Sections d’un jeu entre premières personnes au singulier

Sections d’un jeu entre premières personnes au singulier

Le 19 Mai 1996
NELKEN, chorégraphie de Pina Bausch, Wuppertaler Bühnen, Tanztheater Photo Ulli Weiss
NELKEN, chorégraphie de Pina Bausch, Wuppertaler Bühnen, Tanztheater Photo Ulli Weiss

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NELKEN, chorégraphie de Pina Bausch, Wuppertaler Bühnen, Tanztheater Photo Ulli Weiss
NELKEN, chorégraphie de Pina Bausch, Wuppertaler Bühnen, Tanztheater Photo Ulli Weiss
Article publié pour le numéro
Vitesse, Danse et mémoire-Couverture du Numéro 51 d'Alternatives ThéâtralesVitesse, Danse et mémoire-Couverture du Numéro 51 d'Alternatives Théâtrales
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EN ART, on ne peut faire l’économie d’avoir vu, éprou­vé, ressen­ti, médité, oublié, retrou­vé les éclats de ce qui est « éclairé » par le dia­logue entre l’artiste et le vis­i­teur inat­ten­du de son œuvre. L’un et l’autre se croisent à la pre­mière per­son­ne du sin­guli­er. Se crois­er, car il ne s’agit jamais de fon­dre l’aventure de l’un dans l’autre, mais de jouer un jeu dif­fi­cile, com­pliqué ; com­pren­dre ce qui s’échange à Fin­stant du croise­ment sans jamais s’abandonner à l’e­sprit de sys­tème ou à la ten­ta­tion de la fas­ci­na­tion. « Pen­sée et Mémoire, Pen­sée et Recon­nais­sance, Pen­sée et Sen­sa­tion médi­tent ensem­ble », écrit Philippe Sollers dans LE PARADIS DE CÉZANNE. Ce con­cept com­bi­na­toire définit un mou­ve­ment. C’est dans ce mou­ve­ment que je tente de répon­dre à la propo­si­tion qui m’est faite : mon itinéraire du théâtre à la danse. 

Tran­scrire ce voy­age aven­tureux est une épreuve, l’épreuve de l’image arrêtée, du pas sus­pendu, du doute inter­rompu. C’est la loi du genre, mais mal­gré l’obseur sen­ti­ment de trahir la sim­plic­ité, la con­trainte que je me suis imposée est de pro­pos­er au lecteur de suiv­re à la trace une poé­tique que je pour­su­is moi-même, celle où l’exactitude est trans­posée, où sa fonc­tion même n’est plus instru­ment mais manœu­vre. 

« Ici, comme là, pas de pré­ten­tion à l’objectivité. Bien au con­traire, la ferme volon­té de saisir le décor intérieur, en quelque sorte « réfrac­té » que sus­cite en nous telle image ou tel mot, c’est-à-dire ces con­cré­tions imprévis­i­bles, ros­es des sables ou pier­res de lune, que des courants obscurs font se join­dre et se dépos­er au fond de notre esprit à par­tir d’un choc ini­tial », indique Jean Tardieu dans OBJETS INCOMMENSURABLES. Enfin quelqu’un qui nomme une manière d’être… et ce qui est nom­mé per­met de se reli­er. 

Le choc ini­tial ? 

Lucinda Childs Photo Jack Mitchell
Lucin­da Childs Pho­to Jack Mitchell

Repérage : le théâtre, les mots en représen­ta­tion ; la danse con­tem­po­raine, les corps qui renon­cent aux struc­tures clas­siques du réc­it ou à l’il­lus­tra­tion de par­ti­tions musi­cales. Entre les deux, le théâtre du corps qui fait éclater les masques du mot. Der­rière, le corps vio­lent… Pour moi, ce théâtre-là tient encore du dis­cours. Mais déjà quelque chose se pré­cise, l’in­trigue que cristallisent les corps est la présence de l’être mutique. Je tente de situer, dans mon pro­pre par­cours, la péri­ode de l’onde de choc précédée d’infinies fis­sures et suiv­ie d’autres sur­sauts. Elle com­mence plus ou moins en 1969. Elle se rad­i­calise plus ou moins en 1985. 

Tout de suite, l’évidence s’impose, un choc ne peut se définir ni en ter­mes de temps ni en ter­mes d’objets pré­cis. La méth­ode, par trop ratio­nal­isante, dis­perse l’attention vers un labyrinthe de pistes. En out­re, le théâtre et la danse ne sont pas les seules tra­vers­es qui m’atteignent, avant, pen­dant et après cette péri­ode. Il faut se fon­dre dans l’onde pour com­pren­dre sa sig­ni­fi­ca­tion. 

Diane Madden, Lance Gries, Wil Swanson, FORAY FORÊT,
chorégraphie de Trisha Brown. Photo Lois Greenfield.
Diane Mad­den, Lance Gries, Wil Swan­son, FORAY FORÊT, choré­gra­phie de Trisha Brown. Pho­to Lois Green­field.

Ce numéro d’Alternatives théâ­trales a pour thème « vitesse et mémoire », revenons‑y. Pra­tiquons « le lâch­er prise », le som­meil par exem­ple. 

Le som­meil trie, asso­cie, fait jail­lir les pièces d’un puz­zle incon­gru. Au réveil, trois images en même temps : la séquence d’une danse dans UN SOIR, UN TRAIN, la cage vide de ET ILS MIRENT DES MENOTTES AUX FLEURS, la clameur de tam­bours, un soir à Barcelone.

Point de mots encore, des sons, des odeurs, des couleurs, un rythme dans ces trois images qui indique mon chem­ine­ment, entre ce qui se masque et ce qui se mon­tre. 

UN SOIR, UN TRAIN : Del­vaux Daisne. Un pro­fesseur de let­tres épuisé, comme son cos­tume trois-pièces, entre dans une salle d’auberge. Une musique ter­ri­enne (Fred­dy Devreese) et une fille qui danse, presque immo­bile. Envoû­tante, parce que immo­bile. Intense. Danse de mort, a‑t-on dit. Etrange, je n’y ai pas vu cela. Je n’ai vu que la sauvage inten­sité de la vie, provo­cante. L’homme, déjà mort, a peur de cette « ten­ta­tion de vivre », il s’enfuit, pour­suit sa quête. Le brouil­lard engloutit le train. 

ET ILS MIRENT DES MENOTTES AUX FLEURS : Arra­bal. 

Adriana Borriello et Pierre Droulers, Mint MINUIT, chorégraphie de Pierre Droulers. Photo Bernand.
Adri­ana Bor­riel­lo et Pierre Droulers, Mint MINUIT, choré­gra­phie de Pierre Droulers. Pho­to Bernand.

Quelque chose der­rière les mots a bougé. Partout, partout à la fois. À San Fran­cis­co, à Paris, à Berlin, à Brux­elles aus­si. On y croit. On sait. On sait ce que d’autres ont su avant nous, à d’autres épo­ques, dans d’autres lieux. On fait corps avec l’éruption et on croit que ça va dur­er tou­jours. On est pris par la main, placé autour d’une grande cage vide. Métal et peau pâle. Odeur de la peur. De près, de tout près, on voit chaque grain, chaque pli, chaque goutte de sueur, des cris, des corps heurtés, des crisse­ments, des mots aus­si sans doute. Je ne me sou­viens plus des mots. Déjà le voy­age souter­rain com­mence. et tan­dis que les rit­uels de tor­tures s’infligent, les fleurs pren­nent leurs pétales à leur cou. Les gar­rots espag­nols n’étrangleront per­son­ne. 

La rumeur d’un trou­peau de mou­tons précé­dant les tam­bours. Les tam­bours étaient ceux du vil­lage de Buñuel, les mou­tons, de Barcelone. Aux cimais­es, des doc­u­ments évo­quant la vie et l’œuvre du cinéaste. La foule des vernissages est là, « naïve­ment » rassem­blée. Bruits des bavardages anodins, des ver­res qui s’entrechoquent. Frôle­ment des tis­sus, des corps qui se croisent. Soudain, d’ailleurs, de très loin, une rumeur : un martèle­ment dif­fus, le bruit de pas innom­brables. Après, un autre son pous­sant le pre­mier, le son des tam­bours. Incré­d­ule, la foule reste pétri­fiée tan­dis que le trou­peau de mou­tons suivi des tam­bours, envahit la salle. L’e­space du vieux palais de pierre est com­plète­ment investi par la sen­sa­tion, celle de tous les sens req­uis en même temps. Vio­lent, foudroy­ant, implaca­ble, le corps se fige quand l’âme « dit ». Ce soir-là, quelque chose s’est ouvert. J’ai poussé la porte. 

Ce pre­mier repérage per­met de nom­mer le com­plexe. Le choc ini­tial est en fait une série de chocs artic­ulés entre eux comme des poupées russ­es. Lorsque je les désem­boîte les unes des autres, lorsque j’arrive enfin à la dernière fig­urine, je me sou­viens d’une colère silen­cieuse :les mots por­tent trop de dis­cours de fer, de miel, d’or, d’acide, d’ordure. La décla­ma­tion, la rhé­torique, la répéti­tion, le pou­voir se sont emparés d’eux. Cette cacoph­o­nie cri­arde dev­enue ordre « à bien penser » m’’exaspère. Quelque chose s’est brisé entre les mots et les corps. Un son métallique, un cer­tain ton s’interpose entre eux. 

ACHTERLAND, chorégraphie d’Anne Teresa De Keersmaeker. Photo Herman Sorgeloos.
ACHTERLAND, choré­gra­phie d’Anne Tere­sa De Keers­maek­er. Pho­to Her­man Sorgeloos.

Le gai savoir est bel et bien per­du dans ce désor­dre où les siè­cles obscurs et les censeurs sacca­gent « mes plates-ban­des joyeuses », « mes fan­taisies incon­grues » et la grâce si grande de la sim­plic­ité.

« Trop de tout », la hideur du château de Sig­mari­gen opposée à la force tran­quille d’un vieux palais de Pal­la­dio, les valses de Strauss opposées à l’harmonie calme de Pur­cell, le huis-clos étriqué et sen­ten­cieux de Sartre opposé à la fragilité des caprices de Mar­i­anne… 

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Écrit par Jeannine Monsieur
Témoin atten­tif des arts de la scène, Jean­nine Mon­sieur retrace ici son itinéraire de spec­ta­trice, en lais­sant sur­gir...Plus d'info
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Vitesse, Danse et mémoire-Couverture du Numéro 51 d'Alternatives Théâtrales
#51
mai 2025

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18 Mai 1996 — NI PROTAGONISTE PRÉÉMINENT, ni simplement figurant, dans la hiérarchie d’une distribution, le rôle muet n’a rien de subalterne. Bien que…

NI PROTAGONISTE PRÉÉMINENT, ni sim­ple­ment fig­u­rant, dans la hiérar­chie d’une dis­tri­b­u­tion, le rôle muet n’a rien de sub­al­terne. Bien que réduit au silence, il reste présent la plu­part du temps sur le plateau, maïs cela…

Par Georges Banu
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