[ Tadeusz Kantor, homme de théâtre ]

[ Tadeusz Kantor, homme de théâtre ]

Le 31 Déc 1995

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LORS D’UN FESTIVAL inter­na­tion­al de théâtre, j’ai ren­con­tré un groupe de jeunes gens vêtus de T‑shirts por­tant l’in­scrip­tion : « God save the the­atre ». Cette inscrip­tion, qui fai­sait sans nul doute référence aux dif­fi­cultés matérielles aux­quelles Les insti­tu­tions théâ­trales con­tem­po­raines sont con­fron­tées, est dev­enue pour moi le point de départ d’une réflex­ion plus pro­fonde.

J’ai com­mencé à me deman­der de quelle façon Dieu pour­rait pro­téger le théâtre, cet art éphémère entre tous. Adress­er cette ques­tion à des forces sur­na­turelles me sem­blait chose naturelle. En effet, aucun art n’est si proche du con­cept pla­toni­cien de l’idée et de la matière. Seul le théâtre a fait de l’homme, être de chair matérielle et frag­ile, le médi­um indis­pens­able de la trans­mis­sion de la pen­sée-idée. Et seul, le théâtre, à la lim­ite du sacré et du pro­fane, de la réal­ité et de l’il­lu­sion, a résisté à la toute-puis­sante tech­nique con­tem­po­raine. Nous ne vivons le spec­ta­cle que dans sa durée, quand les comé­di­ens sont présents sur scène. Toute ten­ta­tive d’en­reg­istrement de cette expéri­ence unique à l’aide des moyens tech­niques actuels (film, vidéo) est vouée à l’échec, elle ne sera jamais qu’un sub­sti­tut, un piètre sou­venir de nos émo­tions théâ­trales.

Comme peu d’«hommes de théâtre », Tadeusz Kan­tor a com­pris ce dilemme, lui, le grand réfor­ma­teur de la scène du vingtième siè­cle, qui fut aus­si scéno­graphe, pein­tre et comé­di­en. Dans une de ses inter­views, il a dit : « Le théâtre est le plus beau des arts, car il se situe entre l’art et La vie ».

Kan­tor savait qu’il ne réus­sir­ait pas à con­serv­er les représen­ta­tions de Cricot 2 dans la forme où le pub­lic les avait reçues. C’est pourquoi il a voulu que le spec­ta­cle théâ­tral soit quelque chose de plus que la repro­duc­tion d’un scé­nario ou d’une œuvre lit­téraire. Dans ses LEÇONS DE MILAN, il a écrit à ce pro­pos : 

« LE THÉÂTRE EST UNE CRÉATION DÉMIURGIQUE. LE SPECTACLE EST UNE ŒUVRE D’ART. L’ESSENCE DE L’ŒUVRE D’ART EST SON AUTONOMIE. L’ŒUVRE D’ART NE POSSÈDE PAS DE MODÈLE QUI LA LIERAIT PAR SES LOIS. L’ŒUVRE D’ART POSSÈDE SES PROPRES LOIS. LE REFLET’ DU MONDE ET DE LA VIE (shake­speari­enne) SE MATÉRIALISE DANS L’ŒUVRE D’ART
DANS SA PROPRE MATIÈRE
SA LOGIQUE
SON ‘ANATOMIE’
LE POSTULAT DU THÉÂTRE AUTONOME EST UN POSTULAT
D’AVANT-GARDE RADICALE.
LE THÉÂTRE AUTONOME NE POSSÈDE PAS DE TEXTE LITTÉRAIRE
PRÉEXISTANT, COMME UN DRAME
QUI LUI DONNERAIT DANS L’OPINION PROFESSIONNELLE CONVENTIONNELLE
UNE RAISON D’ÊTRE.
CE N’EST PAS VRAI!!
IL FAUT CLAIREMENT LE CONSTATER :
IL RÉDUIT LA FORCE CRÉATRICE DÉMIURGIQUE DU THÉÂTRE.1 »

Kan­tor a réus­si l’alliage du théâtre et du monde de l’art con­tem­po­rain dans son ensem­ble, avec ses courants d’opin­ion, ses prob­lèmes et ses con­flits. Il a voulu créer un « Théâtre autonome » dans lequel chaque spec­ta­cle serait en même temps la nou­velle étape d’un développe­ment. C’est pourquoi chaque nou­veau spec­ta­cle de Cricot 2 s’accompagnait de man­i­festes de Kan­tor, qui définis­saient la direc­tion prise et qui ouvraient pour Le théâtre de nou­veaux hori­zons. Mais les spec­ta­cles de Cricot 2 n’ont jamais été une illus­tra­tion des ten­dances de l’art con­tem­po­rain, ni une con­t­a­m­i­na­tion du théâtre par les arts plas­tiques. En dévelop­pant l’idée d’un « Théâtre autonome » et « indépen­dant », Kan­tor en est arrivé au point de recon­naître que le plus impor­tant, c’é­tait le « monde indi­vidu­el ». Ce qui est vrai­ment fort et frap­pant, c’est ce que nous vivons nous-mêmes. Et effec­tive­ment, ce monde mis­érable, isolé des mou­ve­ments de masse, occu­pant presque tout l’espace vital, amal­gamé à l’art, est devenu le thème des derniers spec­ta­cles de Kan­tor. Celui-ci a fait de sa biogra­phie la trame de ces spec­ta­cles. C’est ce qu’il soulig­nait dans le pro­gramme de JE NE REVIENDRAI JAMAIS, dans un texte inti­t­ulé : « Sauver de l’ou­bli » où il écrivait notam­ment : 

« Mes spec­ta­cles —
LA CLASSE MORTE,
VW/IELOPOLE- WIELOPOLE,
QU’ILS CRÈVENT LES ARTISTES
et ce dernier,
JE NE REVIENDRAI JAMAIS —
sont des con­fes­sions per­son­nelles.
Des con­fes­sions per­son­nelles …
Un genre inhab­ituel et rare de nos jours.
À notre époque
de vie tou­jours plus col­lec­tive,
de col­lec­tiv­ité effroy­able­ment crois­sante,
ce genre est plutôt
incom­mode et gênant.
Je veux aujourd’hui trou­ver la cause
de la pas­sion mani­aque
que je voue à ce genre. »
«J’ai enfin
ce qu’il me fal­lait :
MA
VIE INDIVIDUELLE
cent fois indi­vidu­elle,
capa­ble à présent de vain­cre cette
«masse »
du monde.
Je peux désor­mais l’introduire
sut scène.
À la vue du pub­lic.
Au prix
de la douleur,
de la souf­france,
du dés­espoir
et de la honte aus­si,
de l’‘humiliation,
de la rail­lerie.
Je suis. sur scène.
Jouons donc !
De pau­vres lam­beaux de ma
vie per­son­nelle
devi­en­nent
‘un objet tout pré­paré’.
Chaque soir
se jouera
un RITUEL,
un SACRIFICE. »


L’ex­po­si­tion de la Mai­son du Spec­ta­cle ne s’est pas seule­ment fixé comme but de mon­tr­er la route artis­tique suiv­ie par Tadeusz Kan­tor au théâtre, elle se pro­pose aus­si de con­serv­er cette œuvre théâ­trale dans des con­di­tions de musée. En recourant aux indi­ca­tions du maître, les organ­isa­teurs de cette expo­si­tion voudraient que celle-ci soit une con­tri­bu­tion à la réal­i­sa­tion du futur Musée du Théâtre Cricot 2, ce musée dont Kan­tor a tou­jours rêvé.

Il faut soulign­er que nous n’avons pas l’in­ten­tion de mon­tr­er l’œuvre de-Kan­tor sur fond d’apothéose et de glo­ri­fi­ca­tion des dernières réal­i­sa­tions. Nous con­sid­érons que pour com­pren­dre pleine­ment un chef-d’œu­vre, il ne suf­fit pas d’en analyser l’ef­fet final. C’est pourquoi, on trou­vera ici des objets illus­trant l’activité de Kan­tor au sein du théâtre insti­tu­tion­nel, tra­di­tion­nel, des cro­quis et des objets créés sou­vent pour les besoins d’une scéno­gra­phie ou d’un ate­lier de cos­tumes.

Tadeusz Kan­tor — qui, durant la Deux­ième Guerre mon­di­ale, pen­dant l’Oc­cu­pa­tion, créa le Théâtre clan­des­tin Indépen­dant — œuvra en effet pen­dant près de 20 ans (de 1945 à 1963) au sein du théâtre tra­di­tion­nel. Il réal­isa plus de 50 scéno­gra­phies pour dif­férentes scènes de Pologne — de Cra­covie, Katow­ice, Lodz, Poz­nan… Citons notam­ment : LE CID de Corneille (en 1945, pour l’Ancien Théâtre — Teatr Stary — de Cra­covie), MESURE POUR MESURE de Shake­speare (en 1954 pour le Théâtre d’O­pole), DON QUICHOTTE de Massenet (en 1962, pour l’Opéra de Cra­covie).

Lui-même eut à l’é­gard de cette activ­ité un rap­port ambiva­lent. Tan­tôt, il la con­sid­érait comme aus­si impor­tante que les spec­ta­cles de Cricot 2, tan­tôt il dis­ait que c’é­tait la seule façon de sur­vivre à la nuit stal­in­i­enne, d’at­ten­dre qu’on en finisse avec le sché­ma, imposé d’a­vance, du réal­isme social­iste. Il pen­sait que seul, le Théâtre Clan­des­tin avait été une antic­i­pa­tion de Cricot. C’est pourquoi, lors d’expositions sur l’histoire du Théâtre Cricot 2, il en mon­trait les racines dans ce théâtre de l’Oc­cu­pa­tion, en élu­dant com­plète­ment son tra­vail de scéno­graphe.

Les organ­isa­teurs de cette expo­si­tion ont cepen­dant estimé que si l’on voulait mon­tr­er Kan­tor en tant qu’«homme de théâtre », on ne devait pas élud­er cette sphère. En dévoilant cette zone assez peu con­nue, nous n’avons pas l’in­ten­tion de désavouer les réal­i­sa­tions ultérieures de Kan­tor, mais nous voulons, con­for­mé­ment au principe « con­traria sunt com­ple­men­ta », retrac­er pleine­ment l’it­inéraire de ce grand démi­urge du théâtre du XX : siè­cle.

Tout l’espace de l’ex­po­si­tion a été divisé thé­ma­tique­ment et a été élaboré, selon le principe d’une mys­tique « demeure de l’artiste », en cham­bres de l’imag­i­naire.

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Écrit par Lech Stangret
Lech Stan­gret His­to­rien d’art, diplômé de l’U­ni­ver­sité Jag­el­lonne de Cra­covie. À par­tir de 1979, comé­di­en du Théâtre Cricot...Plus d'info
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