La Comédie de Saint-Etienne
Non classé

La Comédie de Saint-Etienne

Le fil du temps

Le 28 Jan 1997
Le public de la Comédie de Saint-Étienne au temps de Jean Dasté. Photo Ito José.
Le public de la Comédie de Saint-Étienne au temps de Jean Dasté. Photo Ito José.

A

rticle réservé aux abonné·es
Le public de la Comédie de Saint-Étienne au temps de Jean Dasté. Photo Ito José.
Le public de la Comédie de Saint-Étienne au temps de Jean Dasté. Photo Ito José.
Article publié pour le numéro
Henry Bauchau-Couverture du Numéro 56 d'Alternatives ThéâtralesHenry Bauchau-Couverture du Numéro 56 d'Alternatives Théâtrales
56
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

L’HISTOIRE de ce demi-siè­cle du Cen­tre Dra­ma­tique de Saint-Éti­enne serait un extra­or­di­naire champ d’ob­ser­va­tion pour qui voudrait étudi­er l’évo­lu­tion du Théâtre en France depuis 1945. Qu’il s’agisse des ambi­tions théorisées ou pour­suiv­ies dans la pra­tique (par exem­ple de toutes les ques­tions qui se sont posées dans le débat sur la mis­sion « cul­turelle » du théâtre) ou des dif­fi­cultés que, devenu une insti­tu­tion, un cen­tre de créa­tion a pu con­naître (en par­ti­c­uli­er dans ses rap­ports avec les autorités de tutelle ou les « nota­bil­ités » locales) la Comédie de Saint-Éti­enne fait fig­ure de mod­èle. On com­prend ain­si l’in­térêt de cette rétro­spec­tive. La dimen­sion locale n’éloigne pas, elle rap­proche au con­traire des grandes ques­tions et de leur élu­ci­da­tion.

Sig­ni­fi­catif déjà que la suc­ces­sion des hommes appelés à diriger la Comédie cor­re­sponde à des cas­sures remar­quables dans l’his­toire du théâtre et même plus large­ment, dans l’his­toire des idées. Comme si le hasard avait voulu que Jean Dasté passe par Saint-Éti­enne à la Libéra­tion puis, après avoir dirigé le Cen­tre Dra­ma­tique pen­dant près de vingt-cinq ans, cède sa place à Pierre Vial en 1971 alors que le monde du théâtre et, plus large­ment, de la cul­ture se trou­ve pris dans les remous poli­tiques et insti­tu­tion­nels provo­qués par 1968. Cette his­toire qui est aus­si celle d’une équipe et d’un pub­lic, c’est d’abord celle de ces hommes que leur tal­ent, les cir­con­stances et la lég­is­la­tion même (c’est à titre per­son­nel, « intu­itu per­sonæ », que le Directeur reçoi mis­sion et sub­ven­tion du min­istère ) ont con­duit à infléchir — selon leurs con­cep­tions — l’activité du cen­tre.

Jean Dasté d’abord. Il a fait comme beau­coup d’autres. Il est venu un jour à Saint-Éti­enne. par hasard, le hasard d’une tournée des comé­di­ens de Greno­ble. C’é­tait en 1946. II s’y est instal­lé, il y a instal­lé, d’abord pré­caire­ment, sa troupe.

De toutes les adop­tions qui l’ont enrichie, cette ville qui a une excep­tion­nelle capac­ité d’as­sim­i­la­tion venait d’en réus­sir une bien belle. C’é­tait en effet fin 1946. Des ama­teurs de théâtre groupés autour de René Lecacheur et de David de Sauzéa s’é­ton­nant que Dasté et ses comé­di­ens con­nais­sent à Greno­ble des dif­fi­cultés pour y pour­suiv­re leurs activ­ités, lui pro­posèrent de s’in­staller à Saint Éti­enne. La munic­i­pal­ité ver­sa une sub­ven­tion (1,5 mil­lion de francs qui n’é­tait encore que légers); Jeanne Lau­rent qui avait décidé de con­duire au Min­istère une action généreuse et effi­cace en direc­tion du théâtre favorisa l’ex­péri­ence. Dasté deve­nait en octo­bre 1947 directeur d’un Cen­tre Dra­ma­tique Nation­al. C’é­tait le début de ce vaste et pro­fond mou­ve­ment de la Décen­tral­i­sa­tion qui fête cette année son cinquan­te­naire.

1946 : le temps était aux grands pro­jets ; on sor­tait de la nuit et 1l y avait dans le regard de Dasté assez de lumière pour éveiller la sym­pa­thie de ces « gueules noires » que Jou­vet s’é­ton­nait de le voir préfér­er à d’autres publics. Entre cette ville rude mais depuis longtemps pos­sédée par le goût du spec­ta­cle et les comé­di­ens de Dasté se nouait une vraie rela­tion, une ami­tié, un sen­ti­ment con­vivial de partage réus­si, d’échange nourrici­er. Présence de Dasté, présence à tra­vers Dasté et ses com­pagnons, du théâtre dans sa forme la plus sincère, arti­sanale­ment pro­fes­sion­nelle, sen­si­ble, verte par­fois — de la verdeur des jeunes feuilles — et soulevée par une pas­sion extrême­ment entraî­nante.

Dans son livre : LE VOYAGE DU COMÉDIEN Dasté revendique pour l’ac­teur sinon toute la place, au moins la place préémi­nente que le théâtre aujour­d’hui (ou hier) a eu ten­dance à lui con­tester. Com­ment être acteur, pas « faire l’ac­teur » mais l’être ? Com­ment accéder à ce bon­heur d’exé­cu­tion — d’in­ter­pré­ta­tion — à cette musi­cal­ité ? Com­ment faire venir le sens à tra­vers soi ; non pas l’im­pos­er à pri­ori ou le surim­pos­er après coup, mais le faire venir dans le jeu, par le jeu, dans le geste, dans l’échange entre le plus abstrait et le plus con­cret, entre l’in­tel­li­gence et le sen­si­ble, entre ces hommes réu­nis — le comé­di­en et son per­son­nage, mais aus­si le spec­ta­cle et son pub­lic ?

C’é­tait abor­der le théâtre en homme de foi, armé non seule­ment de la ténac­ité con­fi­ante et con­tagieuse des fon­da­teurs mais encore — celle-ci sou­tenant celle-là — de la con­vic­tion que la vie vaut d’être vécue, qu’elle peut être soulevée, exaltée, pourvu qu’on lui donne ou qu’on lui rende son sens ; qu’on la rende au Sens qui néces­saire­ment l’habite, aux Valeurs que, par faib­lesse ou par cal­cul, la plu­part des hommes ignorent. Haute et ambitieuse mod­estie de qui sou­tient qu’on ne s’ac­com­plit jamais mieux qu’en s’ef­forçant d’en­tr­er dans la com­plic­ité ou la com­préhen­sion des plus grandes œuvres, ou qu’en par­tic­i­pant à un pro­jet qui, au moment où on s y engage, nous paraît val­oir plus que nous ne val­ons nous-mêmes. Il ne s’agis­sait pas de se ren­dre maître d’un texte ou d’une sit­u­a­tion — de les plac­er dans la lumière sat­urée d’une intel­li­gence sûre de ses moyens — mais d’ap­procher d’une sig­ni­fi­ca­tion irré­ductible, supérieure en tous cas aux moyens mis en œuvre pour la saisir d’une autre échelle. Approche sen­si­ble autant qu’in­tel­lectuelle, tou­jours à repren­dre sans qu’on soit jamais assuré du résul­tat. De l’ordre de la com­mu­nion et de la fer­veur, du dépasse­ment et d l’ex­al­ta­tion.

De là vient que, par­mi d’autres grands sou­venirs on garde de cette péri­ode celui des célébra­tions pop­u­laires où le théâtre, le plus haut, celui qui rendait sa voix à Shake­speare ou à Molière, instal­lait ses tréteaux sous la toile d’un cirque ou sur les places publiques. MACBETH, DON JUAN ou L’AVARE décou­verts par les enfants des crassiers, dans une atmo­sphère de messe ou de ker­messe, de parade et de feu de camp, il y avait là, dans ces années d’e­spoir, comme la réal­i­sa­tion d’une promesse et l’accomplissement d’une mis­sion. Le théâtre tenait sa place, la pre­mière, dans une fonc­tion de médi­a­tion et de cul­ture que l’époque assig­nait aux artistes. Un coup d’œil sur le réper­toire de la Comédie jusqu’en 1971 fait appa­raître en même temps qu’un souci d’équilibrer les repris­es des clas­siques et les créa­tions, l’im­per­méa­bil­ité ou la résis­tance du Cen­tre au théâtre qu on qual­i­fie som­maire­ment de théâtre de l’Absurde. Beck­ett en est absent ; une seule incur­sion du côté de lonesco au cours de la sai­son 1957/1958, pour un spec­ta­cle tréteau, LA CANTATRICE CHAUVE, mis en scène par Gérard Guil­lau­mat. Résis­tance naturelle d’une équipe et d’un homme devant la vague de déri­sion néga­trice qui por­tait à l’Homme et à la Vie (aux Valeurs quelles quelles soient, à l’idée même de Valeur) les coups que le comique (celui de Molière, de Labiche ou de Brecht) porte aux milieux ou aux indi­vidus qui s’écartent de ces valeurs. Les choix de Jean Dasté ne sont pas éloignés de ceux de Jean Vilar et le réper­toire de Saint-Éti­enne répond aux mêmes critères spon­tanés que celui du Fes­ti­val d’Av­i­gnon jusqu’en 1963. Dans les deux cas, pour ces deux hommes, il s’ag­it de pro­pos­er et de défendre une idée haute et fière et — même lorsqu’elle s’af­firme de façon cri­tique à tra­vers la comédie — « héroïque » de l’homme.

L’in­va­sion de l’Absurde si con­tra­dic­toire avec sa pro­pre « philoso­phie » inter­vint-elle ? Peut-être. D’autres cir­con­stances, expliquent le retrait de Jean Dasté en 1971. L’alour­disse­ment et « l’in­sti­tu­tion­nal­i­sa­tion » du Cen­tre Dra­ma­tique lui parurent — en même temps qu’ils aug­men­taient ses moyens — en ren­dre moins sou­ple l’activité ; il y eut aus­si, me sem­ble-t-il, une mod­i­fi­ca­tion du con­texte dans lequel le théâtre devait depuis quelques années se mou­voir. À la per­spec­tive human­iste des années d’im­mé­di­ate après-guerre s’é­tait peu à peu sub­sti­tuée une idéolo­gie plus décidée. Dasté avait été con­stam­ment sen­si­ble à la dimen­sion sociale des sit­u­a­tions, mais elle ne lui parais­sait ni exclu­sive ni absol­u­ment pri­or­i­taire.

Intéres­sante à cet égard la dis­cus­sion ouverte par les « intel­lectuels » réu­nis autour de Roland Barthes, au sujet de la « lec­ture » que Dasté avait faite du CERCLE DE CRAIE CAUCASIEN de Bertolt Brecht. Lec­ture lyrique, sen­si­ble, human­iste mais éloignée selon eux de l’ortho­dox­ie brechti­enne dont ils s’es­ti­maient les défenseurs. À cela s’a­joutait que, dans les années « soix­ante », le développe­ment des Sci­ences Humaines avait, dans l’e­sprit de beau­coup, dévelop­pé une nou­velle con­cep­tion du sens — qui, prenant le con­tre-pied de la per­spec­tive « théologique » selon laque­lle il y a un Sens ou du Sens, affir­mait que le texte n’a que le sens qu’on lui donne. Au théâtre de l’ap­proche respectueuse tendait à se sub­stituer un théâtre « intel­lectuel » par­fois péremp­toire dans ses lec­tures ; au théâtre des acteurs un théâtre de met­teur en scène, ou de dra­maturge ; au théâtre du texte un théâtre plus ouvert sur l’im­age et sur la sub­jec­tiv­ité de lec­tures sin­gulières. Quand, en 1971, Jean Dasté fit appel à Pierre Vial pour le sec­on­der d’abord puis pour le rem­plac­er à la tête du Cen­tre Dra­ma­tique, il obéis­sait au sen­ti­ment que les choses autour de lui s’é­taient déplacées, mod­i­fiées et qu’il était temps qu’il prenne du champ. Il ne bat­tait pas en retraite ; il se met­tait en retrait. Comme pour con­firmer cette intu­ition, les années qui suivirent furent celles où le Cen­tre con­nut quelques tra­vers­es mou­ve­men­tées. Pierre Vial fut donc désigné par Dasté comme son suc­cesseur sans que le Min­istère qui devait témoign­er un peu plus tard que le procédé lui avait déplu, ait été autrement con­sulté. Il était arrivé trois ans plus tôt pour tenir le pre­mier rôle dans le REVIZOR. Le pub­lic avait remar­qué le comé­di­en, cette vio­lence con­tenue, une voix au bord de l’é­clat, une « nature ».

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Non classé
Partager
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Henry Bauchau-Couverture du Numéro 56 d'Alternatives Théâtrales
#56
mai 2025

Henry Bauchau

Précédent
27 Jan 1997 — D'après la structure narrative de LE BANQUET de Platon. Centre Dramatique National sous la Direction de Daniel Benoin. — Tu…

D’après la struc­ture nar­ra­tive de LE BANQUET de Pla­ton. Cen­tre Dra­ma­tique Nation­al sous la Direc­tion de Daniel Benoin. — Tu veux me jeter un sort, Socrate, dit Agath­on ; tu veux que je me trou­ble à…

Par Corinne Rigaud
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total