Projet au long cours imaginé par Alessandro Sciarroni, Turning interroge notre perception de la rotation. Une écriture du mouvement qui se conjugue au présent.
Tourner. S’épuiser. Reprendre. On pourrait ainsi résumer l’approche du chorégraphe et performer italien Alessandro Sciarroni dans son projet Turning qu’il décline en formes multiples. Mais ces quelques mots ne sauraient rendre compte de l’effet – quasi hypnotique – produit par cette gestuelle. Tourner, mais après ? Sciarroni développe une science de la perte, un jeu de (dés)équilibre qui porte la danse au delà du minimalisme. Le point de départ de l’ensemble est un projet intitulé Migrant Bodies dans lequel Alessandro Sciarroni étudiait les migrations des animaux et des humains. « Au Canada nous avons été témoins de certaines migrations importantes comme celle de saumons ou des oies » se remémore Alessandro Sciarroni. « Et j’ai réalisé que les trajectoires de la plupart des migrations sont basées sur un mouvement circulaire. Dans le projet Migrant Bodies, j’ai testé ce mouvement sur mon propre corps. Puis, j’ai essayé ce travail sur et avec un groupe de personnes à Lyon, à Rome et à la Biennale de Venise. Chaque expérimentation est une version différente d’un même projet ». Chroma, la version solo, sera créé à Paris en avril 2017 – elle a pour titre Chroma_don’t be frightened of turning the page1 – tandis que la version « ballet » a été créée durant la dernière Biennale de la danse de Lyon. On a pu voir une ébauche de la première, un solo porté par Sciarroni lui-même qui joue des clairs-obscurs, des formes détourées et de cet envoûtement propre à la transe. Dans la version pour ensemble, avec le Ballet de l’Opéra de Lyon, Sciarroni révèle une écriture peut-être plus intuitive. « Je me suis demandé pourquoi « utiliser » des interprètes de ballet. Quel est le lien entre le turning et leur parcours ? J’ai trouvé la réponse dans leur capacité, leur compétence à développer des figures classiques : fouetté, tours en l’air, tour à la seconde, entre autres. Ainsi au delà du challenge qui consiste à tourner sur soi-même sans fixer un point durant trente minutes, il est devenu très excitant également de comprendre comment ils pouvaient tourner en utilisant ces modèles classiques sur un temps relativement long ». L’intérêt a visiblement été partagé par ces interprètes déjà confrontés aux univers de Lucinda Childs, William Forsythe, Rachid Ouramdane, Anne Teresa De Keersmaeker ou Maguy Marin, soit autant d’écritures chorégraphiques différentes que de personnalités. Pourtant, c’est bien vers la grammaire académique qu’Alessandro Sciarroni a porté son regard. Et pour cause, le soliste de la danse classique tourne plus qu’à son tour. Les pointes même des ballerines, outre de grandir la silhouette, permettent des rotations virtuoses. Dans le sillage de créateurs comme Jan Fabre ou le duo Chaignaud/Bengolea, Sciarroni a donc fait du vocabulaire du ballet un terrain d’études. Mais alors est-ce que le turning libère le chorégraphe qu’il est ? Ou ajoute à l’incertitude ? « Il y a eu de la pression au départ car vous devez apprendre à contrôler les vertiges et l’équilibre. Ensuite c’est un voyage à propos de la liberté et du soin apporté à l’autre » répond Alessandro Scarrioni, conscient que la notion de « care » abordée ici renvoie aussi bien à la figure du duo ou de l’ensemble tels qu’envisagés par la danse, qu’elle soit contemporaine ou classique. « Vous devez être patient. La répétition de mouvements identiques engage l’effort de certaines parties du corps ; par exemple, si vous tournez, vous utilisez seulement certains muscles et articulations et donc après quelques jours si vous ne prenez pas soin de vous, cela peut se traduire par des douleurs ou vous pouvez vous blesser, tout simplement. Cela affecte le processus de création car après un moment, tout tend vers cette recherche consistant à prendre soin de vous. Chaque jour, j’arrive au studio et je demande aux danseurs comment ils se sentent. On doit maintenir le corps dans de bonnes conditions. Donc les répétitions sont à propos de cela : prendre soin de son corps et des autres ».
Sciarroni n’a d’ailleurs rien trouvé de mieux que d’éprouver (ou s’éprouver) lui-même. The migrant Bodies était un projet européen – avec d’autres chorégraphes invités – et j’ai su dès le départ que je devais tester les recherches sur mon corps. C’était un peu frustrant au début car je ne me sens plus comme un performer. Je ne suis pas un danseur dans le sens où je n’ai pas besoin d’aller au studio tous les jours. Je n’ai pas besoin d’une pratique physique. Je suis un performer du genre nonchalant. J’ai besoin que l’on me pousse à interpréter mes pièces ! Mais je dois dire que je suis content de m’y être forcé. Désormais, lorsque je tourne sur moi-même, j’ai l’impression de prendre soin de moi, c’est une merveilleuse pratique ». Peut-on alors parler d’écriture ? L’improvisation n’est-elle pas plus présente ? Pour Alessandro Sciarroni, il y a toujours un pourcentage de composition en temps réel. « Normalement, nous créons des « modèles » et nous savons que nous allons les utiliser. Ce que nous ne savons pas c’est à quel moment nous allons les proposer, quel danseur va commencer la variation. J’aime travailler de cette manière pour que les interprètes soient présents et vigilants. Dans cette pièce, avec le ballet de l’Opéra de Lyon, c’était particulièrement compliqué car lorsque vous tournez ainsi il est presque impossible de voir les détails autour de vous. Vous voyez juste l’espace dériver et il est impossible de se focaliser. Chaque variation est un changement dans la forme des bras qui va affecter doucement tout le groupe ». Alessandro Sciarroni ne répond pas à la question de définir son langage chorégraphique. Ce n’est pas une fuite en avant. Il s’interroge juste sur sa discipline. Il se voit peut-être comme un migrant. « Migrer cela signifie également changer, évoluer vers quelque chose d’inconnu. Dans le monde actuel les migrations sont constantes : nous migrons de multiples façon dans les arts ».
Écrit sur base d’un entretien par email réalisé en novembre 2016.
- À voir au Centquatre-Paris, Chroma_Don’t be Frightened of Turning the Page d’Alessandro Sciarroni, du 6 au 9 avril 2017. ↩︎