Rien que le titre, délicieusement apéritif, dessine les contours d’un projet qui s’invente de coup de crayon en coup de crayon. Un brin foutraque, toujours en cours, gentiment bazar, bref, un cabaret digne de ce nom qui secoue les codes et les attentes pour mieux se surprendre et le public avec. Car, qui se risque à utiliser le terme « cabaret » le fait à ses risques et périls.
C’est pendant les différents confinements que Loïc Touzé a eu envie d’imaginer un cabaret. Directeur de Honolulu, à Nantes, un lieu de pratique et de résidence qui ressemble à un grenier où seulement dix-neuf personnes peuvent assister à une performance, il a l’idée de cette forme apparemment légère à fabriquer localement. « Devenir quelque temps sédentaire, travailler avec les artistes qui sont là, proches, ouvrir le lieu à des petits groupes et jouer beaucoup, résume-t-il. Le brouillon s’est alors imposé, le brouillon comme tentative, essai, reprise, ratage possible, comme terrain d’expérimentation d’une forme artistique pour laquelle nous n’étions a priori pas compétents. »
Celui qui a « besoin de s’engager sur des terrains qu’il ne maîtrise pas » depuis sa démission de l’Opéra de Paris, en 1985, à l’âge de 21 ans, surprend avec ce choix esthétique apparemment aux antipodes de sa ligne de danse. À la tête de sa compagnie créée au milieu des années 1990, Loïc Touzé fait palpiter une veine chorégraphique aventureuse et expérimentale. « Mais si je regarde un peu plus attentivement les projets que j’ai réalisés ces vingt dernières années comme Love, en 2003, La Chance, en 2008 ou encore Je suis lent, sept ans plus tard, je vois bien que le motif du cabaret hante mes pièces depuis longtemps, souligne-t-il. Cela a commencé en 2001 avec Morceau où, pour ouvrir des nouveaux principes de composition et craquer un costume trop étroit de chorégraphe contemporain, j’ai proposé à Yves- Noël Genod, Latifa Laâbissi et Jennifer Lacey de m’accompagner dans un processus exploratoire où les notions de validité et d’invalidité des formes performatives exposées devenaient centrales. »
Autant dire que la question du fragment et du numéro est centrale chez Loïc Touzé ainsi que le besoin de bousculer ses habitudes pour se risquer ailleurs. Dans ce contexte, le choix du cabaret s’explique « parce qu’il est un état d’esprit aventureux, rugueux, sensuel et que c’est une manière de sortir de nos carcans, de nos goûts, de nous purger en quelque sorte, en cherchant de nouveaux rapports avec le public ». S’il reconnaît avec franchise qu’il n’est pas cabarettiste et ne vient pas de cette culture, cela ne l’empêche pas d’aller de l’avant. « Je dois inventer un récit, aller chercher des figures stimulantes, jouer à me faire croire que j’ai toujours été un meneur de revue », glisse-t-il. Parallèlement à Valeska Gert, les frères Jacques, Isidore Isou et la poésie lettriste, mais encore le critique d’art Jean-Yves Jouannais et son travail sur l’idiotie, le cinéma est l’une de ses sources d’inspiration avec des œuvres comme Meurtre d’un bookmaker chinois, réalisé en 1976 par John Cassavetes, Sweet Charity, mis en scène par Bob Fosse, en 1969, ou encore Céline et Julie vont en bateau, filmé en 1974 par Jacques Rivette. « D’autres figures encore sont apparues ou plutôt sont remontées à la surface comme Virginia O’Brien dans le film Les Marx au grand magasin, mais aussi celles de Roger Pryor Dodge et Mura Dehn, deux danseur·euses américain·es d’avant la Seconde Guerre. »
Pour cette création toute spéciale, Loïc Touzé s’est entouré d’une équipe composée de Laurent Cebe, Maëlle Gozlan, Helena de Laurens, David Marques, Johann Nöhles et Lina Schlageter, tous travaillant dans le champ de la danse ou du théâtre. « Chaque numéro a été l’occasion d’une recherche collaborative, où les questions de compositions, de choix, de thèmes, de sujets, de goût, de rythme, de forme, de nature d’investissement, de durée, de puissance et d’affaiblissement ont été interrogées collectivement. » Et qui dit mieux pour faire advenir ce cabaret « qui est avant tout un lieu et pas seulement un lieu physique, mais un état d’esprit ».