“Le non-dit d’une hiérarchisation des valeurs” (entretien avec Alain Foix)

Danse
Entretien

“Le non-dit d’une hiérarchisation des valeurs” (entretien avec Alain Foix)

Le 22 Août 2017
"Pas de prison pour le vent" . Photo Enguerrand
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Alter­na­tives théâ­trales : Il sem­ble que le théâtre soit à la traine d’une ten­dance à la diver­si­fi­ca­tion des artistes sen­si­ble en par­ti­c­uli­er dans la danse ou la musique, et à plus forte rai­son dans l’audiovisuel, depuis des années. Pourquoi une telle résis­tance ou réti­cence ?

Alain Foix : La dis­tinc­tion est néces­saire pour faire appa­raître la vraie prob­lé­ma­tique. Le prob­lème du théâtre est à la fois spé­ci­fique et à la fois lié à celui des autres arts. Cela est dû à plusieurs fac­teurs. Si l’on prend la danse par exem­ple, il faut not­er que dans le bal­let clas­sique, il n’y a pas moins de dif­fi­culté à faire appa­raître la dif­férence. L’image de la danse clas­sique française est blanche pour des raisons idéologiques évi­dentes. La sélec­tion des petits rats de l’opéra pour ne par­ler que d’eux, se fait autant sur la mor­pholo­gie que sur la couleur de la peau. Le corps clas­sique n’est pas seule­ment blanc mais répond à des critères de forme, de poids, de taille très pré­cis.

Lorsque Ben­jamin Millepied est arrivé à la tête de cette insti­tu­tion, il a fait publique­ment remar­quer l’incroyable ségré­ga­tion qui existe dans ce lieu en plein cœur d’une cap­i­tale mar­quée par son cos­mopolitisme. C’est que le bal­let clas­sique améri­cain est beau­coup moins axé sur une représen­ta­tion idéologique du corps, et le prag­ma­tisme dont il fait preuve est lié d’une part à la cul­ture améri­caine glob­ale, d’autre part au fait qu’un com­bat des danseurs noirs améri­cains, relié à celui des droits civiques, s’est fait dès les années 60 par la créa­tion du Dance The­ater of Harlem.

Ce qui n’est pas pos­si­ble en France par l’hyper-institutionnalisation de la danse clas­sique. Laque­lle trou­ve son fonde­ment, comme je l’ai mon­tré dès 1979 dans mon mémoire de philoso­phie « la néga­tion du corps dans les théories occi­den­tales de la danse » par le fait que la créa­tion de la danse clas­sique est née d’un acte poli­tique de Louis XIV visant à uni­fi­er le corps social en un seul corps, l’État en une seule représen­ta­tion : la sienne, le corps du roi devenu roi soleil autour duquel tourne le bal­let. Le roi soleil a, en par­tant, lais­sé sa place au danseur étoile qui a la même fonc­tion d’unification sym­bol­ique.

Il faut donc savoir de quelle danse on par­le. Si le danseur choisi par sa couleur de peau représente l’image du corps social dans sa total­ité, cela implique la représen­ta­tion men­tale qu’un danseur noir danse une danse dite noire, un asi­a­tique ou un indi­en de même. Ain­si, cha­cun reste à sa place. Et comme dis­aient les racistes du sud des États-Unis, « on aime nos noirs tant qu’ils restent à leur place ». Égaux, mais séparés, dis­aient-ils.

Sans doute cette com­para­i­son est-elle choquante pour un Français. Elle l’est assuré­ment. Mais si nous nous posions les vraies ques­tions con­cer­nant non l’esprit de la nation française et de sa république prô­nant l’égalité, mais sa ges­tion par les pou­voirs publics, nous pour­rions, en regar­dant la réal­ité et le fait social lui-même, décou­vrir que nous créons les con­di­tions non dites d’une véri­ta­ble ségré­ga­tion cul­turelle et sociale.

La danse mod­erne est née au début du siè­cle dernier dans une volon­té de se réap­pro­prier le corps indi­vidu­el, par la même sa sin­gu­lar­ité. D’où une plus grande ouver­ture a pri­ori aux autres corps que le « corps blanc » (nb : ce terme ne ren­voie pas à un fait mais à une représen­ta­tion idéologique), et une autre représen­ta­tion du corps de la femme, ouvrant à d’autres pos­si­bil­ités de jeu choré­graphique.

Cepen­dant, une cer­taine idéolo­gie de la représen­ta­tion théâ­trale de la danse en général impose ses con­traintes sym­bol­iques et freine la représen­ta­tion des corps non blancs. Et même là où la diver­sité sem­ble pou­voir être mise en représen­ta­tion comme chez Mon­tal­vo ou chez Decou­flé, il y a, à l’analyse, une mise en œuvre par le corps du danseur et son geste d’une diver­sité cul­turelle liée à une cer­taine per­cep­tion exo­tique et qui sou­vent remet en jeu sans vrai­ment de dis­tance cri­tique (cela appa­raît cri­ant dans les pre­mières pièces de Decou­flé) une imagerie post-colo­niale.

Il y a donc une dif­fi­culté récur­rente à con­sid­ér­er l’individu dans sa par­tic­u­lar­ité indi­vidu­elle (et non cul­turelle) comme élé­ment d’un tout sym­bol­ique unifi­ant par la diver­sité cor­porelle la représen­ta­tion sym­bol­ique de la société.

Ce sont les post-mod­ernes améri­cains, comme Steve Pax­ton ou Andy De Groat, qui ont vrai­ment réus­si à met­tre en scène l’individu dans sa dif­férence mor­phologique en tant que telle et non ren­voy­ant à une sup­posée cul­ture allogène. Ce qui est vrai pour la danse l’est aus­si à un moin­dre degré sym­bol­ique pour la musique clas­sique ou con­tem­po­raine. Là, on pour­ra aus­si par­ler de freins cul­turels.

Le prob­lème du théâtre, à la fois le même et dif­férent, rassem­ble toutes ces dif­fi­cultés, mais sa dif­férence est liée aus­si en par­tie au fait des emplois et car­ac­tères théâ­traux des per­son­nages.

Il est vrai que des met­teurs comme Peter Brook ou Peter Sel­l­ars, ont fait jouer des Africains, des Indi­ens, des Asi­a­tiques etc. dans des rôles prin­ci­paux. Mais cela est dû d’une part à son tra­vail dra­maturgique de mise en scène, d’autre part à la dra­maturgie elle-même. L’insistance des pou­voirs publics et des insti­tu­tions français à soutenir très puis­sam­ment le réper­toire au détri­ment de l’écriture con­tem­po­raine est une des clefs du prob­lème. Faire jouer des car­ac­tères qui ont été pen­sés entre le 16e et le 19e siè­cle dans des sociétés rad­i­cale­ment dif­férentes de la nôtre à par­tir de car­ac­tères soci­aux et de prob­lé­ma­tiques sociales qui ne sont plus les nôtres réelle­ment, con­traint à une gym­nas­tique de la représen­ta­tion qui, dans son effec­tu­a­tion, reste sou­vent insat­is­faisante et ne laisse pas beau­coup de pos­si­bil­ités de faire appa­raître la diver­sité.

Un théâtre réelle­ment con­tem­po­rain, s’inscrivant dans des prob­lé­ma­tiques sociales et cul­turelles actuelles, lais­serait plus de place à ce qu’on appelle la diver­sité réelle de notre société.

Enfin, la rel­a­tive tolérance des dans­es et musiques exogènes peut égale­ment être liée au fait non-dit d’une hiérar­chi­sa­tion des valeurs. Qu’un noir danse et joue de la musique, c’est dans « sa nature » (le fameux préjugé du rythme dans le sang). Mais cela sous-entend égale­ment qu’il ne s’agit pas de danse ou de musique noble. Une telle dis­crim­i­na­tion est la pen­dante de l’opposition entre art majeur et art mineur qui, mal­gré les dis­cours dém­a­gogiques, reste un fait que l’on retrou­ve dans les insti­tu­tions.

(…)

Pro­pos recueil­lis par Mar­tial Poir­son et Sylvie Mar­tin-Lah­mani.

L'intégralité de cet entretien sera disponible prochainement sur notre site, dans le dossier que nous consacrons à ce sujet en préambule à la publication du #133 (automne 2017).

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Sylvie Martin-Lahmani
Professeure associée à la Sorbonne Nouvelle, Sylvie Martin-Lahmani s’intéresse à toutes les formes scéniques contemporaines....Plus d'info
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