Des voix singulières

Musique
Parole d’artiste

Des voix singulières

À propos du travail sur I went to the house but did not enter*

Le 28 Nov 2013
Steven Harrold (ténor), Gordon Jones (baryton), Rogers David (contre-ténor) et James Covey- Crump (ténor) dans I went to the house but did not enter, musique et mise en scène Heiner Goebbels, interprété par l’Hilliard Ensemble (UK), Théâtre Vidy-Lausanne, 2007. Photo Wonge Bergmann/ Théâtre Vidy.

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Steven Harrold (ténor), Gordon Jones (baryton), Rogers David (contre-ténor) et James Covey- Crump (ténor) dans I went to the house but did not enter, musique et mise en scène Heiner Goebbels, interprété par l’Hilliard Ensemble (UK), Théâtre Vidy-Lausanne, 2007. Photo Wonge Bergmann/ Théâtre Vidy.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 136 - Théâtre Musique
136

Ce n’est qu’en tra­vail­lant sur mon con­cert scénique le plus récent, I went to the house but did not enter, pour le quatuor vocal bri­tan­nique The Hilliard Ensem­ble, que j’ai soudain été amené à me pos­er la ques­tion du traite­ment de la voix. Une ques­tion qui m’était inhab­ituelle parce que mes pièces de théâtre musi­cal et radio-phoniques partageaient une même for­mule, sans doute incon­sciente : le tra­vail avec des voix sin­gulières. Comme les formes stan­dard­is­ées et académiques du par­ler et du chanter m’étaient tou­jours sus­pectes, ce tra­vail est devenu pour moi comme la con­di­tion de toute com­mu­ni­ca­tion esthé­tique.

Ain­si, j’ai microphoné, coupé, échan­til­lon­né, mis en boucle, trans­posé et défor­mé les voix ; je les ai détachées de leurs corps et de leurs orig­ines, avant de les y réas­soci­er ; j’ai tra­vail­lé avec des voix rauques, inex­péri­men­tées, impar­faites, douces, dif­féren­ciées, souf­flées ; avec des voix, jeunes et vieilles, de fumeurs et de non-fumeurs ; avec des voix qui ne hurlent jamais, cri­ent rarement, chantent peu, par­lent le plus sou­vent ; jamais avec des voix liss­es, mais avec des voix qui sont d’abord et avant toute chose sin­gulières.

Par exem­ple, des voix africaines du Séné­gal (Boubakar et Sira Dje­bate), des voix de pas­sants (dans les rues de Berlin et Boston), les voix de mes pro­pres enfants ; des voix irani­ennes, grec­ques, brésili­ennes, améri­caines, fla­man­des, cana­di­ennes, japon­ais­es et sué­dois­es (de Sus­san Dey­him, Areti Geor­giadou, Arto Lind­say, John King, Johan Ley­sen, Marie Goyette, Yumiko Tana­ka, Char­lotte Engelkes et Sven-Åke Johans­son).

La mul­ti­tude des voix cassées et recom­posées avec une vir­tu­osité tou­jours plus agile et décon­cer­tante de David Moss et Cather­ine Jau­ni­aux, mais aus­si la mul­ti­tude de voix de quelques acteurs (David Ben­nent, André Wilms, Ernst Stötzn­er, Josef Bier­bich­ler), les voix car­ac­téris­tiques de cer­tains chanteurs et chanteuses (Georg Nigl, Joce­lyn B. Smith, Wal­ter Raf­fein­er, Dag­mar Krause), les voix off de vivants et de morts, d’auteurs et de com­pos­i­teurs (Hein­er Müller, Alexan­der Kluge, William S. Bur­roughs, Claude Lévi-Strauss, Hanns Eisler, Bri­an Wil­son), les voix d’instrumentistes (de l’Ensemble Mod­ern, de la Lon­don Sin­foni­et­ta), des voix doc­u­men­taires de can­tors juifs (dans Sur­ro­gate Cities), de policiers et de man­i­fes­tants alle­mands (dans Berlin QDamm 12.4.81), les voix de cigales et de grenouilles, de chiens et d’oiseaux, ain­si que les voix dans les bruits de choses, bien sûr – les pianos, les pier­res, les tubes, les plaques métalliques et l’eau (dans Stifters Dinge) – et dans Max Black, les voix de tous les objets jetés de la scène et qui devi­en­nent soudain autonomes.

Jusqu’alors, j’avais donc prin­ci­pale­ment tra­vail­lé avec des voix uniques, par­ti­c­ulières, qui ne sont ni rem­plaçables ni échange­ables entre elles. Presque jamais avec des voix qui ont reçu une for­ma­tion académique, lesquelles réus­sis­sent rarement à m’émouvoir. Leur idéal esthé­tique, au con­traire, con­siste à retir­er à la voix sa spé­ci­ficité, à faire dis­paraître une cer­taine part de ce qui en elle est per­son­nel – en faveur de reg­istres d’expression clas­siques dont la norme est définie par la beauté du son, l’articulation et le place­ment de la voix au prof­it d’une mise à dis­po­si­tion de sa vir­tu­osité. Pour­tant, même la voix de for­ma­tion clas­sique ne peut, ni ne veut, ni ne doit nier son orig­ine, son corps, ren­du per­cep­ti­ble par la force de sa trace vivante.

En dehors du fait qu’elles sont irrem­plaçables, il était pos­si­ble pour moi de ren­dre audi­ble, avec ces voix sin­gulières, le grand spec­tre des sons humains : une expres­sion soudaine qui ne peut être répétée, un saut hasardeux, une voix cassée, un accent unique ; le mur­mure, l’hésitation, le rire et le soupir, les raclements de gorge et le gémisse­ment aux fron­tières du bruit ; la voix de faus­set ou la fragilité d’une voix qui se brise comme un cri puis­sant et brut, ou encore l’ornementation élé­gante. On peut même y trou­ver des mul­ti­phoniques, involon­taires ou inten­tion­nels. Sauf qu’il est impos­si­ble de trans­fér­er tout cela à d’autres voix et à d’autres corps, même si la ten­ta­tion est grande.

D’innombrables com­pos­i­teurs de musique con­tem­po­raine et de théâtre musi­cal de ces cinquante dernières années1 ont essayé de déter­min­er expéri­men­tale­ment com­ment son­der, exploiter, faire pro­gress­er, not­er, ren­dre exé­cutable et ain­si trans­met­tre la richesse vocale de l’ensemble des sons que nous avons l’habitude et la capac­ité de pro­duire et d’entendre, et dont la voix du chanteur de for­ma­tion ne représente qu’une petite par­tie. Mais com­paré à la richesse de ce qui a été pro­duit pen­dant la deux­ième moitié du XXe siè­cle en ter­mes de développe­ment du matéri­au sonore instru­men­tal et élec­tron­ique, le traite­ment expéri­men­tal de la voix me sem­ble pour le moins prob­lé­ma­tique.

Les reg­istres vocaux expéri­men­taux, entre-temps devenus si car­ac­téris­tiques de la musique vocale con­tem­po­raine et du théâtre musi­cal (les tes­si­tures extrêmes, les sauts auda­cieux, les défor­ma­tions, le jeu avec les sons, avec des mélismes qui devi­en­nent autonomes, l’exploration rad­i­cale des hau­teurs et des rythmes, des voyelles et des con­sonnes), sont insé­para­bles de leur cor­po­ral­ité. Et surtout on ne saurait les sépar­er de leurs reg­istres expres­sifs et de leur sig­ni­fi­ca­tion, qui vibrent con­tinû­ment dans la voix. Le résul­tat se traduit donc sou­vent par des gri­maces acous­tiques gênantes, niais­es, ris­i­bles, hys­tériques, qui ne témoignent pas, par leurs acro­baties dis­tor­dues, d’une con­science de ce qu’elles expri­ment vrai­ment pour un pub­lic impar­tial comme des con­no­ta­tions qu’elles provo­quent. On ne sup­pose pas que ce soit l’effet recher­ché.

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