49 APARTÉS POUR UN THÉÂTRE TRAGIQUE
Non classé

49 APARTÉS POUR UN THÉÂTRE TRAGIQUE

Le 24 Oct 2025
Article publié pour le numéro
Howard Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives ThéâtralesHoward Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives Théâtrales
57
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

Nous vivons la fin du social­isme offi­ciel. En poli­tique, lorsque l’op­po­si­tion perd, elle doit s’en­racin­er dans l’art. Le temps de la satire est révolu.

Dans l’é­tat autori­taire, rien ne peut être satirisé. La cul­ture en est réduite à jouer du tri­an­gle. Le courtier de bourse s’esclaffe, et le satiriste joue du tri­an­gle. La forme d’art de l’au­tori­taire est la comédie musi­cale. Le compt­able est le nou­veau censeur. Le compt­able bat des mains devant la salle pleine. Le fonc­tion­naire social­iste, lui aus­si, souhaite vive­ment un théâtre plein. Mais plein pour quoi ? Dans l’âge du pop­ulisme, l’artiste d’a­vant-garde est l’artiste qui n’a pas peur du silence. Les aboiements d’un audi­toire à la recherche de l’u­nité sont un bruit de dés­espoir. Quand les temps sont durs, le rire est un crépite­ment de peur. Comme il est dif­fi­cile d’être assis dans un théâtre silen­cieux. Il y a silence et silence. Comme pour la couleur noire, il y a des couleurs à l’in­térieur du silence. Pour l’ac­teur et le dra­maturge, le silence de la com­pul­sion est le plus grand accom­plisse­ment. Nous devons tri­om­pher de cette volon­té de faire les choses à l’u­nis­son. Chanter ensem­ble, fre­donner ensem­ble des refrains usés, cela ne forme pas une com­mu­nauté. Un car­naval n’est pas une révo­lu­tion.

Après le car­naval, lorsque les masques sont enlevés, vous êtes pré­cisé­ment ce que vous étiez aupar­a­vant. Après la tragédie, vous n’êtes pas cer­tain de qui vous êtes.  L’idéolo­gie est l’aboutisse­ment de la douleur. Il est des gens qui veu­lent con­naître la douleur. Il n’est pas de savoir qui soit bon marché. Con­traire­ment à ce que les compt­a­bles pré­ten­dent, nom­breux sont ceux qui sont à la recherche du savoir. Il y a tou­jours la pos­si­bil­ité d’une soudaine avalanche d’in­di­vidus à la recherche de la vérité. L’art est un prob­lème. L’homme ou la femme qui s’ex­pose à l’art s’ex­pose à un prob­lème sup­plé­men­taire. C’est une erreur typ­ique du compt­able que de penser qu’il n’y a pas de pub­lic pour le prob­lème. Cer­taines per­son­nes veu­lent se dévelop­per dans leur âme. Mais pas tout le monde. En con­séquence, la tragédie est éli­tiste. Comme vous ne pou­vez pas vous adress­er à tous, autant vous adress­er aux impa­tients. En art, l’op­po­si­tion ne pos­sède que la qual­ité de son imag­i­na­tion. L’u­nique pos­si­bil­ité de résis­tance à une cul­ture de la banal­ité se situe dans la qual­ité. Comme ils essayent d’av­ilir le lan­gage, la voix de l’ac­teur devient un instru­ment de révolte. L’ac­teur est à la fois la plus impor­tante source de lib­erté, et l’in­stru­ment le plus sub­til de la répres­sion. Si l’on rend à l’ac­teur le lan­gage, il peut alors rompre le blo­cus imposé par la cul­ture à l’imag­i­na­tion. Si l’ac­teur ânonne des banal­ités, il ne fait qu’a­mon­cel­er de l’asservisse­ment. La tragédie libère le lan­gage de la banal­ité. La tragédie restitue la poésie à la parole. La tragédie n’est pas le lieu de la réc­on­cil­i­a­tion. En con­séquence, c’est la forme artis­tique qui con­vient à notre temps. La tragédie résiste à la triv­i­al­i­sa­tion de l’ex­péri­ence, con­traire­ment au des­sein du régime autori­taire. Les gens sup­port­eront n’im­porte quoi pour une par­celle de vérité. Mais pas tout le monde. Un théâtre trag­ique sera donc éli­tiste. La tragédie demeu­ra impos­si­ble tant que l’on con­fon­dit l’e­spoir avec le bien-être. Soudain la tragédie est de nou­veau pos­si­ble. Quand un enfant tombe sous un auto­bus, ils appel­lent cela une tragédie. Bien au con­traire, c’é­tait un acci­dent. Nous avons eu une dra­maturgie d’ac­ci­dents se faisant pass­er pour de la tragédie. Les tragédies des années soix­ante n’é­taient pas des tragédies, mais les man­que­ments des ser­vices soci­aux. Le théâtre doit com­mencer à traiter son pub­lic avec sérieux. Il doit cess­er de lui racon­ter des his­toires qu’il peut com­pren­dre. Ce n’est pas insul­ter un audi­toire que de lui offrir l’am­biguïté. La forme nar­ra­tive est en train de mourir dans nos mains. 

Dans la tragédie, le pub­lic est désuni. Le spec­ta­teur est assis seul. Il souf­fre seul.  Au sein de cette vaste éten­due brumeuse régie par les vieux con­cepts de col­lec­tiv­ité, la tragédie rend à l’in­di­vidu la douleur. Vous sortez de la tragédie armé con­tre le men­songe. Après la comédie musi­cale, vous n’êtes que le pan­tin du pre­mier venu. La tragédie offense les sen­si­bil­ités. Elle traîne l’in­con­scient sur la place publique. Elle rend silen­cieux les bat­te­ments de tam­bourin qui car­ac­térisent de la même façon les cul­tures autori­taires et pop­u­laires. Elle ose être belle. Dans le théâtre, qui de nos jours par­le encore de beauté ? Ils pensent que c’est du domaine des cos­tumes. La beauté qui n’est pos­si­ble que dans la tragédie, détru­it l’idée men­songère d’une mis­ère humaine qui est un des fonde­ments du nou­v­el autori­tarisme.   Quand une société est offi­cielle­ment philis­tine, la com­plex­ité de la tragédie devient une source de résis­tance. Parce qu’ils ont purgé toute vie du mot lib­erté, le mot jus­tice prend une nou­velle sig­ni­fi­ca­tion. Seule la tragédie se préoc­cupe de jus­tice. Puisqu’au­cune forme d’art n’en­traîne l’ac­tion, la forme d’art la plus appro­priée à une cul­ture au bord de l’ex­tinc­tion est celle qui stim­ule la douleur. Les prob­lèmes ne sont jamais trop com­plex­es pour qu’ils ne puis­sent être exprimés. Il n’est jamais trop tard pour prévenir la mort de l’Eu­rope.

Non classé
Partager
Partagez vos réflexions...

Vous aimez nous lire ?

Aidez-nous à continuer l’aventure.

Votre soutien nous permet de poursuivre notre mission : financer nos auteur·ices, numériser nos archives, développer notre plateforme et maintenir notre indépendance éditoriale.
Chaque don compte pour faire vivre cette passion commune du théâtre.
Nous soutenir
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Howard Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives Théâtrales
#57
mai 2025

Howard Barker

Précédent
24 Oct 2025 — QUAND IL OUVRE la fenêtre, Howard Barker entend la mer. Chez lui à Brighton, « la ville la plus décadente…

QUAND IL OUVRE la fenêtre, Howard Bark­er entend la mer. Chez lui à Brighton, « la ville la plus déca­dente d’Angleterre », selon ses pro­pres dires, il éla­bore son œuvre, loin des com­bats intel­lectuels de…

Par Mike Sens
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total