Mémoire de la danse contemporaine

Mémoire de la danse contemporaine

Le 23 Mai 1996

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Vitesse, Danse et mémoire-Couverture du Numéro 51 d'Alternatives ThéâtralesVitesse, Danse et mémoire-Couverture du Numéro 51 d'Alternatives Théâtrales
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APRÈS UNE ÉPOQUE de pro­fond renou­velle­ment des principes, d’invention d’un nou­veau vocab­u­laire esthé­tique, la danse con­tem­po­raine dirige son regard vers l’exploitation du pat­ri­moine exis­tant. Car la danse inter­roge le passé et la mémoire de façon très par­ti­c­ulière. Si la con­ser­va­tion et la trans­mis­sion d’un héritage com­mun définis­sent la danse clas­sique, la danse mod­erne a procédé par rup­tures suc­ces­sives. La danse clas­sique s’appuyait sur une tra­di­tion qui se per­pé­tu­ait avec très peu de change­ments et où chaque mou­ve­ment pou­vait être nom­mé. Un mou­ve­ment défi­ni, per­fectible, s’imposait au corps du danseur qui devait le réalis­er selon un mod­èle bien pré­cis et con­nu de tous. La danse mod­erne, au con­traire, laisse Le corps décou­vrir le mou­ve­ment dans toute sa poten­tial­ité expres­sive et sa nais­sance coïn­cide avec le refus de la tra­di­tion par l’exploration d’un mou­ve­ment plus naturel qui vient de la mémoire indi­vidu­elle. En effet, celle-ci est inscrite dans l’histoire du corps, dans sa forme même ; elle est la mémoire affec­tive, l’élément psy­chologique gravé dans le mou­ve­ment. A la place d’une « mémoire his­torique » est choisie une recherche per­son­nelle, une écoute de son pro­pre corps, pour com­pren­dre son fonc­tion­nement et ses ressources.

Isado­ra Dun­can écrit : « Pen­dant des heures, je demeu­rais debout, immo­bile, les mains croisées entre mes seins, à la hau­teur du plexus solaire. Mais je cher­chais. Et je finis par décou­vrir le ressort cen­tral de tout mou­ve­ment, le foy­er de la puis­sance motrice…»1 Martha Gra­ham : « La danse vient de la pro­fondeur de la nature humaine, de l’inconscient où habite la mémoire…»2 Le mou­ve­ment a été exploré à tous les niveaux, de telle façon qu’au­cune descrip­tion ver­bale n’est plus suff­isante pour le représen­ter. La con­cep­tion de la cor­poréité comme « organe des pos­si­bles », comme dit Paul Valéry, peut désign­er la quête des pio­nniers. 

Laban a con­sacré ses recherch­es à la com­préhen­sion du mou­ve­ment dont le temps, l’espace, l’énergie, sont pour lui les élé­ments essen­tiels, et il développe un nou­veau sys­tème d’analyse. Il s’éloigne de l’enseignement tra­di­tion­nel du bal­let basé sur une théorie sta­tique des pos­es, et il aboutit à une théorie dynamique de la forme liée au proces­sus du mou­ve­ment et de la danse. Par­mi ses con­tri­bu­tions, il faut citer l’invention du sys­tème de nota­tion du mou­ve­ment, « laban­o­ta­tion » ou « kiné­togra­phie », qui est encore aujourd’hui l’un des plus com­plets et répan­dus. 

Si Martha Gra­ham arrive à définir une représen­ta­tion de l’inconscient col­lec­tif à tra­vers la mémoire des mythes, mais tou­jours en struc­turant ses créa­tions de manière nar­ra­tive, la choré­gra­phie con­tem­po­raine sem­ble incor­por­er la struc­ture alogique et atem­porelle de l’inconscient qui s’ex­prime naturelle­ment à tra­vers le rêve. 

Mais com­ment tran­scrire ces représen­ta­tions qui sont des jux­ta­po­si­tions d’images, par­fois très rapi­des, qui ont mis de côté la fable et font appel à une véri­ta­ble « logique du rêve » ? Com­ment not­er une réal­ité scénique très ouverte, poly­va­lente, mais aus­si énig­ma­tique ? La vitesse et l’énergie poussées à l’extrême, présentes de plus en plus dans les choré­gra­phies, ne sont-elles pas aus­si des obsta­cles à la nota­tion ? Avec La La La Human Steps, on assiste à un tra­vail essen­tiel sur le corps et la vitesse, qui nous laisse une impres­sion dan­sée de la ville avec ses chocs, son agres­siv­ité, sa rapid­ité. Edouard Lock, le choré­graphe du groupe, pense que c’est le mou­ve­ment qui donne au corps sa réal­ité, il dit : « La main n’ex­iste qu’à tra­vers ses mou­ve­ments qui la méta­mor­pho­sent »3. Ce choix de tra­vail sur le mou­ve­ment rapi­de est forte­ment lié à cette dernière idée, qui per­met beau­coup moins le con­trôle rationnel du corps et laisse mieux échap­per la poten­tial­ité du mou­ve­ment. 

Les codes de lec­ture devi­en­nent alors de plus en plus dif­fi­ciles à déchiffr­er, car cha­cun intro­duit des élé­ments nou­veaux selon sa pro­pre sen­si­bil­ité. Chaque choré­graphe et danseur mêle sa for­ma­tion, son pays d’origine et son expéri­ence au sein de chaque com­pag­nie. On obtient alors un métis­sage du mou­ve­ment et de la sen­sa­tion qui touche beau­coup, mais demande une véri­ta­ble écoute et sou­vent même une réé­coute. Par con­séquent le spec­ta­teur doit mon­tr­er à l’occasion une capac­ité d’adaptation plus grande et laiss­er libre cours à ses fac­ultés d’interprétation. Il est intéres­sant de voir qu’il est de plus en plus com­mun d’assister à des répéti­tions publiques des spec­ta­cles où les auteurs mêmes essayent d’il­lus­tr­er leur tra­vail afin que les spec­ta­teurs puis­sent l’apprécier plus pro­fondé­ment. Les références à la tra­di­tion mod­erne sont en effet plus sou­vent implicites car elles sont mélangées au lan­gage et au vocab­u­laire pro­pres du choré­graphe. On peut effec­tive­ment par­ler d’une véri­ta­ble tra­di­tion mod­erne car la danse com­mence aujourd’hui à inter­roger son passé. Après un siè­cle de renou­velle­ments et de créa­tions des principes esthé­tiques, aupar­a­vant inex­péri­men­tés, elle s’est apparem­ment aperçue de l’existence d’une tra­di­tion pro­pre qui mérite d’être préservée. Si la con­ser­va­tion du passé n’est pas au cen­tre de la préoc­cu­pa­tion de la plu­part des choré­graphes, il leur faut quand même être con­scients du passé car c’est seule­ment en rai­son d’un rap­port avec la tra­di­tion que la nou­veauté peut exis­ter. Néan­moins, l’important aujourd’hui n’est pas de pro­duire du nou­veau à tout prix. La danse n’a plus seule­ment pour but d’être mod­erne, d’être en oppo­si­tion à la danse clas­sique, comme ce fut le cas au début du siè­cle. Tout au con­traire elle mar­que une idée de rup­ture de la rup­ture ; elle s’attache beau­coup plus à la per­son­nal­ité des danseurs, des choré­graphes, à leur mémoire affec­tive, qu’à la « traque » du clas­sique. Aujourd’hui les notions de clas­sique et mod­erne per­dent leur con­no­ta­tion pré­cise et la choré­gra­phie s’inspire et intè­gre en même temps les élé­ments de ces deux vocab­u­laires. La danse n’oublie rien et intè­gre tout. C’est ain­si que la créa­tion de nou­veaux principes artis­tiques passe sou­vent par la récupéra­tion de la tra­di­tion dans sa glob­al­ité. 

En très peu d’années, la danse a per­du beau­coup de ses plus grands créa­teurs, d’une part les pio­nniers et de l’autre la généra­tion des plus jeunes. À ses débuts la danse mod­erne se don­nait très peu de moyens de con­ser­va­tion, toute entière con­sacrée à son effort créa­teur. Ce n’est qu’aujourd’hui que se pose la ques­tion de com­penser l’oubli car la mort d’un auteur est sou­vent liée à celle de son œuvre choré­graphique. L’in­ven­tion des sys­tèmes de nota­tion con­stitue un événe­ment fon­da­men­tal de l’évolution de la danse con­tem­po­raine car c’est à par­tir de là que com­mence la con­struc­tion d’une véri­ta­ble tra­di­tion his­torique. 

Notation d’une chorégraphie d’Angelin Preljocaj. © R. Benesh, 1955
Nota­tion d’une choré­gra­phie d’Angelin Preljo­caj. © R. Benesh, 1955

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