vitale. Ainsi, à chaque instant, provoqués par Les mêmes actes, nos rires se mêlaient à nos sanglots et l’émerveillement à une horreur sacrée.
Retourner, voilà le mot. Retourner et être retourné. Retourner dans le passé. Retourner aux émotions de l’enfance enfouies sous l’armure médiocre de l’adulte. Retourner les idées reçues, les notions apprises de beau ou d’harmonie, les conventions qu’on confond avec des convictions. Retourner les cœurs comme on retourne un gant. Retourner les âmes comme on retourne une peau trop petite, trop étroite ou trop vieille, qu’il faut arracher et sous laquelle perle le sang d’une chair nouvelle. Retourner au premier cri de son nouveauné, à la main tenue du père qui meurt, au serment échangé, à l’innocence du désir, aux chars de Prague, à l’éternité de Jean-Sébastien Bach, aux illuminations de Nietzsche, à la révélation des Nymphéas, aux larmes de Pessoa. Retourner à ce soir où je vis LA CLASSE MORTE et dont je sortis sans visage. Retourner. Retourner.
PARLER DE KANTOR comme s’il m’avait un peu appartenu ?Qui pourrait prétendre avoir connu les débuts de son Théâtre Clandestin à Cracovie ? Tadeusz était alors peintre, sculpteur et scénographe.
Grotowski passait à l’époque pour le gourou absolu de l’avant-garde polonaise mais il était, m’a-t-on dit, davantage dans les grâces du régime et se voyait plus facilement accorder les visas vers l’étranger. Sans doute les sautes d’humeur légendaires de Kantor n’arrangeaientelles rien.
J’ai dû voir LA POULE D’EAU de Witkiewicz en banlieue parisienne, à Malakoff, puis revoir à Edimbourg cet étonnant spectacle en rond — en « long » plutôt — qui succédait à quantité d’autres exploits que personne n’avait pu découvrir à l’Ouest.
Nous voulions le présenter, les services polonais avaient d’autres priorités. LA CLASSE MORTE fut présentée au Mickery à Amsterdam, les bureaucrates s’étant humanisés à l’égard du désormais célèbre Cricot 2 de Cracovie.
Le 140 put enfin l’héberger aux Halles de Schaerbeek et la carrière plus que brillante de Kantor s’amorça, fêtée de festival en festival.
Il ne quittait plus la France ni l’Italie. Je l’ai cependant retrouvé à Caracas où on le décora.
WIELOPOLE-WIELOPOLE s’inscrivait toujours dans la ligne de la bouleversante CLASSE MORTE. QU’ILS CRÈVENT, LES ARTISTES me déçut, je l’avoue, par ses redites et ses interminables bavardages, le public d’Avignon applaudissait par avance le spectacle. Ils avaient lu Le Monde où Libération.
Puis d’autres, la répétition d’une parole « voyante » d’une force et d’une singularité qui lui appartenait en propre. Et toujours Tadeusz se promenait, mystérieux, parmi ses comédiens tétanisés dans un enfermement de grande misère mobilière.
Il disait volontiers : « J’ai très bien connu Jean-Paul IT, nos écoles se touchaient, il était déjà très mauvais comédien ». Son humour était toujours chargé d’un peu de paranoïa. Il aura enfanté un monde entre l’installation et le théâtre, le premier sans doute à nous apprendre qu’un comédien muet n’était pas un mime mais un personnage en situation fragile.
Fallait-il faire du « Kantor » après la mort de celui-ci ? J’ai peur des mausolées.

