EN 1961, pour sa première mise en scène, Ariane Mnouchkine choisit de monter GENGIS KHAN, la première pièce d’Henry Bauchau. L’événement aurait pu ne constituer qu’un simple épisode de l’histoire du théâtre en France — les deux artistes ayant poursuivi chacun leur propre carrière, avec les bonheurs que l’on connaît — si dès l’origine de cette création commune n’avaient existé déjà des relations de confiance et d’amitié qui se sont affermies au fil du temps à travers des contacts réguliers. Comme elle s’en explique en effet dans un entretien qu’elle nous a accordé1, Mnouchkine a fait la connaissance de Bauchau et de sa femme Laure à l’époque où celui-ci dirigeait un collège international pour jeunes filles à Gstaad (Suisse) : pour elle, une rencontre décisive. Mais chez lui aussi, assurément, la rencontre a laissé des traces.
Dans JOUR APRÈS JOUR2, le journal où l’écrivain a consigné les événements qui ont accompagné la gestation de son roman (EDIPE SUR LA ROUTE, le nom d’Ariane Mnouchkine revient une dizaine de fois, seul ou associé à celui d’Hélène Cixous. Nous avons collationné ci-dessous les passages qui nous ont semblé les plus significatifs sur le plan théâtral, laissant de côté les allusions davantage liées à la vie privée. Car il arrive même à Bauchau de rêver de son amie : « Dans un lieu indistinct. Je vois se diriger vers nous Ariane, souriante. Je suis frappé par ses cheveux très blancs, son air tendre et lumineux. +.Elle ressemble un peu à une apparition » (2 avril 1986).
Entre 1984 et 1987, l’auteur évoque la création de trois spectacles mis en scène par Mnouchkine (HENRY IV, de Shakespeare, L’AVENTURE TERRIBLE MAIS INACHEVÉE DE NORODOM SIHANOUK et L’INDIADE). À plusieurs reprises, les réflexions qu’il développe semblent devoir s’appliquer à lui-même. En particulier, dans ce qu’il dit du renoncement, à propos du personnage de Gandhi et du travail d’Hélène Cixous, ne peut-on pas lire un commentaire de sa propre démarche, qui s’applique aussi bien à sa vision d’Antigone ? La jeune femme, qui a accepté de mourir dans la grotte où on l’a enfermée, pourrait en effet reprendre à son compte cette phrase du journal : « S’effacer pour laisser place à une autre présence, ici celle du théâtre, est très dur, pourtant, c’est la voie. »
Sans doute est-ce un des privilèges de l’amitié que d’engager ainsi, comme à l’insu de ses protagonistes, de tels dialogues fertiles.
Bauchau vu par Mnouchkine
ARIANE MNOUCHKINE : Quand j’ai rencontré Henry, j’étais adolescente. La rencontre a été déterminante. Si je ne l’avais pas connu, aurais-je même fait du théâtre ? On pourrait presque dire qu’il m’a sauvée. Pas par la psychanalyse, il n’était pas psychanalyste à l’époque, mais par son regard, par la confiance, par l’intérêt qu’il m’a témoigné, par les rencontres qu’il m’a amenée à faire. Henry est quelqu’un qui a « sauvé » beaucoup de gens, de jeunes surtout, par l’intérêt qu’il leur a porté.
Carmelo Virone : Vous l’avez connu à son école de Gstaad ?
A. M.: Ma sœur était dans son école. C’est ainsi que j ai connu Henry et Laure, sa femme. Mes parents et eux sont devenus très amis et Henry s’est occupé de moi. C’est un homme qui est bon et qui bonifie les gens à qui il dit : « Vous êtes intéressant, vous êtes capable. » Quand on est adolescent, c’est décisif. Il est une des quelques personnes qui m’a mise au monde.
C. V.: À lire les pages de son Journal où il parle de vous, on sent qu’il éprouve pour vous une grande amitié, ainsi qu’un intérêt constant pour votre travail.
A. M.: L’amitié est venue de la relation que nous avions. Bien sûr, je suis heureuse et fière qu’il apprécie aussi mon travail. Mais c’est la continuation du regard fertile qu’il a sur les gens.
C. V.: Outre l’amitié, vous avez eu aussi des relations de travail avec lui. Vous avez été la première à monter GENGIS KHAN.
A. M.: En revenant d’Oxford, j’avais créé l’association théâtrale des étudiants de Paris. Il existait peu de choses en France dans le domaine du théâtre universitaire, alors qu’en Angleterre, j’en avais connu beaucoup. J’ai demandé à Henry si je pouvais monter GENGIS KHAN. C’était ma première mise en scène : il aurait pu me refuser sa pièce, la réserver à un théâtre professionnel plutôt qu’aux amateurs que nous étions. Mais il a accepté, il nous a fait confiance.




