Une amitié dans un siècle bouleversé

Théâtre
Réflexion

Une amitié dans un siècle bouleversé

Jerzy Grotowski et Peter Brook

Le 25 Oct 2015
Peter Brook et Jerzy Grotowski en 1956. Photo D. R.
Peter Brook et Jerzy Grotowski en 1956. Photo D. R.

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Peter Brook et Jerzy Grotowski en 1956. Photo D. R.
Peter Brook et Jerzy Grotowski en 1956. Photo D. R.
Article publié pour le numéro
126 – 127

Les qual­ités essen­tielles d’un homme se reflè­tent en ses amis, et par eux doivent un jour être per­pé­tuées.

Peter Brook

DES AMITIÉS il y en a eu dans l’histoire de l’art. Elles se nouent sur la base d’une com­mu­nauté de visées esthé­tiques, morales ou poli­tiques. Et les amis – je ne par­le pas ici d’une rela­tion col­lec­tive de groupe, mais d’une rela­tion binaire – bénéfi­cient d’un statut égal fondé sur l’équivalence et le partage réciproque. Ce sont des ami­tiés qui se dévelop­pent dans le con­texte des sociétés non total­i­taires où les men­aces qui pèsent sur les artistes con­cer­nent peut-être leur statut économique, comme ce fut le cas pour Zola et Cézanne, mais non pas leur survie artis­tique. Un autre lien se noue par­fois là où les con­traintes, les dan­gers et les sanc­tions visent cer­tains créa­teurs qui se trou­vent dému­nis face à la machine poli­tique de leur temps. Cela n’affecte pas la base ini­tiale de l’amitié qui se justifie par des don­nées com­munes entre les parte­naires, mais une dimen­sion autre s’ajoute, la dimen­sion du péril et de l’entraide néces­saire. Il serait intéres­sant de réper­to­ri­er ces ami­tiés dévelop­pées sous la dic­tature car elles sont nom­breuses. Ami­tiés durables ou ami­tiés pas­sagères qui impliquent toutes un risque et se confir­ment par le sec­ours apporté à l’autre. Ros­tropovitch n’a‑t-il pas sauvé Sol­jen­it­syne ? 

Il ne s’agit pas de procéder ici à un long inven­taire, mais on peut rap­pel­er une ami­tié par­a­dig­ma­tique dont le fonc­tion­nement acquiert une dimen­sion par­ti­c­ulière pour le théâtre du xxe siè­cle. L’amitié entre Stanislavs­ki et Mey­er­hold. Stanislavs­ki, lui, recon­naît vite les qual­ités de jeune Mey­er­hold au point de le dis­tribuer dans ce qui sera le spec­ta­cle socle du Théâtre d’Art : LA MoU­ETTE. Tur­bu­lent et insat­is­fait, on le sait, Mey­er­hold quitte son aîné pour s’éloigner et faire du théâtre loin de lui, en province où il explore les nou­velles dra­matur­gies, Ibsen, Maeter­linck. Cela n’empêchera pas Stanislavs­ki de suiv­re son par­cours, de l’ériger en parte­naire en rai­son même de leurs diver­gences. ( Je me sou­viens d’Ibsen, au som­met de sa gloire, qui pre­nait en compte les propo­si­tions du jeune Strind­berg, et pour ne pas l’oublier avait placé son por­trait der­rière le bureau de tra­vail. Il voulait écrire, avouait-il, en ayant « Strind­berg dans son dos »). Mey­er­hold occupe un statut sim­i­laire auprès de Stanislavs­ki qui l’invite à ouvrir un Stu­dio au Théâtre d’Art afin d’alimenter et de renou­vel­er l’esthétique du célèbre ensem­ble. C’est le stu­dio de 1905 qui agit­era les esprits, sus­cit­era l’agacement de Dantchenko et restera comme une ten­ta­tive avortée. Peu importe son échec appar­ent, c’est l’initiative qui compte et elle a à voir avec le besoin de dia­logue avec Mey­er­hold qu’a man­i­festé Stanislavs­ki. Et, plus tard, Gro­tows­ki, en faisant référence juste­ment à cette rela­tion exem­plaire, dira que le meilleur dis­ci­ple ce n’est pas le dis­ci­ple obéis­sant mais le dis­ci­ple révolté, le dis­ci­ple qui, comme Mey­er­hold, s’attaque à l’esthétique du maître. Plus tard, dans les années 30, quand, à l’incitation de Staline, s’instaure une ter­reur intel­lectuelle qui men­ace l’ensemble des artistes, même les plus dévoués comme Mey­er­hold, qui se trou­vent désor­mais en proie aux attaques vio­lentes et aux risques d’anéantissement physique. Alors, Stanislavs­ki invite son ami à trou­ver refuge dans l’îlot du stu­dio mar­gin­al qu’il avait mis en place et lui pro­pose de tra­vailler sur un opéra, LA DAME DE PIQUE – est-ce un pressen­ti­ment de la mort ? – et de s’écarter ain­si du champ explosif du théâtre pub­lic. Par son aide il lui accorde une chance de survie. Com­ment oubli­er la belle image du spec­ta­cle d’Eugenio Bar­ba où le vieux maître por­tait sur ses épaules le jeune ami désar­mé ? Stanislavs­ki une fois mort, les jours de Mey­er­hold seront comp­tés et il fini­ra en Sibérie, assas­s­iné. De cette fin s’est inspiré Kan­tor pour son dernier spec­ta­cle, AUJoURD’hUI C’EST MoN ANNIVERSAIRE. Voilà le sens de l’amitié pen­dant les temps de peste. Partager et aider pour que l’autre, l’ami en dan­ger, puisse con­tin­uer à tra­vailler, à vivre. C’est une ami­tié qui se con­stitue en résis­tance au dan­ger. Ain­si à la confiance dans l’art partagé avec son ami s’ajoute l’impératif de l’aide à lui apporter, lui, l’artiste men­acé.

« Toute com­para­i­son est à moitié fausse », on l’a sou­vent dit. Con­va­in­cu par cette asser­tion, j’avance la com­para­i­son entre l’amitié évo­quée de Stanislavs­ki et Mey­er­hold et l’amitié de Brook et Gro­tows­ki. Certes, les dif­férences sont mul­ti­ples : ils n’appartiennent pas à la même société, ils ont le même âge… mais les ressem­blances, elles aus­si, sont nom­breuses. D’abord une, la pre­mière : Brook, comme Stanislavs­ki, invite son col­lègue polon­ais à venir tra­vailler en 1964 dans un ate­lier avec les acteurs de la célèbre Roy­al Shake­speare Com­pa­ny. L’assise ini­tiale est liée au tra­vail, au partage des préoc­cu­pa­tions et des visées com­munes. Ensuite, d’autres motifs vien­dront les reli­er, motifs esthé­tiques ou motifs philosophiques, comme par exem­ple leur intérêt com­mun pour Jung et Gur­d­ji­eff. Ils se ver­ront sou­vent, mais lorsque la sit­u­a­tion s’aggrave en Pologne, la pos­ture de Brook va se rap­procher de plus en plus de celle de Stanislavs­ki et ses inter­ven­tions pren­dront le même sens : aide apportée à l’ami en dan­ger. La société polon­aise placée en « état de siège » pro­duit le con­texte qui ren­voie à l’autre, stal­in­ien, bien que tout de même moins meur­tri­er. Mais, cette fois-ci, la même con­ver­sion est néces­saire : l’ami devient l’allié. Allié qui vient au sec­ours, qui apporte sa cau­tion et fait jouer sa notoriété, qui écrit, prend posi­tion, s’engage : ami­tié de com­bat, ami­tié de pro­tec­tion. Con­clu­sion deux fois reprise pen­dant des temps de peste durant le siè­cle dernier.

À la dif­férence de Stanislavs­ki, Brook est sou­vent inter­venu pour par­ler de Gro­tows­ki, pour dévoil­er ce qui lui sem­blait être son unic­ité et son génie, pour dire sa dif­férence – en par­ti­c­uli­er pour ce qui con­cerne le rap­port au pub­lic – et surtout pour recon­naître leur vœu com­mun de dépasse­ment du théâtre d’art…

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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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