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Entrer. Descendre quelques marches. Entrer dans le lieu. Ce rectangle public. Ce rectangle d’attente. La main actionne la poignée de la porte. Le corps la suit. Entre sur la scène sociale. Le bras, le pied, la jambe, le buste, tout le poids bascule de l’autre côté. De la solitude du dehors au public du dedans. Désert encore un peu, le lieu absorbe. Appelle de ses quatre coins le corps désorienté. Après le guichet-bar, après le ticket d’entrée, la tentation d’échapper à l’espace spéculaire. La traversée s’effectuera dans la diagonale. Les yeux fixent le coin où le corps se mettra. Regarder. Regardé. Une si longue distance. Le pied, la jambe, le buste, le bras s’entassent dans un angle qui accueille, recueille. Le regard, lui, reste extérieur. Qu’en faire ? Le fixer sur des articles de presse placés au mur. Epinglés là exprès pour tous ces corps périphériques. Ils se sourient vaguement ou se jaugent, s’ignorent ou se méprisent. Qui s’émancipera le premier, rejoindra, sera rejoint, dira les premiers mots qui briseront l’errance circulaire ? Qui abandonnera le mur, la chaise improbable ? Qui s’éloignera, triomphant, vers le centre ? Fin d’une aléatoire complicité. Le regard balaie les recours possibles. Trouve une unique table longue et large fort bien occupée par d’autres, assis sur d’étroites chaises bancales. Les petites chaises glissent, s’écartent de la table. « Bonjour ! Bonjour ! » Dans le lieu de l’attente, personne ne sait qui sont les formes sans parole. S’essayer à bouger et rester immobile, figé, raidi dans la concentration du détachement, absorbé par l’effort d’avoir l’air d’être ailleurs. Précisément n’importe où puisque n’importe où est plus important que ce vide, cette latence. Peut-être s’essayer à parler. Dire des mots à tout prix. Si possible pas n’importe lesquels. Trop tard : n’importe lesquels, ils sont déjà tombés. Peu à peu, d’autres corps arrivent, habitent le rectangle. Corps dressés comme une table de fête. Décontractés, ouverts. Offerts ? Les corps valsent au centre ; des liens de compagnonnage les rattachent, les autorisent à rester campés au milieu des mots qui tombent, tournent, s’éparpillent. Dans le mouvement général, retraverser quand même. Se faufiler vers le noir de la salle, l’issue de l’attente approche.
« Clov — Je ne peux pas m’asseoir
Hamm — C’est juste. Et moi je ne peux pas me tenir debout.
Clov — C’est comme ça
Hamm — Chacun sa spécialité »
(Samuel Beckett, Fin DE PARTIE)
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Les gradins en demi-cercle plongent vers la scène. Abruptement. Voir et se voir. Ensuite, pas forcément de « noir ».
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La « résistance » comme un leitmotiv entêtant nous taraude : souvent mise en scène héroïque pour une autre fois. A venir ou pas. Alors ? Alors, on peut laisser tomber le fichier des médecinsavocats-dentistes-chirurgiens. Il ne faut pas nécessaire¬ment remplir la salle. Ce n’est pas élitaire mais ce n’est pas pour tous. Tous ne sont pas prêts à l’aventure, à l’expérience, à l’inachèvement, parfois. Aux territoires inconnus de l’écriture en gestation. Des écritures qui aujourd’hui naissent et seront mortes peut-être demain. Il faut un goût du risque. Et un dégoût des vastes machineries spectaculaires. « Mais la petite forme offre aussi la surprise de faire entendre des textes différents, moins connus, moins joués, à laquelle s’ajoute, pour faire naître une qualité d’écoute particulièrement haute et une attention nouvelle à la langue et au sens, la proximité de la scène et, donc, celle de l’acteur » (Danièle Sallenave, Les ÉPREUVES DE l’art).
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Donc, à la place des croisades de la résistance : des affinités électives, des compagnonnages, des rencontres suscitées. Un apparent plaisir d’être là, ensemble. Auteurs. Acteurs. Spectateurs. Une communauté ? En soi, déjà une identité. Un havre aussi où par l’échange, rebondir.

