Christiane Jatahy vogue d’une Odyssée à l’autre, chacune d’entre elles en contenant d’autres : le voyage est à la fois géographique, historique, littéraire, humain, politique et… formel.
La metteuse en scène brésilienne a créé le 2 mai, à Sao Paulo, la capitale économique de son pays, le deuxième volet de son diptyque inspiré par l’épopée d’Homère : O Agora que Demora (« Le Présent qui déborde »). Un deuxième volet très différent du premier, Ithaque, créé le 16 mars 2018 aux Ateliers Berthier de l’Odéon-Théâtre de l’Europe.
Avec ce Présent qui déborde, Christiane Jatahy épure son geste formel. Le sujet – les odyssées tragiques des migrants et réfugiés d’aujourd’hui, doublées par les inquiétudes sur le Brésil de Jair Bolsonaro – imposait selon elle une forme plus simple, plus transparente que sur Ithaque. Ce qui n’empêche pas la recherche, chez cette exploratrice inlassable des possibilités multiples d’enlacement entre théâtre et cinéma.
« Ithaque, c’ était le théâtre qui rentrait dans le cinéma ; Le Présent qui déborde, c’est le cinéma qui rentre dans le théâtre », résume-t-elle, avant d’ajouter : « Le Présent qui déborde n’est pas une pièce. Pour paraphraser le début de What if they went to Moscow, c’est peut-être un film, ou peut- être pas. C’est peut-être une pièce, mais ça débute comme un film. Le cœur du travail se trouve dans le cinéma. Mais c’est à travers le cinéma que nous arrivons sur le plateau, c’est donc également une Odyssée qui nous conduit au théâtre ».
Le Présent… est donc comme un double inversé d’Ithaque, où la fiction était soutenue par le documentaire, alors qu’ici, le documentaire est au premier plan, mais il apparaît grâce à une fiction –L’Odyssée– à travers laquelle les personnes rencontrées peuvent raconter ce qu’elles sont en train de vivre dans la réalité. Christiane Jatahy et son scénographe et principal collaborateur, Thomas Walgrave, ont voyagé pendant deux ans, pour filmer des réfugiés syriens au Liban, des Palestiniens du camp de Jénine en Cisjordanie, des habitants du Malawi ou du Zimbabwe ayant fui les guerres civiles ou la misère en Afrique du sud, ou encore un jeune Congolais obligé de quitter son pays pour raisons politiques.
Puis Christiane Jatahy est revenue au Brésil, son Ithaque à elle. Elle est partie en Amazonie, l’« épicentre du désastre que nous sommes en train de vivre », estime-t-elle, et à laquelle la relie son histoire personnelle – celle de son grand- père, disparu dans un accident d’avion dans les années 1950. Les images, projetées sur un vaste écran qui barre la scène sur toute sa largeur, occupent donc la première place, mais ce ne sont pas de simples images documentaires. Au Liban, en Palestine, en Afrique du sud et ailleurs, Christiane Jatahy a travaillé avec des réfugiés qui sont aussi des acteurs, qui tous ont une relation avec le théâtre.
Une fois de plus, elle joue du trouble entre réel et fiction. A ces réfugiés-acteurs, elle fait dire ou lire des passages de L’Odyssée, choisis par elle, qui se mêlent, insensiblement, aux récits de leurs vies, récits d’horreurs ordinaires dans ces régions du monde. A partir de là, ce qui fait du Présent… un « spectacle » sophistiqué et pensé dans ses moindres détails, derrière son apparente simplicité, c’est son art du dispositif et du montage, arts dans lesquels Christiane Jatahy est passée maître. Car si les images tournées par la metteuse en scène et son équipe appartiennent au passé où elles ont été tournées, elles sont remises dans le présent du théâtre, à chaque représentation, par Christiane Jatahy et Thomas Walgrave, qui sont présents sur le plateau, et les montent en direct, de manière différente selon les soirs. Par ailleurs, plusieurs acteurs/performeurs sont assis dans la salle, au milieu des spectateurs, d’où ils interviennent au fil de la soirée, en réaction à ce que les images montrent d’eux sur l’écran. Un tel dispositif crée évidemment une proximité, un partage d’humanité que ni le cinéma ni le cadre classique du théâtre, avec son 4e mur, ne pourraient permettre. Cette personne, ce ou cette réfugié(e) qui souvent reste une abstraction, est soudain assis(e) à côté de vous, en chair et en os, tandis que son histoire vient de vous être racontée.
C’est donc « un travail sur les frontières » à tous les niveaux que ce Présent qui déborde, ainsi que le présente Christiane Jatahy elle- même au début de la représentation : « travail sur les frontières géographi- ques et les murs qui y sont construits, entre le cinéma et le théâtre, entre le passé et le présent, pas uniquement du texte, mais également entre le passé de ce que nous avons filmé – car un film est toujours un registre du passé – et notre présent ici-même, maintenant, dans ce théâtre, et l’utopie, peut-être, que ces deux temps, ces deux endroits, l’Ici et l’Ailleurs, puissent créer ensemble un troisième espace, dans lequel, qui sait, nous pouvons changer ou penser un peu au futur, un futur dont le texte est écrit en ce moment même, à cet instant ».
Le paradoxe, qui n’est qu’apparent, est que L’Odyssée d’Homère est ici bien plus présente qu’elle ne l’était dans Ithaque. Comme dans ce passage, magnifique, qui voit trois petites filles de Johannesburg, originaires du Malawi et du Zimbabwe, découvrir un passage de L’Odyssée ayant trait à Télémaque, et le déchiffrer presque mot à mot, pendant que s’impriment sur leurs visages les sentiments – et la catharsis – produits par cette lecture, et les correspondances qui se trament avec leurs propres histoires.
Avec ce Présent qui déborde, Christiane Jatahy, moderne Pénélope, a tissé une nouvelle tapisserie scénique d’une finesse extrême, entremêlant de manière impalpable les fils du passé et du présent, du théâtre et du cinéma, du réel et de la fiction, de l’intime et du politique.