à ma sœur si elle devait encore avoir con­fi­ance dans ce prati­cien !Superbe, je trou­ve ! Mag­nifique !

Non classé
1
Partager
Partagez vos réflexions...

Vous aimez nous lire ?

Aidez-nous à continuer l’aventure.

Votre soutien nous permet de poursuivre notre mission : financer nos auteur·ices, numériser nos archives, développer notre plateforme et maintenir notre indépendance éditoriale.
Chaque don compte pour faire vivre cette passion commune du théâtre.
Nous soutenir
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
#124 – 125
mai 2025

Elargir les frontières du théâtre

Précédent
17 Jan 2015 — NOUS AVONS rencontré Marco Martinelli et Ermanna Montanari au début de la création belge de RUMORE DI ACQUE (BRUITS D'EAUX,…

NOUS AVONS ren­con­tré Mar­co Mar­tinel­li et Erman­na Mon­ta­nari au début de la créa­tion belge de RUMORE DI ACQUE (BRUITS D’EAUX, texte français de Jean-Paul Man­ga­naro), un mono­logue inspiré par la tragédie des migrants en Méditer­ranée,…

Par Laurence Van Goethem
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total