Qu’Alain Populaire me pardonne si je parodie le titre qu’il donnait à son beau texte d’hommage à Tadeusz Kantor1 N’avait-il pas lui-même détourné le titre du spectacle créé par Kantor en 1988, Je ne reviendrai JAMAIS ? Symboliquement Anne Molitor inscrivit cette dernière phrase sur la couverture du premier numéro des CAHIERS DE LA Bellone2 : le fondateur de la Maison du Spectacle, Serge Creuz, venait de disparaître un mois et demi après avoir inauguré l’exposition KANTOR, HOMME DE THÉÂTRE et le Toit SUR COUR qui allait protéger la précieuse façade des intempéries et des retombées acides.
À l’image de la légère voûte de verre et de métal, se dessine dans mon esprit une trame complexe et subtile, une toile d’araignée, un réseau de création et d’amitié où tout se recoupe, où tout signifie, où les noms de tous les acteurs renvoient les uns aux autres. Il suffit de tirer un fil pour ressusciter des visages et revivre des moments de grâce.
Ainsi, au nom de Kantor, me reviennent le festival et le colloque Witkiewicz qu’Alain van Crugten organisa en novembre 1981 et l’exposition parallèle à la Bellone, Witkiewicz, génie multiple de Pologne. Or le premier spectacle que réalisa Kantor au Cricot 2 de Cracovie en 1956, c’était La PIEUVRE de Witkiewicz, et il continua « le jeu avec Witkacy » jusqu’en 1975 en montant une série de pièces du fascinant W‑Z.
Si je revois les photographies parodiques ou burlesques et les tableaux étranges, fantastiques, aux couleurs violentes, exposés à la Bellone, si je me souviens des spectacles, La pieuvre, Les cordonniers et surtout la merveilleuse Pilule verte de Martine Wijckaert, je garde à part dans ma mémoire W‑Z d’Alain Populaire. Pas une pièce de Witkiewicz mais une évocation de sa vie et de son œuvre dans une atmosphère kantorienne (valises, costumes, attitudes, gestes lents ou saccadés, terreur sacrée…). Ni disciple ni épigone de Kantor, Populaire écrivait ici-même : « Nul ne lui succédera. (…) il ne laisse en vérité aucune école, aucun successeur, mais un écho qui ne cesse de s’amplifier, une leçon plus encore existentielle qu’artistique… »3. Un écho, une leçon que j’ai cru reconnaître dans le travail de Populaire, en particulier dans son W‑Z. Sa scénographie comprenait la projection de diapositives d’André Janssens sur un écran et sur les comédiennes.
Je tire un fil et revois le bon sourire de Serge qui propose de les exposer à la Bellone. Ce fut en 1982 un prolongement du festival Witkiewicz et l’un des moments privilégiés que restitue la mémoire. Les images inspirées par l’homme et l’œuvre Witkiewicz étaient oniriques, fantasmées, résultat de manipulations dans la chambre noire, toute une alchimie qui renvoie au sous-titre du livre que Serge Creuz publierait en 1995 sur la Bellone, Alchimie d’une maison. Tout est lié. Je me souviens comme si c’était hier de l’accrochage des photographies il y a seize ans, des discussions passionnées avec Serge, Anne et Pascal dans les salles de la maison de devant, qui abritent désormais l’une, le centre de documentation et l’autre, le bar des vernissages. Quelques pas dans la cour afin que Serge nous montre des détails sculptés de la fameuse façade, nous explique à sa manière les symboles, l’alchimie, disait-il déjà, puis une pause au « Paon royal », une conversation avec des metteurs en scène qui se rendent à une réunion, un commentaire sur le liège qui recouvre les murs, matière chaude et commode, et l’on reprend le travail dans la joie. Une nouvelle idée à mettre en œuvre, comme un petit texte que j’écrivis et que l’on tira en grand ainsi qu’un autre d’Alain Populaire, ou un autoportrait du photographe que réalisa son fils, un demi-visage en guise de signature…
Ce demi-visage me fait penser à ceux, si émouvants, qu’esquissait Jean Sigrid après l’accident qui le priva de la parole et de l’écriture. Serge les exposa en 1986 à la Bellone avec les tableaux de leur ami Raymond Renard et les documents du TRAITÉ DES REFLETS d’un autre ami, Alain Bosquet de Thoran, édité par Jacques Antoine, l’énième ami de mon récit. Tout est lié. Le réseau des affinités électives trace des entrelacs compliqués d’une époque à une autre, des morts aux vivants. Rien n’est dû au hasard mais à la nécessité de vivre une aventure humaine où règne un peu de force, de beauté, de sagesse, comme aurait dit Serge. Avec quelle jubilation nous montrait-il le bas-relief de la chouette et assurait-il que Bellone n’était autre qu’Athéna, guerrière sans doute mais tellement civique et sage.
À tirer un fil, puis un autre, je détricote allègrement. Il faut revenir encore à la leçon pratique de 1982. J’étais entrée dans la vie quotidienne de la Bellone. Dans l’excitation d’un événement que l’on prépare et dans la routine des multiples activités d’une maison dont Serge répétait « ce n’est pas un musée ! ». Je pensais plutôt à une ruche. Je découvris la générosité, l’ouverture, la complicité avec un artiste, mieux que lors des vernissages quand tout était fin prêt. Mais les vernissages étaient des fêtes. Jamais je n’oublierai Trauner, Fellini, Dario Fo, Alekan, je cite dans le désordre, Svoboda, l’une des premières expositions, Bernard De Coster, Yannis Kokkos, René Moulaert, les automates de Françis André et les affiches de Cieslewicz, l’Assiette au Beurre, je cite au fil de la mémoire.
Jamais je n’oublierai. Je passe le portail de la rue de Flandre et jette un coup d’œil sur les affiches du couloir. Déjà j’aperçois à l’entrée de la cour les silhouettes familières qui me font signe, les sourires suspendus des hôtes qui encadrent la façade.
C’est fragile, la mémoire. Les impressions se superposent. Je me souviens d’interminables conversations dans la cour et de la nuit qui tombe sur nous comme un drap. C’était donc un printemps. Je confonds peut-être avec une soirée d’hiver, glaciale et lumineuse. Emmitouflés, de vrais esquimaux, nous étions sortis pour fumer une cigarette, car « on ne fume pas dans les salles d’exposition », martelait Serge, et la lune riait par-dessus la façade éclairée. La Bellone semblait pacifiée à jamais, comme il le rêvait : déesse de la guerre, moins violente, mais parfois cruelle, que se livrent, génération après génération, des comédiens, des metteurs en scène, des scénographes, des techniciens, des théoriciens.
« Tout l’enjeu était de rendre vivante une langue qui résiste à la chair comme au théâtre. »
Entretien avec Manuel Pereira
FABIENNE VERSTRAETEN: Tu as présenté il y a un an, à Bruxelles, MARINS SINBAD, ton cinquième spectacle. Comment en es-tu…

