[ Tadeusz Kantor et son théâtre ]

[ Tadeusz Kantor et son théâtre ]

Le 30 Déc 1995

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Kantor-Couverture du Numéro 50 d'Alternatives ThéâtralesKantor-Couverture du Numéro 50 d'Alternatives Théâtrales
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UN JOUR, Tadeusz Kan­tor désigna son activ­ité artis­tique comme « un jeu de hasard, plein de mys­ti­fi­ca­tions et de per­ver­sions ». « Ce n’est pas vrai, cla­mait-il, dans le PETIT MANIFESTE, lors de la remise du Prix Rem­brandt, ce n’est pas vrai : l’artiste n’est pas ce héros, ce téméraire con­quérant que nous enseigne la légende con­ven­tion­nelle. Croyez-moi : c’est un être mis­érable, le désar­roi est son lot, car il s’est choisi son lieu en face de l’angoisse.….» L’artiste con­tem­po­rain est celui par lequel s’exprime l’in­quié­tude de notre époque.

La base de l’imag­i­naire de Tadeusz Kan­tor est restée cette irré­so­lu­tion, cet inac­com­plisse­ment, cette sphère d’«entre-deux », de « fron­tière », de « voisi­nage » si typ­ique de la tra­di­tion polon­aise (pas néces­saire­ment de celle d’a­vant-garde)… Un sen­ti­ment poignant d’in­ca­pac­ité, d’im­ma­tu­rité, cette absence de forme à la Gom­brow­icz ou à la Schulz. Mais c’est aus­si l’enfermement — dans le piège de l’il­lu­sion qui s’avère être un stéréo­type ou un sym­bole lourd d’imaginaire — dans un Cliché de la Mémoire dis­tinct, indi­vidu­el.

Tadeusz Kan­tor est né le 6 avril 1915 à Wielo­pole, un petit bourg provin­cial situé 130 kilo­mètres à l’est de Cra­covie, aux con­fins de l’Empire aus­tro-hon­grois d’alors, mais doté de tra­di­tions remon­tant au XIV : siè­cle, aux temps de l’éminent roi de Pologne, Casimir le Grand… « C’é­tait une petite bour­gade typ­ique de l’Est, avec sa grande place du Marché, ses quelques ruelles mis­érables, se sou­ve­nait Kan­tor. Sur la place se dres­saient une chapelle dédiée à un saint des fidèles catholiques et aus­si un puits auprès duquel, surtout à la pleine lune, se déroulaient les noces juives. D’un côté l’église, la cure et le cimetière ; de l’autre, la syn­a­gogue, les étroites ruelles juives et le cimetière, là aus­si, un cimetière quelque peu dif­férent. Les deux côtés vivaient en har­monieuse sym­biose…»

L’en­fance de l’artiste, passée dans ce Wielo­pole mythi­fié, « voué à l’é­ter­nité », l’a situé à la fron­tière de deux cul­tures, une cohab­i­ta­tion qu’anéantirent les cat­a­clysmes du XX‘ siè­cle. Le sou­venir de cette enfance — entre église et syn­a­gogue — c’est en quelque sorte un des scé­nar­ios du théâtre de Kan­tor, un scé­nario qui fut incar­né à de mul­ti­ples repris­es, surtout dans les spec­ta­cles du Théâtre Cricot 2 des années 80, et d’abord dans ce WVIELOPOLE- WIELOPOLE très auto­bi­ographique (1980).

L’épreuve des deux guer­res mon­di­ales fut un autre scé­nario, tout aus­si fon­da­men­tal. La Pre­mière Guerre avait con­damné à mort l’espace de la mai­son famil­iale jamais oubliée. L’ex­péri­ence de la Deux­ième Guerre mon­di­ale accoucha de la décou­verte d’une « réal­ité de rang inférieur » et de l’obsession de l’abolition de la fic­tion et de l’il­lu­sion fal­si­fi­ant la vérité par une mise à l’épreuve soupçon­neuse. Elle accoucha de l’agacement éprou­vé devant le signe, l’allégorie, le sym­bole (et aus­si le lieu com­mun patri­o­tique et mar­tial). Elle accoucha enfin d’une abso­luti­sa­tion de l’idée de la lib­erté dans l’art et dans la vie.

Le père de Tadeusz Kan­tor, Mar­i­an Kan­tor-Mirs­ki, un insti­tu­teur de vil­lage, com­bat­tit durant la Pre­mière Guerre mon­di­ale dans les Légions de Pil­sud­s­ki, cette for­ma­tion polon­aise qui mis­ait sur la recon­quête, par les Polon­ais, de leur indépen­dance ; il y acquit le grade de cap­i­taine ain­si que de nom­breuses déco­ra­tions en récom­pense de sa bravoure (le thème des « légions » appa­raît dans la revue QU’ILS CRÈVENT LES ARTISTES (1985). Après la guerre, Mar­i­an Kan­tor ne revint pas dans sa famille de Grande Pologne ; il devint mil­i­tant nation­al­iste en Silésie, à la fron­tière polono-alle­mande — une zone brûlante en ce temps-là (il mou­rut à Auschwitz le 1“ avril 1942, ce que rap­pelle un des épisodes du spec­ta­cle JE NE REVIENDRAI JAMAIS (1988). La mère de Kan­tor, Hele­na Berg­er, pas­sa, avec sa fille aînée Zofia et son fils Tadeusz, la péri­ode de la Pre­mière Guerre à la cure de Wielo­pole, chez son oncle, l’ab­bé Jozef Radoniewicz (c’est là un des « clichés de la mémoire » qui fut évo­qué, non seule­ment dans WIELOPOLE-WIELOPOLE, mais aus­si dans le dernier spec­ta­cle, inachevé, AUJOURD’HUI C’EST MON ANNIVERSAIRE .

Dans les années 1925 – 1934, Kan­tor fut l’élève du Gym­nase Kaz­imierz à Tarnow, alors chef-lieu de dis­trict. Dans cet étab­lisse­ment, le mod­èle philo­logi­co-clas­sique du XIX : siè­cle était tou­jours de rigueur. Kan­tor fut pre­mier en grec et en latin ; il sub­ve­nait à ses besoins et à ceux de sa famille désar­gen­tée en étant répéti­teur de langues clas­siques. À la fin de ses études sec­ondaires, il se livra, selon ses ter­mes, à « ses pre­mières ten­ta­tives pic­turales sous l’in­flu­ence du sym­bol­isme ». Il s’in­téres­sait au théâtre, surtout à l’œuvre de Wyspi­ans­ki, le grand néoro­man­tique cra­covien, pein­tre et auteur de drames sym­bol­istes, un des prophètes de la grande réforme du théâtre européen au tour­nant du XIX* et du XX : siè­cle (Kan­tor conçut et réal­isa la scéno­gra­phie de l’acte IIT de LIBÉRATION et de l’acte IV d’ACROPOLIS de Wyspi­ans­ki, qui furent mon­tés à cette époque par le théâtre ama­teur du lycée). Il alla à Lvov (ville polon­aise en ce temps-là) pour voir les réal­i­sa­tions roman­tiques du plus émi­nent met­teur en scène polon­ais de cette époque, Leon Schiller, ain­si que les scéno­gra­phies d’Andrze) Pronaszko dont il était l’«adorateur ». Il fut surtout ter­ri­ble­ment impres­sion­né par les célèbres AÏEUX de Mick­iewicz (1932) dans une mise en scène de Schiller et des décors de Pronaszko (ce qui explique la présence du cliché du décor de Pronaszko dans la « cham­bre de l’en­fant mort » de WIELOPOLE-WIELOPOLE : « une immense croix qui s’avance sur fond de trois autres croix situées à l’ar­rière-plan »). De cette époque date la fas­ci­na­tion, qui
per­du­ra dans toute l’œuvre de Kan­tor, de la tra­di­tion roman­tique polon­aise et de la per­son­nal­ité créa­trice de Wyspi­ans­ki. De cette époque aus­si date la mémoire des racines méditer­ranéennes de la cul­ture européenne.

Mick­iewicz et Wyspi­ans­ki furent, comme Kan­tor le rap­pela à maintes repris­es, Les créa­teurs réels du Théâtre de la mort… « Mick­iewicz a don­né ce titre, LES AÏEUX, dit-il en 1987. Mais LES AÏEUX, c’est cette céré­monie qui se déroule au cimetière (…) Ce ne sont que des morts, il devrait y avoir des tombes, des tombeaux, et tous ces gens, ces patri­otes, ces traîtres devraient sor­tir des tombes, des tombeaux. Et. jouer…» En cette même année, il dis­ait de Wyspi­ans­ki : « Pour moi, une des valeurs cap­i­tales est la décou­verte fpar Wyspi­ans­ki] de la grandeur qu’il y a à gag­n­er dans l’humiliation (…) Le con­cept de grandeur ne tient pas dans une forme… [Le roi] Casimir le Grand — l’incarnation de la puis­sance polon­aise — a été présen­té par Wyspi­ans­ki comme. un macch­a­bée, un squelette arbo­rant les restes de sa grandeur : sa couronne, son scep­tre, son globe (…) Quand j’ai com­mencé à faire LA CLASSE MORTE, c’est ce vit­rail [de Wyspi­ans­ki] qui me le con­fir­ma : la grandeur béné­fi­cie de l’humiliation com­plète. »

Ayant ter­miné le lycée, Kan­tor s’établit dans la cap­i­tale cul­turelle de la Pologne, Cra­covie, afin d’y étudi­er à l’Académie des Beaux-Arts. « J’ai décidé d’être pein­tre, dit-il dans ses sou­venirs, d’être un pein­tre célèbre ! Et je suis venu à Cra­covie…» En présen­tant, en 1987, son « Résumé d’un artiste », il déclara : « J’at­teste par mon exis­tence d’artiste mon appar­te­nance à une époque don­née, à une nation don­née, à une ville don­née… Je pense ici à Cra­covie à laque­lle j’ap­par­tiens….» Tout comme d’autres artistes cra­coviens célèbres aux­quels il fai­sait sou­vent référence : Veit Stoss, Mate­jko, Wojtkiewicz, Wyspi­ans­ki…

« Je con­sid­ère, dit-il, que l’ex­is­tence de sit­u­a­tions et de per­son­nages antag­o­nistes est très impor­tante pour l’œuvre d’art. C’est mon opin­ion, à moi…» « Dans mon œuvre, démon­trait-il à une autre occa­sion, on peut tou­jours voir le con­flit opposant le sym­bol­isme à l’art abstrait. » Le sym­bol­isme, ce sont surtout les motifs et les thèmes de la tra­di­tion nationale, ces visions tor­tu­rantes, « emprun­tées » à Wyspi­ans­ki, Mal­czews­ki et Wojtkiewicz, visions de croisade, de cer­cle mau­dit, d’‘Homme et de Nation cru­ci­fiés, de rêve de Gloire et d’Ex­ploit… Mais à côté, tou­jours et invari­able­ment, la soli­tude et l’aliénation de l’artiste, à côté duquel passent ces images et ces mots d’or­dre du « Pan­théon nation­al » si sou­vent soumis à des opéra­tions d’«infériorisation » … « Oui, dit Kan­tor, ce sont ces stéréo­types avec lesquels nous sommes famil­iarisés depuis notre enfance — le Christ, l’Église, la reli­gion, et en même temps toute une nation cru­ci­fiée…» Un autre jour, il évo­qua le « Wawel »1 de Wyspi­ans­ki « où règ­nent sans partage les esprits des rois de Pologne », et aus­si le « grand opéra nation­al » des toiles de Mal­czews­ki.

Il ter­mi­na ses études de pein­tre et de scéno­graphe dans l’atelier de l’éminent scéno­graphe Karol Frycz, en 1939, juste avant l’éclatement de la Deux­ième Guerre mon­di­ale. À cette époque, Kan­tor s’intéressait à l’avantgarde con­tem­po­raine, au con­struc­tivisme et au Bauhaus. « Mais intérieure­ment, écrit-il, je n’é­tais pas con­va­in­cu par cette ten­dance (…) — j’avais été élevé par­mi les sym­bol­istes. » À l’Académie, il avait fondé l’éphémère Théâtre de Mar­i­on­nettes où il mon­ta, en 1938, LA MORT DE TINTAGILES de Maeter­linck, à la manière du Bauhaus, comme il le dit lui-même, sous l’in­flu­ence d’Oskar Schlem­mer. À cette époque, il traduisit aus­si LE VAGABOND, drame sym­bol­iste de Blok. Cette ten­sion entre con­struc­tivisme et sym­bol­isme res­ta le fonde­ment de toute son œuvre.

« Le sym­bol­isme, dit-il, fut une par­celle de notre grande tra­di­tion nationale, pour faire référence à Wyspi­ans­ki, ce château roy­al de Cra­covie où règ­nent sans partage les esprits des monar­ques polon­ais. Les con­struc­tivistes con­sid­éraient qu’après la révo­lu­tion sociale viendrait une révo­lu­tion artis­tique. Mais c’est la guerre qui est venue, et avec elle ont été anéan­tis les espoirs d’une réu­nion de ces deux révo­lu­tions. Et c’est là que com­mence mon théâtre, et mon œuvre. »

L’époque de la ter­reur nazie dans la Pologne occupée fut pour la généra­tion de Tadeusz Kan­tor une expéri­ence par­ti­c­ulière ; elle pré­cipi­ta chez ces gens, de façon extra­or­di­naire, l’acquisition de la matu­rité, de la matu­rité artis­tique égale­ment. Voilà, dit Kan­tor, qu’«un groupe de jeunes artistes dont sor­tiront, après la guerre, les meilleurs pein­tres et théoriciens de Pologne, reprend, con­tre toute logique, con­tre le bon sens, en ce temps du mépris, non une vague idée nationale, mais la pen­sée d’une avant-garde mon­di­ale guidant l’art polon­ais depuis tou­jours. Ça se pas­sait à l’époque d’un géno­cide inédit dans l’histoire, au cen­tre de la ter­reur la plus rigoureuse, loin du reste du monde ». Tout en mil­i­tant au sein du mou­ve­ment artis­tique clan­des­tin, en créant le Théâtre clan­des­tin Indépen­dant, Tadeusz Kan­tor trou­va pen­dant un cer­tain temps un emploi sûr comme « pein­tre de décors » (« Deko­ra­tions­maler ») dans un théâtre de Cra­covie annexé par les Alle­mands. Les Polon­ais ne pou­vaient tra­vailler que dans l’équipe tech­nique (selon les doc­u­ments, con­servés, du « Staat­sthe­ater des Gen­er­al­go­u­verne­ment Krakau », Kan­tor fut employé là du 5 avril 1943 au 30 sep­tem­bre 1944). Dans le 
Miesiecznik Lit­er­ac­ki (Men­su­el Lit­téraire) clan­des­tin pub­lié à Cra­covie (n° 8, juil­let 1943), Kan­tor pub­lia (anonymement bien sûr) son pre­mier arti­cle : « La mise en scène de BALLADYNA ». Le rédac­teur ayant été arrêté par les Alle­mands, ce numéro ronéo­typé ne parvint pas aux lecteurs. À la fin de sa vie, Kan­tor déclara : « On ne peut par­ler de mon théâtre sans bross­er un tableau de cette époque inhu­maine. La guerre mon­di­ale, ces dieux­as­sas­sins, les camps d’extermination, la cap­tiv­ité, cette idée poli­tique cap­i­tale — celle du géno­cide — et puis, pen­dant un demi-siè­cle, aux yeux d’un monde civil­isé totale­ment indif­férent, ce pou­voir d’hommes aux titres intouch­ables de pre­miers secré­taires, qui fai­saient preuve d’un prim­i­tivisme total dans l’ex­er­ci­ce de leurs charges ».

À Cra­covie, durant l’Oc­cu­pa­tion, œuvraient plusieurs théâtres clan­des­tins violant l’in­ter­dic­tion alle­mande de 1940 : « Les Polon­ais n‘ont pas le droit de mon­ter de spec­ta­cles sérieux » (ce qui était pas­si­ble de la peine de mort). Dans l’un de ces théâtres, le Théâtre Rhap­sodique Kot­lar­czyk, se pro­duisit Karol Wojty­la, le futur pape. Mais le Théâtre Indépen­dant de Kan­tor, fondé vers 1942, fut le plus rad­i­cal du point de vue esthé­tique, il fut recon­nu immé­di­ate­ment — tout de suite après la guerre, on en par­lait comme « du phénomène artis­tique Le plus intéres­sant que Cra­covie ait con­nu durant ces cinq années de clan­des­tinité », on y voy­ait l’«embryon d’un style nou­veau au sein du théâtre polon­ais ».

« À cette époque, se sou­ve­nait Kan­tor, j’ai fait beau­coup de maque­ttes et de pro­jets, sans inten­tion con­crète. J’ai com­mencé par l’œuvre de Cocteau LA MORT D’ORPHÉE. Nous l’avons mon­trée en ver­sion abrégée. Ensuite, il y a eu une inter­rup­tion, je suis par­ti à la cam­pagne (…) À mon retour, j’ai com­mencé à penser à BALLADYNA…» Écrite en 1834, cette pièce de Slowac­ki est une tragédie roman­tique, une tragédie-con­te de fées que les his­to­riens de la lit­téra­ture ont con­sid­érée comme « un diver­tisse­ment à la Shake­speare », comme un de ces « prodi­ges », de ces « charmes » du théâtre roman­tique « à grand spec­ta­cle ». Pour Tadeusz Kan­tor, ce con­te roman­tique tout empreint, selon la tra­di­tion polon­aise, de mytholo­gie nationale et pop­u­laire, était un matéri­au théâ­tral par­fait, « entré en col­li­sion » avec les idées de l’art d’a­vant-garde. « La réal­ité était si absurde que la plu­part d’entre nous se tour­naient vers la pein­ture abstraite, et notre pre­mière représen­ta­tion — BALLADYNA, en 1943 — fut abstraite. C’é­tait la trans­po­si­tion de tout le roman­tisme de Slowac­ki en con­cepts abstraits du Bauhaus. (…) J’y ai eu recours, juste­ment à des formes géométriques — cer­cle, arc, angle droit — et à des matières telles que la tôle, le car­ton noir, le drap. » BALLADYNA fut sans doute jouée qua­tre fois : les 22, 23, 24 et 25 mai 1943 dans l’ap­parte­ment des Siedlec­ki rue Szews­ka 21 — pour près de 100 spec­ta­teurs en tout.

Plus d’un an après BALLADYNA, Kan­tor s’attela au RETOUR D’ULYSSE, le dernier drame de Wyspi­ans­ki, en situ­ant l’action mythique de la pièce dans une pau­vre cham­bre « ruinée par la guerre » d’un apparte­ment privé. Chez Wyspi­ans­ki, le motif homérique du retour d’Ulysse appa­raît dans la ver­sion per­pé­tuée par Dante : Ulysse est un crim­inel de guerre et un traître, pour­suivi par la malé­dic­tion des dieux… Dans la con­cep­tion de Wyspi­ans­ki, le retour à Ithaque tant désirée ne peut se réalis­er parce qu’il est impos­si­ble de ressus­citer le passé mort (« Nul ne revient jamais vivant au pays de sa jeunesse »). Dans la mise en scène de Kan­tor, Ulysse devait « revenir vrai­ment » — c’é­tait un sol­dat alle­mand « revenant de Stal­in­grad, avec son casque, son uni­forme crot­té » (c’é­tait alors d’une actu­al­ité brûlante : « la retraite alle­mande bat­tait son plein »). Mieczys­law Pore­b­ki, qui jouait alors le rôle du Nar­ra­teur, se sou­vient : quand Ulysse « pre­nait son arc et qu’il le braquait sur les pré­ten­dants, reten­tis­sait, sor­tant d’un haut-par­leur, un bruit de mitrail­lette ».

« On n’en­tre pas impuné­ment au théâtre », écriv­it Kan­tor sur la porte de la pièce où se déroulait la représen­ta­tion. Ça aus­si, c’é­tait la réal­ité : « À tout instant, les Alle­mands pou­vaient entr­er, les spec­ta­teurs étaient dans un état de ner­vosité folle ». Il renoua avec ce slo­gan des années plus tard, lors d’une des étapes de Cricot 2 inti­t­ulée « Le théâtre impos­si­ble » (LES GRÂCES ET LES ÉPOUVANTAILS, 1973). Il devait aus­si évo­quer encore une fois ce RETOUR D’ULYSSE dans JE NE REVIENDRAI JAMAIS (1988): il en reprit le thème, des per­son­nages ou des élé­ments de la scéno­gra­phie et lut à haute voix un pas­sage du scé­nario de 1944…

Ce RETOUR D’ULYSSE de l’Oc­cu­pa­tion con­nut au moins trois ver­sions. Les décors — encore con­struc­tivistes — furent pré­parés, au début, dans une vil­la de la rue Skaw­in­s­ka, puis (en rai­son d’une men­ace de dénon­ci­a­tion), dans l’appartement des Puget rue Pil­sud­s­ki. C’é­tait des recherch­es « à n’en plus finir : de par­avents, de rideaux, d’estrades, de poutres — des objets et non pas des décors ». Seule la troisième ver­sion, celle de l’ap­parte­ment des Stry­jen­s­ki rue Grabows­ki, réal­isa pleine­ment l’idée de la « pau­vre cham­bre », une idée « d’une réal­ité de rang inférieur ». L’e­space du jeu, homogène pour les acteurs et les spec­ta­teurs, au milieu des gra­vats, entre des murs décrépits, était envahi d’ob­jets amenés là à des­sein : une planche pour­rie, de vieux bal­lots mac­ulés de chaux et de pous­sière, un cordage rouil­lé, une roue de char­rette toute crot­tée, un gueu­lo­phone qui trans­met­tait les com­mu­niqués des autorités — il avait été volé sur les Plan­ty (n.d.t.: la prom­e­nade ceignant la vieille ville de Cra­covie) — ain­si qu’un canon (exé­cuté dans l’ate­lier du Staat­sthe­ater où Kan­tor tra­vail­lait alors). « Dans cette cham­bre, se
sou­vient-il, je n’ai pas réal­isé de décor, il n’y avait pas de sépa­ra­tion entre la scène et le pub­lic, il n’y avait donc pas cette fron­tière où com­mence la scène, l’espace de l’il­lu­sion. À cette époque, je m’é­tais dit que la cham­bre devait être réelle. J’ai donc fait une cham­bre détru­ite par la guerre — ce qui était la réal­ité, car de telles cham­bres exis­taient alors par mil­liers en Pologne. » Quand, dans ce cadre, apparut un Ulysse-Sol­dat incon­nu, « le texte de la pièce sem­bla moins impor­tant ».

Cette troisième ver­sion du RETOUR D’ULYSSE fut mon­tée trois ou qua­tre fois fin juin-début juil­let 1944. Comme l’écrivit Tadeusz Kwiatkows­ki, un des spec­ta­teurs, « le front qui se rap­prochait, les ennuis de Kan­tor avec l’administration alle­mande du tra­vail firent qu’on renonça aux spec­ta­cles suiv­ants ». Quoiqu’on par­lât publique­ment du Théâtre Clan­des­tin de Kan­tor dans tout Cra­covie, l’artiste échap­pa heureuse­ment à la dénon­ci­a­tion et parvint à la fin de la guerre. De nom­breuses années plus tard, revendi­quant son rôle de précurseur face au « nou­veau réal­isme » français, à l’«art mis­érable » ital­ien, à l’idée d’«environnement » et même de « hap­pen­ing », il répé­ta à maintes repris­es qu’il avait « tout imag­iné » dès l’époque de l’Oc­cu­pa­tion : « C’est alors qu’est née l’idée de réal­ité mis­érable. Cette décou­verte révo­lu­tion­naire fut plus impor­tante que la créa­tion du Théâtre Clan­des­tin ». Les deux guer­res — et les des­tinées de l’art du XX° siè­cle — avaient défi­ni l’Ithaque mod­erne de Kan­tor. Dans ses écrits aux mul­ti­ples ver­sions, et aus­si dans ses inter­views, dans ses œuvres plas­tiques et théâ­trales, on peut voir ce retour obses­sion­nel à cette « pau­vre cham­bre » qui, à l’origine, fut réelle, tout comme les murs en ruine, « imprégnés de réal­ité » de l’ap­parte­ment cra­covien dans lequel devait « réelle­ment » revenir Ulysse en 1944, tout comme l’espace de la « cham­bre d’en­fant » de WIELOPOLE ou celui de la classe du lycée de Tarnow.

Jusqu’au bout, Kan­tor con­ser­va dans sa méth­ode artis­tique cette dual­ité : il priv­ilé­giait, selon les con­cep­tions de l’avant-garde, une forme artis­tique autonome en même temps qu’il éprou­vait la nos­tal­gie d’une « annex­ion de la réal­ité », d’une trans­gres­sion des fron­tières de l’art et de la vie, du sujet et de l’objet, de l’ex­is­tence et de la mort. C’est pourquoi dans sa pein­ture comme dans son théâtre revi­en­nent les mêmes objets qui expri­ment l’idée d’une « réal­ité de rang inférieur » : un fau­teuil, un para­pluie, un sac, une enveloppe, une armoire, un vête­ment, surtout les dessous, le « côté dou­blure ». « Tout ce que je fais, je le fais à par­tir d’élé­ments tout prêts », répé­tait Kan­tor. L’armoire, les sacs, la planche et la « machine à anéan­tir », com­posée de chais­es (du Théâtre zéro, en 1963), ce sont, selon lui, les « rares moments autonomes » de l’histoire du Théâtre Cricot 2.

Après la guerre, Kan­tor eut une intense activ­ité de pein­tre, de scéno­graphe et de met­teur en scène. Il mon­ta de nou­veau, en une ver­sion mod­i­fiée, LE RETOUR D’ULYSSE (avec des étu­di­ants du Stu­dio du Théâtre Stary de Cra­covie) ain­si que la Moral­ité L’INDIGNE ET LES GENS DIGNES de Czechow­icz au Théâtre Académique de la Rotonde (avec la par­tic­i­pa­tion de comé­di­ens du Théâtre Indépen­dant des temps de l’Oc­cu­pa­tion). Il réal­isa la scéno­gra­phie de LA MORT DU FAUNE de Czyzews­ki à la Mai­son des Arts Plas­tiques (« ce fut une ten­ta­tive, ratée du reste, de réac­ti­va­tion du Théâtre Cricot d’avantguerre »). Les textes de Czechow­icz et de Czyzews­ki, des poètes polon­ais de l’a­vant-garde des années 20 et 30, qui avaient expéri­men­té aus­si de nou­velles formes dra­ma­tiques, lui per­me­t­taient de dévelop­per des idées esquis­sées dans le Théâtre Indépen­dant.

En 1946, Kan­tor réal­isa la scéno­gra­phie de trois spec­ta­cles pour des théâtres pro­fes­sion­nels de Cra­covie : LE CID de Corneille et LE JOUR DE SON RETOUR de Nalkows­ka (pour le Théâtre Stary ), ain­si que DEUX THÉÂTRES de Sza­ni­aws­ki (pour le Théâtre Pub­lic). Il pub­lia des man­i­festes impor­tants : « Sug­ges­tions pour les arts plas­tiques de la scène » dans La Revue Artis­tique et (avec Mieczys­law Poreb­s­ki) « Pro domo sua » — en y intro­duisant le con­cept du « réal­isme ren­for­cé ». En jan­vi­er 1947, il par­tit, comme bour­si­er, pour six mois à Paris. Out­re les célèbres musées de pein­ture et les galeries où il entra en con­tact avec le grand art de l’avantgarde européenne, il visi­ta le Palais de la Décou­verte où il vit « une image du monde mon­trée par un appareil­lage sci­en­tifique ». « Pour la pre­mière fois, dit-il, j’en­trais en con­tact avec une image du monde qui était le pro­duit de la sci­ence. J’é­tais fasciné, mais aus­si acca­blé à l’idée que l’accès à ce monde n’é­tait don­né que par la sci­ence exacte de niveau supérieur (…) Mais je m’en rendais compte : il exis­tait une autre entrée, une entrée plutôt latérale et mis­érable, non représen­ta­tive, ris­i­ble même, par laque­lle l’art pou­vait s’immiscer…»

Depuis cette époque jusqu’à la moitié des années 50, il dessi­na et peignit des cycles liés à sa con­cep­tion de l’espace — un espace d‘abord conique, puis dénom­mé « en para­pluie » et « soudain ». En sor­tant des « con­cep­tions physiques », rationnelles de l’espace qui étaient celles des « con­struc­tivistes », il entrait « dans un espace hal­lu­ci­nant, dans une sphère d’an­goisse et de mort proche du cli­mat sur­réal­iste ».

À son retour de Paris, il écriv­it : « L’at­mo­sphère de Cra­covie me déprime. Pas la moin­dre trace de con­flits artis­tiques, mais des con­flits d’un tout autre genre. Cette igno­rance de ce qui se passe dans le monde m’ef­fraie ter­ri­ble­ment ». Sa con­nais­sance appro­fondie des ten­dances de l’art mon­di­al de l’époque fut sou­vent dis­créditée, pour des raisons idéologiques, dans la Pologne com­mu­niste ; on
lui reprocha de « céder aux influ­ences ». Le 1″ octo­bre 1947, il fut nom­mé pro­fesseur à l’É­cole Supérieure de l’É­tat des Arts Plas­tiques. En tant que mem­bre du Club des Artistes fondé à Cra­covie en mars 1948, il s’en­gagea dans la pré­pa­ra­tion de l’Ex­po­si­tion d’Art Mod­erne au Palais de l’Art de Cra­covie. « Une expo­si­tion qui rassem­blait des œuvres de près de 40 artistes venus de toute la Pologne (de Cra­covie, de Varso­vie, de Lodz, de Poz­nan), qui illus­trait toutes les ten­dances des arts plas­tiques d’a­vant-garde qui étaient suiv­ies à cette époque en Pologne, une expo­si­tion qui, fer­mée au début de jan­vi­er 1949, devait rester, pour bien des années, la seule grande man­i­fes­ta­tion de l’après-guerre en matière d’art d’a­vant-garde en Pologne ».

Peu après, dans la Pologne stal­in­i­enne comme dans les autres pays du bloc sovié­tique, fut intro­duite, admin­is­tra­tive­ment, la doc­trine esthé­tique du réal­isme social­iste. « Jusqu’en 1949, se sou­ve­nait Kan­tor, lors des con­grès, des con­férences où l’on nous invi­tait encore, et dans la presse où l’on pub­li­ait encore nos arti­cles, notre groupe, du reste de plus en plus réduit, s’était posé en défenseur de la lib­erté de l’imag­i­na­tion et du dis­cours de l’artiste. Lors du dernier con­grès du ZPAP [Zwiazek Pol­s­kich Artys­tow Plas­tykow — Asso­ci­a­tion des Artistes polon­ais des Arts plas­tiques] à Katow­ice [en juin 19491, j’ai défi­ni claire­ment ma posi­tion. Maria Jare­ma a fait de même. Nous avons cessé d’ex­pos­er nos tableaux. Nous avons été élim­inés de la vie artis­tique. » Ce proces­sus fut couron­né par son ren­voi de l’École Supérieure des Arts Plas­tiques fin févri­er 1950 « pour cause — selon le jour­nal offi­ciel — de la direc­tion péd­a­gogique inadéquate représen­tée et appliquée par le citoyen Kan­tor ».

Dans les années 1951 – 1955, il tra­vail­la comme scéno­graphe pour des théâtres de Cra­covie. Il réal­isa la scéno­gra­phie de pièces de Calderén, de Becque, de Lesage, de Mus­set, de Shaw, d’Hik­met et d’Iwaszkiewicz à Cra­covie, et aus­si de Tre­niev à Poz­nan, de Shake­speare à Opole, de Lor­ca à Katow­ice. Ses réal­i­sa­tions jouis­saient de la haute con­sid­éra­tion des cri­tiques et du pub­lic, mais l’artiste lui-même ne sem­blait guère y accorder d’im­por­tance en ce temps-là. De son œuvre théâ­trale de cette époque, il a sou­vent par­lé comme d’une « façon de sur­vivre au réal­isme social­iste ». Il con­tin­u­ait à pein­dre des tableaux métaphoriques, à par­ticiper à la vie artis­tique non offi­cielle qui se pas­sait dans des apparte­ments privés.

« Ce n’est pas un hasard, déclara Kan­tor, si ceux qui refu­saient alors com­pre­naient en pro­fondeur les idées du sur­réal­isme et son car­ac­tère révo­lu­tion­naire. Cepen­dant, à la con­cep­tion sur­réal­iste de la lib­erté, nous avions apporté notre pro­pre cor­rec­tion, en pré­cisant que la lib­erté, en art, se con­quiert sans cesse, que le con­cept de lib­erté n’ex­iste pas sans ce qui enferme, ce qui lim­ite, et que chaque lim­ite atteinte dans cette con­quête devient à son tour un enfer­me­ment, que la forme est une ‘prison’, qu’elle n’est qu’une atti­tude, mais qu’elle est aus­si en per­pétuel développe­ment. »

En 1955, Tadeusz Kan­tor par­tit de nou­veau à Paris, dans le cadre du Théâtre des Nations. Le théâtre cra­covien pour lequel il tra­vail­lait y présen­tait L’ÉTÉ À NOHANT d’Iwaszkiewicz dans une scéno­gra­phie de Kan­tor. « J’y ai vu, dit celui-ci, une série d’ex­po­si­tions, j’ai rassem­blé des infor­ma­tions et de la doc­u­men­ta­tion sur les expo­si­tions organ­isées par Michel Tapie et sur la pein­ture améri­caine. J’y ai ren­con­tré des pein­tres tels que Wols, Fautri­er, Math­ieu, Pol­lock, Arnal. » Le butin de ce voy­age, ce fut la « décou­verte » du principe de hasard, la décou­verte de la pein­ture informelle. Kan­tor présen­ta pour la pre­mière fois des tableaux informels à Varso­vie en 1956 (c’é­tait sa deux­ième expo­si­tion après la chute du stal­in­isme), dans le salon de Po pros­tu (Tout sim­ple­ment), con­join­te­ment avec des tableaux de Maria Jare­ma. Cette même année, il com­mença à pub­li­er des arti­cles et des dis­cours sur le nou­v­el art — entre autres le fameux arti­cle « L’ab­strac­tion est morte, vive l’abstraction » dans la revue cra­covi­enne Zycie lit­er­ack­ie (Vie lit­téraire).

Il déclara : « La pein­ture qu’on a pro­duite a bien man­i­festé la lim­ite de tout cal­cul, de toute entrave intel­lectuelle et aus­si, par con­séquent, la fin de l’ex­péri­ence sen­si­ble ; elle s’est mesurée à des forces obscures et élé­men­taires en en révélant la nature et les mécan­ismes. La pein­ture s’est située au-delà de toute forme, de toute esthé­tique. Elle est dev­enue, pour moi, man­i­fes­ta­tion de vie, con­tin­u­a­tion, non de l’art, mais de la vie ».

La créa­tion du Théâtre Cricot 2, en automne 1955 — dans l’élan post-stal­in­ien — fut une « man­i­fes­ta­tion de vie » indépen­dante. Le pre­mier spec­ta­cle, LA PIEUVRE, d’après Stanis­law Igna­cy Witkiewicz (dit Witka­cy), fut mon­tré en mai 1956. À ce pro­pos, Kan­tor déclara, des années plus tard, que la recon­nais­sance du for­mal­isme avait été plus impor­tante que les effets esthé­tiques de cette mise en scène. Le for­mal­isme, qui avait été con­damné sous Staline, s’accordait remar­quable­ment à la réal­ité du Café des Arts Plas­tiques, tout vibrant de poli­tique : après le spec­ta­cle, on dan­sait aux sons de ce jazz qui, récem­ment encore, était inter­dit.

Cricot 2 était lié, par le nom et la généalo­gie, à un théâtre cra­covien d’avant-guerre, le Théâtre d’Artistes Cricot (1933 – 1939), « un théâtre né d’un jeu », comme l’appelait Leon Chwis­tek. Le nom « cricot », c’est l’anagramme, à la con­so­nance française, de l’ex­pres­sion polon­aise « to cyrk » (« c’est du cirque »). Cricot 1 avait présen­té entre autres, par­mi ses mis­es en scène d’avantgarde, LA PIEUVRE de Witka­cy. C’est pourquoi l’histoire de Cricot 2 com­mença pré­cisé­ment par cette pièce (la deux­ième par­tie de la soirée inau­gu­rale du 12 mai était con­sti­tuée par LE PUITS, OU L’ABÎME DE LA PENSÉE, une pan­tomime de Kaz­imierz Mikul­s­ki qui fut aus­si l’auteur du CIRQUE, que Kan­tor présen­ta quelques mois plus tard — la pre­mière eut lieu le 13 jan­vi­er 1957). « Le nom Cricot était, dit Kan­tor, un héritage d’un théâtre de pein­tres et sculp­teurs d’avant-guerre auquel Jare­ma avait col­laboré. J’avais per­son­nelle­ment de sérieuses préven­tions con­tre ce pre­mier Cricot : c’é­tait un théâtre de pein­tres. Mais le nom nous plai­sait et, grâce à la per­son­nal­ité de Jare­ma, cet « héritage » fut épuré, ren­for­cé et main­tenu dans l’art. »

Le Théâtre Cricot 2 com­mençait aus­si là où Cricot 1 avait fini son his­toire, avant de démé­nag­er à Varso­vie — au Café des Arts plas­tiques, rue Lob­zows­ka.… À la tra­di­tion d’avant-guerre le reli­ait le per­son­nage de Maria Jare­ma, mais au sens artis­tique, c’é­tait la con­tin­u­a­tion du Théâtre Indépen­dant de Kan­tor du temps de l’Oc­cu­pa­tion (1942 – 1944). En effet, d’emblée, cet artiste âgé d’une quar­an­taine d’années, ce pein­tre recon­nu, ce scéno­graphe de théâtres « offi­ciels », avait pris la tête de cette ini­tia­tive, col­lec­tive au début, d’un théâtre expéri­men­tal d’artistes pein­tres. Après la mort de Maria Jare­ma (1958), l’équipe de Kan­tor, com­posée de pein­tres, d’ac­teurs, de cri­tiques et de gens sans pro­fes­sion pré­cise, démé­nagea à la galerie Krzyszto­fory, dans la cave du palais por­tant le même nom, sous la tutelle du fon­da­teur de la galerie, Stanis­law Balewicz. C’est aujourd’hui encore le siège du « Groupe de Cra­covie » qui rassem­ble Les plus émi­nents pein­tres polon­ais con­tem­po­rains (Kan­tor fut un des fon­da­teurs du Groupe, en 1956).

« Dans les années 50, dis­ait Kan­tor à la fin de sa vie, j’ai peint de très nom­breux tableaux en étant con­scient que je ne pour­rais les expos­er. Et mal­gré tout, je les peignais, pour moi-même, parce que je devais pein­dre, pein­dre ain­si et pas autrement. Sans con­sid­ér­er cela comme clan­des­tin. Parce que c’é­tait par cette pein­ture que je pre­nais con­tact avec tout le monde libre, avec sa pen­sée, ses idées ; je croy­ais que ça paraî­trait. » Et il en fut ain­si. Stock­holm (en 1958) inau­gu­ra la liste des expo­si­tions indi­vidu­elles de Kan­tor à l’é­tranger. Puis ce fut Paris (1959 — 1961), Düs­sel­dorf (1959), New York (1960), Güte­borg (1960). Par­al­lèle­ment, Kan­tor par­tic­i­pa à des expo­si­tions col­lec­tives à Charleroi (1958), Kas­sel (Doc­u­men­ta 2, 1959), Venise (Bien­nale de l’Art, 1960), New York (« The Art of Assem­blage », 1961), Essen (1961). Ses tableaux com­mencèrent à entr­er dans les col­lec­tions des musées et dans les col­lec­tions privées. En 1961, il enseigna la pein­ture à l’Akademie der Kün­ste de Ham­bourg.

Et en Pologne, dans les années 1955 – 1963, il réal­isa, par­al­lèle­ment aux activ­ités du Théâtre Cricot 2, des scéno­gra­phies pour des théâtres d’État qui con­nurent le plus grand suc­cès. Il conçut la scéno­gra­phie et les cos­tumes de pièces d’‘Hikmet, d’Iwaszkiewicz, de Shake­speare, d’‘Anouilh, de Gar­cia Lor­ca, d’Ionesco pour des scènes de Cra­covie, de Gar­cia Lor­ca à Katow­ice, de Zaw­ieys­ki à Varso­vie, d’opéras de Massenet à Katow­ice et de Bar­tok à Varso­vie. Dans l’autobiographie qu’il écriv­it dans les années 70, Kan­tor ne recon­nut comme impor­tantes que trois de ses réal­i­sa­tions de cette époque : la scéno­gra­phie et les cos­tumes de LA SAVETIÈRE PRODIGIEUSE de Lor­ca (Théâtre Wyspi­ans­ki, Katow­ice, 1955) — qui « bri­saient la con­ven­tion nat­u­ral­iste du théâtre polon­ais » —; ceux de RHINOCÉROS d’Ionesco (Théâtre Stary, Cra­covie, 1961) — « la pre­mière appli­ca­tion de la pein­ture informelle au théâtre » —; ceux du DON QUICHOTTE de Massenet (Théâtre de Musique, Cra­covie, 1962) — « brisant les con­ven­tions ossi­fiées de l’opéra ». En 1963, Kan­tor ces­sa pour de bon toute col­lab­o­ra­tion avec les théâtres offi­ciels et dirigea dès lors, dans la soli­tude et de façon intran­sigeante, jusqu’au tri­om­phe mon­di­al des années 80, son pro­pre théâtre artis­tique, Cricot 2 (il ne fit, après 10 ans, qu’une seule excep­tion : la scéno­gra­phie de BALLADYNA pour le Théâtre Bagatelle de Cra­covie, en 1974, qui annonçait le Théâtre de la mort).

À « Krzyszto­fory », à inter­valles irréguliers de quelques années, en dépit des prob­lèmes sus­cités par l’absence de sub­ven­tions fix­es, on pré­para cinq spec­ta­cles suc­ces­sifs de Cricot 2, d’après dif­férentes pièces de Witka­cy, jusqu’à la plus fameuse de ce cycle : LA CLASSE MORTE (1975). Tadeusz Kan­tor fut le pre­mier à ressus­citer les pièces de Witka­cy (inter­dites durant la péri­ode stal­in­i­enne). Et il lui res­ta fidèle pen­dant de longues années. Il résuma d’une for­mule — « le jeu avec Witka­cy » — les deux pre­mières décen­nies de Cricot 2. Il en résul­ta six spec­ta­cles au total, qu’il est dif­fi­cile de nom­mer des mis­es en scène ou des réal­i­sa­tions de pièces de Witka­cy quoique chaque fois, il ait entre­pris un « jeu » avec une seule et unique pièce. De LA PIEUVRE (1956) à TUMEUR CERVYKAL (LA CLASSE MORTE, 15 novem­bre 1975) en pas­sant par LE PETIT MANOIR (dont la pre­mière eut lieu le 14 jan­vi­er 1961), LE FOU ET LA NONNE (8 juin 1963), LA POULE D’EAU (28 avril 1967), LES GRÂCES ET LES ÉPOUVANTAILS (4 mai 1973 ). En out­re, Kan­tor réal­isa à cette époque, sur un principe sem­blable, mais en dehors de Cricot 2, une autre ver­sion du PETIT MANOIR à Baden­Baden (1966) et des CORDONNIERS de Witka­cy à Paris (1972).

Tadeusz Kudlin­s­ki a appré­cié en ces ter­mes le style de Kan­tor dans ces pre­miers spec­ta­cles de Cricot 2 inspirés de Witka­cy : « Sa manière étour­dit et sur­prend par son car­ac­tère par­ti­c­uli­er, mais bien vite, le spec­ta­teur se famil­iarise avec le côté cri­ard de ce tableau de cauchemar (…) car il pressent dans cette appar­ente anar­chie une com­po­si­tion du désor­dre organ­isée, plan­i­fiée à pro­pos, dotée d’une expres­sion con­sid­érable ». Ce désor­dre organ­isé, ce hasard mis en place, ce sont deux manières, issues des expéri­ences des deux avant-gardes, de nouer un con­tact direct avec le spec­ta­teur de l’œu­vre. C’est aus­si un des principes de la méth­ode théâ­trale de Kan­tor. Peter Bürg­er n’a‑t-il pas fait du mon­tage et du hasard — dans sa « Théorie de l’a­vant-garde » — les caté­gories fon­da­men­tales de toute descrip­tion de l’œuvre mod­erne ?

Jan Blon­s­ki s’est sou­venu du PETIT MANOIR de Kan­tor : « Une sorte d’hallucination col­lec­tive, le cerveau d’un fou sur la scène ». Le but de ce spec­ta­cle était d’obtenir, comme dis­ait Kan­tor, « des mou­ve­ments con­den­sés » — d’où ce choix d’une armoire très étroite dans laque­lle les acteurs jouaient pen­dant une demi­heure, ser­rés comme des vête­ments. Le man­i­feste du Théâtre zéro ( pub­lié deux ans plus tard, à l’occasion de la réal­i­sa­tion du spec­ta­cle LE FOU ET LA NONNE, en 1963) prévoy­ait de « dis­soudre la cara­pace anec­do­tique de la pièce dra­ma­tique (…) en une atmo­sphère de choc et de scan­dale — afin de par­venir à cette sphère longtemps étouf­fée de l’imaginaire de l’homme d’aujourd’hui que car­ac­térise un petit esprit pra­tique triv­ial ». On « rédui­sait l’action du drame à zéro » à l’aide d’une pyra­mide mou­vante de chais­es — la « Machine à anéan­tir ». Lors de la pre­mière du spec­ta­cle suiv­ant de Cricot 2, inspiré, lui aus­si, de Witka­cy, LA POULE D’EAU (1967), l’action, qui fai­sait référence au hap­pen­ing (que Kan­tor appelait « Théâtre des événe­ments »), et qui se dévelop­pait à côté du texte de la pièce dit dans sa total­ité, sur­prit par la var­iété de ses idées, véri­ta­ble feu d’ar­ti­fice.

Dans le spec­ta­cle suiv­ant, LES GRÂCES ET LES ÉPOUVANTAILS (1973) (qui fut dénom­mé, tout comme son man­i­feste, « Théâtre impos­si­ble »), on pri­vait les spec­ta­teurs de tout sen­ti­ment de sécu­rité : ils étaient donc for­cés de par­ticiper à des moments du spec­ta­cle bien défi­nis d’a­vance. Deux pré­posés au ves­ti­aire, jumeaux, trav­es­tis, désha­bil­laient de force les spec­ta­teurs qui entraient dans la salle par un ves­ti­aire-trappe. Durant Le spec­ta­cle, ils les bous­cu­laient, leur cher­chaient noise, inci­taient cer­tains d’entre eux à répon­dre, en atti­raient d’autres par­mi les acteurs et pour finir, un groupe choisi devait se met­tre de fauss­es barbes, des cha­peaux et des lévites pour, sous la direc­tion d’un des acteurs, appa­raître comme le Chœur des Man­del­baum… Mais la struc­ture même du spec­ta­cle devait sat­is­faire au pos­tu­lat de l’«unification d’un grand nom­bre de pro­por­tions pour sus­citer chez le spec­ta­teur Le sen­ti­ment qu’il était impos­si­ble — dans sa posi­tion — d’embrasser et de déchiffr­er le tout ».

Con­sid­éré comme le précurseur du théâtre européen de l’ab­surde, Witkiewicz était pein­tre, philosophe, théoricien de la « Forme pure », auteur de romans, d’es­sais et de drames. Il fut aus­si le prophète de la civil­i­sa­tion de masse qui s’approchait — civil­i­sa­tion d’hommes-auto­mates, dépourvus de per­son­nal­ité et de besoins méta­physiques liés à la reli­gion et à l’art (Witkiewicz se sui­ci­da en sep­tem­bre 1939 quand, au début de la Deux­ième Guerre mon­di­ale, la Pologne fut envahie par l’Alle­magne nazie et l’Union Sovié­tique stal­in­i­enne).

« Je con­nais­sais les pièces de Witka­cy, je les avais décou­vertes dès avant la guerre, se sou­ve­nait Kan­tor. Sa pein­ture ne me touchait pas spé­ciale­ment. Je n’ai pas con­fi­ance en cette sorte de défor­ma­tion expres­sion­niste. Néan­moins, je le con­sid­ère comme l’un des pein­tres polon­ais les plus orig­in­aux et les plus créat­ifs. En 1966, j’ai organ­isé, à la galerie varso­vi­enne Zachecie, la plus grande expo­si­tion Witkiewicz. Je con­sid­ère Witkiewicz comme un précurseur de l’informel, de l’automatisme et de l’art psy­chédélique en pein­ture ; et son MANIFESTE D’UNE FIRME DE PORTRAITS pose avec une clarté extra­or­di­naire le prob­lème de la ten­dance anti-art. Par con­tre, je décou­vre aujourd’hui encore les pièces dra­ma­tiques de Witkiewicz, car­ac­térisées par une dis­so­lu­tion com­plète des con­ven­tions, un ren­verse­ment du mode de com­porte­ment et un extra­or­di­naire sens de l’hu­mour. Il a intro­duit dans l’art le con­cept de destruc­tion, ren­ver­sant toutes les analo­gies exis­tant entre l’art et la vie. Mais le plus fasci­nant, pour moi, c’est sa vie et son œuvre. Jusqu’au bout, il est resté inflex­i­ble, rebelle au com­pro­mis, créa­teur. Un mag­nifique exem­ple d’artiste mau­dit’.»

Pen­dant de longues années, Kan­tor créa ain­si, avec son groupe d’amis et de col­lab­o­ra­teurs, un théâtre unique qui se pro­dui­sait sous le nom et au nom de Stanis­law Igna­cy Witkiewicz, et qui était aus­si le seul théâtre résol­u­ment d’a­vant-garde de toute la Pologne, qui agis­sait con­tre la logique des fonc­tion­naires de cette époque, en dehors du cadre rigide de la « poli­tique cul­turelle ».

Dans les années 60 s’accomplit une évo­lu­tion con­sid­érable dans le cadre des aven­tures de Kan­tor avec l’art informel : « Dans cette route à peine per­cep­ti­ble allant de la spon­tanéité, du geste brut, de la matière gar­gouil­lante qui se crée sans cesse, à un cer­tain dur­cisse­ment, à une pétri­fi­ca­tion, à une retenue du mou­ve­ment » — qui passe au relief et puis retourne à l’objet, plus pré­cisé­ment à son « envers », en-dessous de La zone vivante et fonc­tion­nelle. Le point piv­ot fut l’année 1963, l’année de la fameuse « Anti-Expo­si­tion » ou « Expo­si­tion Pop­u­laire » de la galerie cra­covi­enne Krzyszto­fory (une expo­si­tion placée sous le mot d’or­dre : « Il faut recon­naître comme créa­tion artis­tique tout ce qui n’a pas encore été œuvre d’art »). C’é­tait l’année du Théâtre zéro dont le man­i­feste prévoy­ait de « jon­gler avec n’im­porte quoi. avec le vide », l’année, enfin, de l’in­au­gu­ra­tion du cycle de dessins LES ENVIRONS DE ZÉRO. « Plac­er une grande ambi­tion — de créa­tion — dans les par­ages du point zéro sup­po­sait automa­tique­ment, dit Kan­tor, une tout autre rela­tion avec le passé, avec ses ves­tiges et ses pré­ten­tions à l’é­gard de l’objet. En effet, il ne s’agis­sait pas de répéter celui-ci, mais de le récupér­er. »

A

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Écrit par Krzysztof Plesniarowicz
Krzysztof Ples­niarow­icz Cri­tique dra­ma­tique. Depuis 1977, chargé de cours en théorie du théâtre à l’U­ni­ver­sité Jag­el­lonne de Cra­covie....Plus d'info
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dans le numéro
Kantor-Couverture du Numéro 50 d'Alternatives Théâtrales
#50
mai 2025

Kantor

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