[ Reviennent les pas de la nuit ]
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Le 27 Déc 1995

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ÉTAIT EN JUIN de l’année 1967. Roger Red­ing, dynamique directeur du Théâtre Roy­al du Parc de Brux­elles prom­e­nait une tournée en Pologne. Il présen­tait trois spec­ta­cles d’au­teurs belges : CHRISTOPHE COLOMB de Charles Bertin, ESCURIAL de Michel De Ghelderode et LES CHIENS de Toone Brulin. J’avais fait la scéno­gra­phie, décors et cos­tumes, des deux pre­miers.

Des représen­ta­tions eurent lieu au Teatr Stary, scène his­torique de Cra­covie.
Le directeur de ce théâtre, Zyg­munt Hüb­n­er, me dit : « Vous devez ren­con­tr­er Tadeusz Kan­tor. Il passera demain à votre hôtel ».
Le lende­main, il était là, Kan­tor, dans le hall de l’hôtel Cra­covia, à l’heure dite.
Ten­du, frémis­sant, ce petit homme au regard som­bre me par­la aus­sitôt de son tra­vail, de ses théories.
« Je vise la total­ité de l’art théâ­tral ;
L’ob­jet arraché à sa réal­ité a autant de pou­voir que l’acteur ;
Je refuse l’objet artis­tique. »
Sans élever le ton, il m’é­grenait ses con­vic­tions. L’in­ten­sité de ses pro­pos venait d’une force, d’une rage con­tenues, retenues. L’oblique de ses sour­cils accu­sait l’ardente tristesse de son regard. Il lança :
« Je refuse les vieux mod­èles. Je ne veux pas des réper­toires sclérosés. Je refuse de même la pseu­do-avant­garde. Ce ne sont pas les Améri­cains qui ont inven­té le ‘hap­pen­ing”. Je fai­sais ça avant eux ».
À cette époque en effet la presse « up-to-date » ne jurait que par les « hap­pen­ings », les « lofts », les « ready made » des « States ». Cela rel­e­vait par­fois de la blague d’ate­lier avec dames nues enduites de crème chan­til­ly.

Si je ne com­pre­nais pas tout ce que me dis­ait Kan­tor — je ne me sou­viens pas en quelle langue, alle­mand ? anglais ? français ?, nous dia­logu­ions — je réal­i­sais que ce petit homme habité était un grand mon­sieut.
Je lui fis observ­er que pour ma part, je ser­vais des textes dra­ma­tiques sans pour autant adhér­er aux habi­tudes sclérosées.
« Mais, moi aus­si je m’in­spire de pièces d’au­teurs » fit-il vive­ment « ain­si, en 1944, sous l’oc­cu­pa­tion nazie mon Théâtre Clan­des­tin réal­isa LE RETOUR D’ULYSSE de Stanis­law Wyspi­ans­ki. Pour l’in­stant nous jouons LA POULE D’EAU de Witkiewicz. Venez voir. »
Wyspi­ans­ki comme Witkiewicz, out­re le prénom sem­blable : Stanis­law, étaient plas­ti­ciens et ils écrivaient. Ils étaient « créa­teurs totaux », tel Kan­tor les aimait, tel Kan­tor lui-même.
« D’ailleurs, ajou­ta-t-il, Witkiewicz a été traduit en français » et s’’emparant de mon car­net de note, il y écriv­it ceci : 
Il me con­fia aus­si un man­i­feste où, en un français un peu mal­mené, étaient imprimées ses théories.
Dix ans après cette ren­con­tre de Cra­covie, le pub­lic brux­el­lois dont Anne Moli­tor et moi avons vu à Brux­elles LA CLASSE MORTE. C’é­tait aux Halles de Schaer­beek. Jo Dek­mine, révéla­teur essen­tiel, avait invité Kan­tor et son Cricot 2.
C’é­tait là un de ces spec­ta­cles qui vous atteignent la moelle. Désor­mais, il y aurait « avant » LA CLASSE MORTE et « après » ce tra­vail théâ­tral qui mar­que le siè­cle.
Kan­tor s’y fau­fi­lait entre les bancs d’écoliers, entre la vie et la mort.
Il arpen­tait l’exacte fron­tière de la fragilité. Pan­tins, femmes et hommes de LA CLASSE MORTE clop­ineront à jamais dans la mémoire de ceux qui eurent le priv­ilège d’as­sis­ter à cet événe­ment. Comme il obser­vait chaque inten­tion, chaque geste en sus­pens, Kan­tor était tou­jours là en piste, vig­i­lant, atten­tif aux élans dérisoires, aux dés­espérances.
Le théâtre rejoignait à jamais le pro­fond véri­ta­ble. Oui, Mon­sieur Kan­tor, c’est bien là la « total­ité » de l’acte théâ­tral dont vous par­liez.
Dans l’œuvre de Kan­tor — pein­ture ou théâtre — les images évo­quent Goya, Bosch, Ensor, Cha­gall.
Comme si ces pein­tres souf­flaient la gamme dans des flûtes per­cées dans les os du squelette.
Et valse la danse de mort !
L’homme porte son bis­sac de mis­ère.
La femme ploie sous le balu­chon de l’irrémédiable.
Bien sûr, il y a la déri­sion, l’hu­mour. Essen­tiels.
Il est des rires qui déchirent l’âme mieux que les larmes. 

Et clop­inent les bal­lot­tés du des­tin. Des ombres s’en vien­nent hanter les con­sciences.
Peut-on oubli­er Auschwitz ? Peut-on oubli­er Birke­nau ?Faut-il rap­pel­er que Cra­covie n’en est pas loin ?Et se sou­venir que Le Cricot 2 fut créé à Cra­covie ? Par Kan­tor.
Un fil relie ces lieux les uns aux autres. Un fil bar­belé.
Faut-il rap­pel­er qu’Auschwitz n’est jamais loin ?
On le sait. L’op­pres­sion nazie fut relayée par le stal­in­isme. Du racisme dans les bagages. Il ne restait plus, après la guerre, qu’une poignée de juifs en Pologne.
Les autres avaient été exter­minés.
Pour­tant l’an­tisémitisme suin­tait et per­du­rait de Wielo­pole à Lodz, de Katow­ice à Varso­vie.
Je l’ai con­staté au cours de ren­con­tres. Cela se véri­fie davan­tage dans cer­tains silences que dans les pro­pos. Cer­tains faits sont aus­si des preuves.
Parce que juif, Zyg­munt Hüb­n­er — le directeur du Teatr Stary à qui je devais d’avoir ren­con­tré Kan­tor —, fut « démis­sion­né » de ses fonc­tions en 1969.
Le pou­voir main­te­nait un cou­ver­cle de plomb sur la Pologne. Kan­tor parvint à con­va­in­cre les com­mis­saires poli­tiques que sa troupe voy­ageant à l’é­tranger pour­rait rap­porter des zlo­tys et surtout des dol­lars.

Kan­tor obtint de préserv­er des comé­di­ens, des comé­di­ennes et il prom­e­na le Cricot 2 en Ital­ie et ailleurs. Une colombe, frag­ile espoir, accom­pa­g­nait la troupe.
En Pologne — ain­si que dans les autres républiques com­mu­nistes — le pom­piérisme d’État per­pé­tu­ait les gar­rots de l’e­sprit. Jdanovi­ennes ou autres, les con­traintes esthé­tiques par­ticipent toutes — quelles qu’elles soient — du men­songe et de la tyran­nie. Réal­isme social­iste, mod­ernisme mer­can­tile, même com­bat.

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Écrit par Serge Creuz
Serge Creuz Pein­tre, scéno­graphe et graphiste. Pro­fesseur hon­o­raire de La Cam­bre et de l’école du Théâtre nation­al de...Plus d'info
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