Introduction
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Introduction

Le 29 Nov 1989
Article publié pour le numéro
Thomas Bernhard-Couverture du Numéro 34 d'Alternatives ThéâtralesThomas Bernhard-Couverture du Numéro 34 d'Alternatives Théâtrales
34
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PARES sont les écrivains con­tem­po­rains qui se sont engagés aus­si loin dans l’œuvre au point de se con­fon­dre avec elle et de bous­culer ain­si l’idée que l’écrivain est l’auteur de cette œuvre pour aboutir plutôt au con­stat con­traire qu’il est l’œuvre de cette œuvre, mod­elé par elle au fur et à mesure qu’il l’alimente, devenant ain­si le servi­teur dévoué d’une écri­t­ure mon­strueuse qui exige de la part de l’écrivain qui la nour­rit, tou­jours plus de lui-même afin qu’elle puisse exis­ter, cette œuvre qui laisse d’autant moins de répit qu’elle est sans mer­ci. 

Per­son­ne sans doute n’est par­venu à tress­er, à entrelac­er avec une telle maîtrise les dif­férents matéri­aux qui ali­mentent le tra­vail de l’écrivain : sa biogra­phie, son époque, son entourage, sa langue, pour lui imprimer un style qui mélange à ce point la phrase et la révolte, la langue et la rage, le mot et la dénon­ci­a­tion. 

Au fil des mil­liers de pages de son imposante entre­prise : 17 pièces de théâtre, 2 scé­nar­ios, 4 réc­its auto­bi­ographiques, 13 réc­its soit approx­i­ma­tive­ment une quar­an­taine de livres, s’af­firme une rare cohérence dans sa rad­i­cal­ité. 

Cepen­dant Thomas Bern­hard n’est pas le philosophe qui dit une vision rationnelle du monde. C’est un écrivain. Son but n’est pas de dévelop­per une idée ou de l’illustrer mais de sus­citer l’émoi, l’é­mo­tion, de lui imprimer un mou­ve­ment à tra­vers une langue qui chez lui tient du ressasse­ment obstiné, entêté et répéti­tif. Ain­si, loin de se con­tenter de son seul rôle de témoin, il réa­gi­ra avec la pas­sion et les emporte­ments des grands élans de con­science, n’hésitant pas à provo­quer, à inter­peller où dénon­cer l’hypocrisie, les faux sem­blants, les lou­voiements, les men­songes, … 

De la hargne à la haine, de l’arrogance acri­monieuse à la véhé­mence de ses inter­pré­ta­tions, l’écri­t­ure de Bern­hard est broyeuse et telle­ment destruc­trice qu’elle attaque l’histoire même qu’elle racon­te, la har­cèle, la ronge comme si l’ambition de Bern­hard était d’en finir avec ce réc­it par quoi tout com­mence. Les dia­tribes, les emporte­ments, les débor­de­ments érein­tent, brisent et pour finir lami­nent tout sur leur pas­sage avec la rare vir­u­lence du nihilisme. 

Cepen­dant, à tra­vers cette con­stante polémique dans laque­lle Bern­hard est lancé, c’est un réquisi­toire qui reten­tit ; un réquisi­toire con­tre la soumis­sion, l’a­ban­don, la défaite imposée.

Ce qu’il dénonce, c’est la médi­ocrité ambiante, la rouerie, l’hypocrisie du pou­voir, la con­ju­ra­tion de l’infamie quel que soit son nom : Vienne, Salzbourg, l’Autriche, le monde, la poli­tique, le théâtre, la lit­téra­ture, les hommes n’é­tant finale­ment et par-delà leur des­tin que les piètres pan­tins cor­rom­pus d’une exis­tence sor­dide, lam­en­ta­ble étriquée, mais pour laque­lle, comble de l’ironie, ils sont prêts à tous les com­pro­mis alors qu’elle appellerait la révolte, l’op­po­si­tion mar­quée, la mutiner­ie, l’in­sur­rec­tion. 

Les textes de Thomas Bern­hard n’ont rien de com­mun avec la jérémi­ade, la lamen­ta­tion ni même avec ce gémisse­ment de la plainte par laque­lle la pen­sée se soumet à la douleur. 

Dans les hôpi­taux, les sana­to­ri­ums et jusque dans les mouroirs que Thomas Bern­hard fréquente ado­les­cent, aban­don­né par son entourage, il apprend ce qu’il nomme vite la math­é­ma­tique supérieure de la souf­france et de la mort. Il y apprend aus­si com­bi­en le ressasse­ment, la répéti­tion est le redou­ble­ment d’une péti­tion, d’une quête, d’une prière. Mais au lieu de s’abandonner à son entourage, de s’en remet­tre à la médecine qui le con­damne, Bern­hard se révolte, se dresse con­tre cet état de chose qui le con­damne à mort. Dans le mouroir où il ago­nise, il décide non seule­ment de vivre, mais aus­si d’écrire. Dans cette épreuve ultime qui en principe exclut le choix, il se lance dans une entre­prise folle, démesurée ; il ne cherchera pas à exprimer la plainte, ou à la dompter, à l’apprivoiser. Il va bien plutôt essay­er de l’enfourcher, de la chevauch­er et ain­si de trans­muer la faib­lesse en force, de puis­er cette force dans sa faib­lessemême et cela soudain le dotera, lui, l’être vul­nérable à souhait, le pul­monaire auquel le souf­fle manque, d’une énergie fab­uleuse dont la source réside dans sa révolte con­tre la mort. 

Cette révolte pre­mière sera à la base de toutes les autres, c’est par elle qui’il entre en écri­t­ure, et dès cet instant, l’écri­t­ure sera pour Bern­hard l’in­stru­ment de cette rébel­lion, de cette lutte qui tien­dra de l’épopée inci­sive, ironique, exaltée, satirique, par­fois grotesque. 

Il l’a souligné à plusieurs repris­es, ses livres sont à pren­dre comme une pièce de théâtre, comme une mon­stra­tion — une déf­i­ni­tion pro­gres­sive de la mon­stru­osité générale — plutôt que comme une démon­stra­tion. 

Pas de longs développe­ments dis­cur­sifs ni de mes­sages cachés mais une envoû­tante incan­ta­tion, syn­onyme de décan­ta­tion. 

Il n’est pas éton­nant dès lors que l’autobiographie — l’introspection sans pitié de soi — tienne une place telle­ment impor­tante. 

Auto­bi­ogra­phie dont des frag­ments, des scènes mar­quantes émer­gent dans ses autres textes, rap­pelant ici et là sa nais­sance à Heerlen, la fig­ure de son grand-père mater­nel, l’exil de l’en­fance en Alle­magne, l’obsession du sui­cide, le refus de retourn­er au lycée à la fin de la guerre, son expéri­ence d’apprenti dans un mag­a­sin d’alimentation dans le quarti­er le plus mal famé de Salzbourg, son désir de devenir chanteur d’opéra, sa pleurésie mal soignée qui le voit, atteint de tuber­cu­lose, aboutir dans un mouroir jusqu’à l’in­stant où se sen­tant infin­i­ment proche de la mort, il prend la déci­sion de vivre, l’Académie à Vienne, le Mozartheum à Salzbourg qu’il ter­mine en rédi­geant un mémoire sur Brecht et Artaud, les voy­ages, les pre­miers textes pub­liés, poèmes et arti­cles dans les jour­naux, les pre­mières petites pièces de théâtre écrites pour des amis jusqu’au moment où, en 1963, paraît son pre­mier roman « Gel ». À par­tir de cet instant, les livres se suc­cè­dent, en moyenne trois par an. Et chaque livre voit arriv­er un prix, une récom­pense insti­tu­tion­nelle qui aggrave le malen­ten­du et excite les pas­sions et les pris­es de posi­tion autour de son nom. Jamais, lorsqu’il se met à écrire, Thomas Bern­hard ne définit la trame préal­able, n’esquisse de plan. Son écri­t­ure à ses yeux ne procède pas d’un genre. Pour­tant de « Gel » à « Cor­rec­tions » en pas­sant par « Amras et autres con­tes » à « Per­tur­ba­tion » et enfin à « La Plâtrière », Bern­hard donne dans la fic­tion : les réc­its sont dis­tan­ciés, rap­portés sur un mode indi­rect, jusqu’au jour où il com­mence son auto­bi­ogra­phie pour pub­li­er par la suite « Le neveu de Wittgen­stein », « Béton », « Des arbres à abat­tre ».. qui tous oscil­lent entre ce mode direct/indirect d’i­den­ti­fi­ca­tion et de dis­tan­ci­a­tion avec l’histoire. 

Dans ce con­texte, le théâtre (six-sept pièces écrites) fait office de trait d’u­nion, de ciment qui con­solide les élé­ments de l’éd­i­fice. 

D’emblée, il con­vient de soulign­er que l’importance de sa pro­duc­tion théâ­trale lui vient de l’amitié qu’il noue avec le met­teur en scène et directeur de théâtre Claus Pey­mann. D’autre part, les œuvres théâ­trales sont générale­ment écrites pour des acteurs pré­cis, c’est dire com­bi­en elles sont cir­con­stan­cielles et obéis­sent à des don­nées pré­cis­es. 

Ce n’est pas pour rien que « L’ignorant et le fou » est écrite pour le Fes­ti­val de Salzbourg, la ville où fut com­mandé et inter­prété « La Flûte enchan­tée » de Mozart, cet opéra qui inspire à Bern­hard l’héroïne de « La Reine de la Nuit ». 

Lors de la pre­mière de cette pièce, le directeur du Fes­ti­val refusa de couper l’é­clairage de sec­ours. Et cette anec­dote devint l’argument d’un autre texte « Le faiseur de théâtre ». 

C’est dire com­bi­en les pièces font sou­vent écho, comme des ric­o­chets, à des déra­pages, des anec­dotes réelles aux­quels s’a­joutent les rap­pels d’épisodes racon­tés par ailleurs, des pas­sages auto­bi­ographiques, de telle sorte que se mêlant, s’emmélant à l’in­fi­ni, chaque tirade procède d’une mise en abîme. 

Sou­vent les réc­its ouvrent des fenêtres sur les autres réc­its, des fenêtres en tous sens, ébauchant de savantes ver­rières, des ser­res sem­blables à des dia­mants bruts. 

Tout ce qu’il a écrit, Bern­hard l’a écrit par ailleurs. Il n’est pas jusqu’à cer­taines phras­es qui ne revienent avec une éton­nante régu­lar­ité comme s’il procé­dait à la manière d’un promeneur qui dans la neige essaie de marcher dans les traces de ses pas. Des empreintes n’épousant jamais les empreintes précé­dentes, jouant de légers décalages, de glisse­ments, de gauchisse­ments, de trav­es­tisse­ments ; et sou­vent Bern­hard revient sur ses pas, cela sur une dis­tance plus ou moins longue, frap­pant cha­cune de ses traces lais­sées d’une nou­velle empreinte, répé­tant cer­tains cir­cuits, de sorte que chaque trace peut être lue dans la logique d’une prom­e­nade, d’un tra­jet, mais aus­si comme une réso­nance perçue en écho à d’autres prom­e­nades. 

De même, son écri­t­ure peut-elle être com­parée à un polyè­dre, dia­mant, cristal ou dans le cas de Bern­hard, obsi­di­enne, dont chaque face serait tail­lée tout à la fois en rela­tion avec les autres faces mais aus­si en rela­tion avec le cœur ou l’eau de la pierre, mais aus­si avec son miroite­ment comme s’il affir­mait le souci de don­ner une con­sis­tance, une épais­seur, un vol­ume à ce miroite­ment. 

Cela ne se conçoit peut-être pas à la pre­mière lec­ture, c’est pour­tant ce jeu mul­ti­ple qui définit une œuvre, que le temps avec le temps accom­pli­ra.…

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