Le passé marionnettique iranien subit évidemment le même sort que l’Histoire du théâtre en Iran. Très flou, faute de documents pour l’explorer, il faut suivre ses traces dans d’autres domaines, notamment en littérature classique, ou encore s’inspirer des découvertes archéologiques pour attribuer une origine plus ancienne aux marionnettes, telles les figurines en terre cuite dotées d’articulations aux bras et jambes, œuvres de la civilisation de Jiroft, datant de 5000 ans av. J.-C. et située dans la région de Kerman, au sud-ouest du pays. Il n’existe pas de documents décrivant des spectacles de marionnettes antérieurement au XIe siècle. À partir de cette époque, on observe seulement l’apparition de mots liés à cet art chez les penseurs, les philosophes et les poètes persans. Ce vocabulaire marionnettique est souvent utilisé de manière symbolique pour parler de l’Homme et de l’univers. Le fait que les auteurs se soient appuyés sur les techniques du théâtre de marionnettes pour parler de concepts complexes démontre que le peuple était familier à cette pratique bien avant le XIe siècle.
Le poème le plus cité dans ce domaine est l’un des quatrains d’Omar Khayyâm, philosophe, mathématicien et poète (1050 – 1123). Il évoque le fait que l’Homme n’est plus qu’une marionnette manipulée par le destin. Khayyâm emploie les mots suivants en persan : Lowbatak, la petite marionnette, lowbat bâz, le marionnettiste, bassât, ses outils de travail dont notamment sandogh, le coffre pouvant aussi être utilisé comme scène.
Voici une traduction française de ce poème : « Nous sommes des marionnettes que la roue fait mouvoir / Telle est la vérité nue/ Elle nous pousse sur la scène de l’existence, / puis nous précipite un à un dans la caisse du néant.1 » Dans un autre quatrain, il présente un autre aperçu de ces spectacles marionnettiques : « Cette roue sur laquelle nous tournons est pareille à une lanterne magique. / le soleil est la lampe / le monde, l’écran. / Nous sommes les images qui passent.2 » On y retrouve à peu près le même paradigme, en l’occurrence la vulnérabilité de l’Homme comparée au théâtre d’ombres. Mais quelle que soit l’approche de Khayyâm, on peut en déduire l’existence du théâtre de marionnettes, ce qui semble précieux dans la construction du passé marionnettique iranien. Dans cette démarche, à partir du XVIIe siècle, on se réfère également à plusieurs récits de voyageurs occidentaux en Perse, comme Jean Chardin ou Tavernier, témoignant des pratiques saltimbanques, notamment à Ispahan, la capitale de la dynastie des safavides. Ce n’est qu’à partir du début du XXe siècle que les missionnaires occidentaux décrivent les spectacles avec plus de détails et offrent des informations illustratives sur la technique, le déroulement, la trame narrative, les personnages, etc.
Cette présence textuelle, soit dans la littérature classique, soit dans les récits de voyage, peut aussi démontrer que l’identité marionnettique iranienne, contrairement à d’autres pays en Asie ou en Afrique, s’éloigne du monde spirituel des ancêtres. Il est par ailleurs évident que le théâtre de marionnettes en Iran, comme dans les autres pays, ancre ses racines dans la culture populaire de plusieurs générations ; on peut donc en déduire que ces spectacles possèdent des caractéristiques sociopolitiques et culturelles de leurs époques.
Grâce à l’étude de ces documents et témoignages, on observe qu’en fin de compte, cette identité reste similaire et que la marionnette prend souvent le rôle de dénonciateur.
Par exemple chez Khayyâm, le vocabulaire marionnettique intervient lorsque l’auteur ne parvient pas à exprimer facilement ses idées sur le déroulement du monde et le sort de l’Homme dans sa vie terrestre. Aussi, dans la forme traditionnelle de marionnette à fils que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de Kheymeh shab bâzi, littéralement « le jeu nocturne de castelet », le valet noir Mobârak se confronte au pouvoir, en l’occurrence le sultan ou le shah. Cela se traduit grâce aux gestes, aux blagues constituées souvent de jeux de mots et aux productions vocales, émis tout au long du spectacle.
Pour en saisir davantage, il faut se rappeler le déroulement de cette représentation marionnettique qui, dans sa forme actuelle, remonte au moins à la fin du XIXe siècle. Elle se tient dans un castelet en tissu soutenu par des barres en bois, une tente dans laquelle le maître marionnettiste se cache et prépare ses marionnettes pour les manipuler chacune à leur tour. Le spectateur les contemple à travers une ouverture rectangulaire faisant office de scène, adaptée à la taille des marionnettes, entre 25 et 30 centimètres. Le maître du petit château s’installe devant celui-ci, accompagne le musicien de ses chansons divertissantes et annonce le commencement du spectacle.
Après ce prologue, le maître (caché à nouveau derrière son château) fait entrer les premières marionnettes sur scène. Elles sont tenues par deux ou trois fils. Les premières sont souvent des danseuses qui, en apportant une ambiance gaie et festive au spectacle, attirent plus de public. La scène de danse se poursuit quelques minutes, le temps que le public s’installe. Le premier personnage marionnettique, à la voix aigüe produite par un appareil installé dans la bouche du marionnettiste, entre sur scène et surprend le public avec ses blagues. Le Morched débute ses dialogues en lui posant quelques questions afin d’annoncer l’histoire. C’est à ce moment-là que l’on se rend compte du double discours de ce spectacle : l’un produit par la voix déformée par le Safir, un petit sifflet (la « pratique » en français), et l’autre par le maître réinterprétant les paroles des marionnettes. C’est dans ce décalage que le comique se forme et le spectateur se réjouit des rébellions des marionnettes. C’est souvent le cas de Mobârak, le valet noir de la cour du roi, vêtu de rouge ; un personnage extravagant qui se moque de tout le monde, des personnages, du maître et même du spectateur. Le spectacle est une improvisation autour de l’intrigue principale, le mariage du fils du roi et la préparation de la cérémonie avec ses péripéties. Le roi est nommé souvent Sultan Salim, inspiré du roi ottoman, l’ennemi des Perses au XVIe siècle, mais parfois Ahmad Chah, le roi Qadjar du XXe siècle. Autrement dit, le roi de Kheymeh shab bâzi trouve son origine dans l’Histoire, ce qui lui attribue une identité « réelle » offrant à son public une joie plus accentuée quand il est ridiculisé par son valet. Il existe des hypothèses différentes au sujet de l’origine de ce dernier, car sa couleur de peau n’est pas la même que celle des habitants de la Perse. Cependant, aujourd’hui
on observe un métissage au sud de l’Iran, issu de l’occupation d’Ormuz par les Portugais au XVIIe siècle.
- Traduction du quatrain par Claude Anet et Mirza Muhammad. Claude ANET, Muhammad MIRZA, Robâ’iyât du Sage Khayyâm, Paris, Éditions de la Sirène, 1920. ↩︎
- Traduction de Hassan Rezvanin : www.dicocitations.com/auteur/2414/Omar_Khayyam.php ↩︎
- Interview réalisée en 2013 à Téhéran. ↩︎
- Interview réalisée en 2013 à Téhéran. ↩︎
- Codirigée par Neda Shahrokhi et Yassaman Khajehi (www.fanousehonar.com). ↩︎