J’ai des racines

J’ai des racines

À propos de « 1953 » et des « Adieu x »

Le 17 Mai 1998

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Howard Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives ThéâtralesHoward Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives Théâtrales
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J’AI DES RACINES. Elles emjam­bent la Meuse, s’ac­crochent à ses flancs. Et là où un pont joint les deux rives, des fumées noires flot­tent sur les chem­inées des aciéries comme autant de dra­peaux crasseux. Je suis de ce pays-là. Je suis du pays de l’u­sine. Je le dis sans fierté. On n’est pas fier d’une pous­sière noire qui tombe en per­ma­nence sur les cahiers. On n’est pas fier d’un paysage de gri­saille. On n’est pas fier de la dureté qu’on perçoit par­fois dans les yeux des grands sans com­pren­dre encore — car on est petit — le pourquoi de celle-ci. L’u­sine fai­sait peur à mon père.

Il y a passé presque cio­quan­tante années. Manœu­vre à qua­torze ans, (nous sommes avant la guerre 14) chef de l’ate­lier de con­struc­tion mécanique à soix­ante ( nous sommes au début des années soix­ante). Son fils à J’u­sine ? Non. Jamais. Même comme ingénieur (on ne dis­ait pas cadre à l’époque). Pas l’u­sine. Jamais l’u­sine. Une de ses pro­fondes sat­is­fac­tion : n’avoir pas lais­sé sa femme y tra­vailler, à l’u­sine, avoir tenu ma mère à l’é­cart de ce monde là.

Je suis du pays de l’u­sine. Je le dis sans fierté mais je le dis aus­si sans aigreur. Car une fois sor­ti de ce pays, il n’est pas indif­férent d’en avoir été l’habi­tant. Il y a comme un savoir qui vous vient de cette vie-là, un savoir que per­son­ne ne vous apprend. Un savoir, un fil­tre, un point de vue. Pas besoin de pass­er par de longues inter­ro­ga­tions pour com­pren­dre ce qu’est un rap­port de classe. On le saie intu­itive­ment, on l’a dans le sang.

Un exem­ple ? Quand on encre à l’athénée et que pour la pre­mière fois on se trou­ve en présence d’en­fants de la bour­geoisie, on com­prend toue suite, immé­di­ate­ment, sans détour, sans délai, ce qu’est un rap­port de classe.

On com­prend, on sait. On voit des doigts qui se lèvent pour répon­dre à la ques­tion qui est Molière, qui peut don­ner le titre d’une de ses œuvres, et vous, vos mains sont de plomb parce que, ce nom-là, jamais vous ne l’avez enten­du pronon­cer, jamais. Molière ? Quoi Molière ?

Qu’est-ce que c’est Molière ? Hé, celui-là, ce qu’il est bête, il ne con­naît même pas Molière ! Je ne con­nais­sais pas Molière et voyez comme la vie est ironique : c’est au milieu de cette igno­rance qu’elle vous enseigne quelques vérités bien son­nées. Car enfin, des sit­u­a­tions comme ça, c’est un sacré sig­nal, ça vous alerte, ça vous jette de la clarté au vis­age. On appréhende la géométrie sociale, on appréhende en cous cas la posi­tion qu’on occupe dans le rap­port de class­es ! Mal placé. Très mal placé. Heureuse­ment, on ne saie pas encore qu’on le sait, sinon quel décourage­ment ! Mais on le sait, on le ressent.

On le vit. Pas même besoin de souf­frir une quel­conque humil­i­a­tion, être là suf­fit. :Être là. Se tenir dans la gaucherie et le mutisme. Dans l’in­cul­ture des pas grand chose. Dans leur silence. Dans leur vocab­u­laire basique. S’apercevoir que l’on par­le de sujets donc on ne dit jamais un mot à la mai­son, que pour cer­tains le monde n’a pas la même con­fig­u­ra­tion que pour vous. Oui, on sait, ça brule, ça s’in­scrit dans la chair avant de pass­er dans le cerveau. Quand on voit une man­i­fes­ta­tion dans la rue, on sait exacte­ment de quel côté on est, même si on ne com­prend rien aux ban­deroles et aux cris, même si on est en peine de dire pourquoi le rouge du dra­peau est la couleur de la dig­nité, même si le père, pris encre sa posi­tion dans la hiérar­chie et son appar­te­nance vis­cérale au monde ouvri­er est évasif sur les expli­ca­tions. On sait. Ce savoir-là, ce sont mes racines. J’ai su ce qu’é­tait un gréviste avant de savoir ce qu’é­tait un Belge ou un Wal­lon.

Pour­tant, j’u­sais du wal­lon dans la vie quo­ti­di­enne. Mais ce n’é­tait pas pour moi la langue de la Wal­lonie, c’é­tait la langue de l’u­sine d’en face, celle qu’on par­lait et que pour­tant je ne pou­vais pas utilis­er parce que juste­ment c’é­tait ce.Ile de l’u­sine d’en face. Je sup­pose qu’un jeune français ou un jeune anglais qui apprend sa langue mater­nelle la ressent comme naturelle. Ce n’est pas le cas d’un jeune garçon né dans le bassin serésien.

Je ne pou­vais pas utilis­er le wal­lon, je devais utilis­er le français, com­ment aurais-je pu résis­ter longtemps à cette évi­dence : l’usage d’une langue n’est pas naturel, jamais naturel, l’usage d’une langue s’in­scrit dans un champ de forces, vous inscrit dans un champ de forces. Il y a des langues dom­inées et des langues dom­i­nantes, je l’ai su très vite, « par­le cor­recte­ment ! / Le wal­lon, ce n’est pas cor­rect ? / Le wal­lon, ça ne mène nulle parc ! » A par­tir de là toute prise de parole donne lieu à un repérage social. Impos­si­ble d’en­ten­dre quelqu’un pour ce qu’il dit sans enten­dre égale­ment ce qu’il trahit en par­lant. Par­le, et j’i­den­ti­fierais vite ta place approx­i­ma­tive dans la divi­sion du tra­vail, ton ancrage social, « le lieu d’où tu par­les » comme on le dira avec jubi­la­tion en 68. Donc, enfant, ce que je savais sans savoir que je le savais est très exacte­ment ceci : la sim­ple exis­tence d’un être et la pra­tique d’une langue enga­gent le pou­voir et la soumis­sion. Nous ne gran­dis­sons pas dans l’in­no­cence d’une langue mater­nelle, nous apprenons dès le jeune âge à tenir notre posi­tion dans les rap­ports de pou­voirs.

Mon père avait décidé pour moi : non au wal­lon, oui au français, oui à la langue de l’as­cen­sion. Étrange sicua­cion d’un enfam donc les mem­bres de la famille (père et mère notam­ment) par­lent le wal­lon entre eux, mais le français avec lui, répé­tant en français, pour lui, ce qu’ils vien­nent de se dire en wal­lon et qu’il a parfai­ tement com­pris. Quand j’y repense, il y a là comme une bouf­foner­ie de la vie, une redon­dance à la Dupont et Dupond qui a fait de moi un étranger dans sa pro­pre terre. Somme coute, ai-je été dans une sit­u­a­tion telle­ment dif­férence de celle des enfants ital­iens qui venaient d’ar­riv­er en Bel­gique et qui habitaient à côté de chez moi ? Eux aus­si devaient se dépren­dre d’une langue pour en adopter une autre. Du moins, avais-je l’a­van­tage sur eux de n’avoir pas à chang­er de cul­ture.

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Écrit par Jean-Marie Piemme
Jean-Marie Piemme écrit pour le théâtre depuis 1986. Ses deux dernières pièces L’INSTANT et UNE PLUME EST UNE...Plus d'info
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