Ils ne mourront jamais

Ils ne mourront jamais

Pour Anne, dans le souvenir de Serge.

Le 16 Oct 1998

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Théâtre en images-Couverture du Numéro 58-59 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre en images-Couverture du Numéro 58-59 d'Alternatives Théâtrales
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Qu’Alain Pop­u­laire me par­donne si je par­o­die le titre qu’il don­nait à son beau texte d’hommage à Tadeusz Kan­tor1 N’avait-il pas lui-même détourné le titre du spec­ta­cle créé par Kan­tor en 1988, Je ne reviendrai JAMAIS ? Sym­bol­ique­ment Anne Moli­tor inscriv­it cette dernière phrase sur la cou­ver­ture du pre­mier numéro des CAHIERS DE LA Bel­lone2 : le fon­da­teur de la Mai­son du Spec­ta­cle, Serge Creuz, venait de dis­paraître un mois et demi après avoir inau­guré l’exposition KANTOR, HOMME DE THÉÂTRE et le Toit SUR COUR qui allait pro­téger la pré­cieuse façade des intem­péries et des retombées acides.
À l’image de la légère voûte de verre et de métal, se des­sine dans mon esprit une trame com­plexe et sub­tile, une toile d’araignée, un réseau de créa­tion et d’amitié où tout se recoupe, où tout sig­ni­fie, où les noms de tous les acteurs ren­voient les uns aux autres. Il suf­fit de tir­er un fil pour ressus­citer des vis­ages et revivre des moments de grâce.
Ain­si, au nom de Kan­tor, me revi­en­nent le fes­ti­val et le col­loque Witkiewicz qu’Alain van Crugten organ­isa en novem­bre 1981 et l’exposition par­al­lèle à la Bel­lone, Witkiewicz, génie mul­ti­ple de Pologne. Or le pre­mier spec­ta­cle que réal­isa Kan­tor au Cricot 2 de Cra­covie en 1956, c’était La PIEUVRE de Witkiewicz, et il con­tin­ua « le jeu avec Witka­cy » jusqu’en 1975 en mon­tant une série de pièces du fasci­nant W‑Z.
Si je revois les pho­togra­phies par­o­diques ou bur­lesques et les tableaux étranges, fan­tas­tiques, aux couleurs vio­lentes, exposés à la Bel­lone, si je me sou­viens des spec­ta­cles, La pieu­vre, Les cor­don­niers et surtout la mer­veilleuse Pilule verte de Mar­tine Wijck­aert, je garde à part dans ma mémoire W‑Z d’Alain Pop­u­laire. Pas une pièce de Witkiewicz mais une évo­ca­tion de sa vie et de son œuvre dans une atmo­sphère kan­to­ri­enne (valis­es, cos­tumes, atti­tudes, gestes lents ou sac­cadés, ter­reur sacrée…). Ni dis­ci­ple ni épigone de Kan­tor, Pop­u­laire écrivait ici-même : « Nul ne lui suc­cédera. (…) il ne laisse en vérité aucune école, aucun suc­cesseur, mais un écho qui ne cesse de s’amplifier, une leçon plus encore exis­ten­tielle qu’artistique… »3. Un écho, une leçon que j’ai cru recon­naître dans le tra­vail de Pop­u­laire, en par­ti­c­uli­er dans son W‑Z. Sa scéno­gra­phie com­pre­nait la pro­jec­tion de dia­pos­i­tives d’André Janssens sur un écran et sur les comé­di­ennes.
Je tire un fil et revois le bon sourire de Serge qui pro­pose de les expos­er à la Bel­lone. Ce fut en 1982 un pro­longe­ment du fes­ti­val Witkiewicz et l’un des moments priv­ilégiés que restitue la mémoire. Les images inspirées par l’homme et l’œuvre Witkiewicz étaient oniriques, fan­tas­mées, résul­tat de manip­u­la­tions dans la cham­bre noire, toute une alchimie qui ren­voie au sous-titre du livre que Serge Creuz pub­lierait en 1995 sur la Bel­lone, Alchimie d’une mai­son. Tout est lié. Je me sou­viens comme si c’était hier de l’accrochage des pho­togra­phies il y a seize ans, des dis­cus­sions pas­sion­nées avec Serge, Anne et Pas­cal dans les salles de la mai­son de devant, qui abri­tent désor­mais l’une, le cen­tre de doc­u­men­ta­tion et l’autre, le bar des vernissages. Quelques pas dans la cour afin que Serge nous mon­tre des détails sculp­tés de la fameuse façade, nous explique à sa manière les sym­bol­es, l’alchimie, dis­ait-il déjà, puis une pause au « Paon roy­al », une con­ver­sa­tion avec des met­teurs en scène qui se ren­dent à une réu­nion, un com­men­taire sur le liège qui recou­vre les murs, matière chaude et com­mode, et l’on reprend le tra­vail dans la joie. Une nou­velle idée à met­tre en œuvre, comme un petit texte que j’écrivis et que l’on tira en grand ain­si qu’un autre d’Alain Pop­u­laire, ou un auto­por­trait du pho­tographe que réal­isa son fils, un demi-vis­age en guise de sig­na­ture…
Ce demi-vis­age me fait penser à ceux, si émou­vants, qu’esquissait Jean Sigrid après l’accident qui le pri­va de la parole et de l’écriture. Serge les exposa en 1986 à la Bel­lone avec les tableaux de leur ami Ray­mond Renard et les doc­u­ments du TRAITÉ DES REFLETS d’un autre ami, Alain Bosquet de Tho­ran, édité par Jacques Antoine, l’énième ami de mon réc­it. Tout est lié. Le réseau des affinités élec­tives trace des entrelacs com­pliqués d’une époque à une autre, des morts aux vivants. Rien n’est dû au hasard mais à la néces­sité de vivre une aven­ture humaine où règne un peu de force, de beauté, de sagesse, comme aurait dit Serge. Avec quelle jubi­la­tion nous mon­trait-il le bas-relief de la chou­ette et assur­ait-il que Bel­lone n’était autre qu’Athéna, guer­rière sans doute mais telle­ment civique et sage.
À tir­er un fil, puis un autre, je détri­cote allè­gre­ment. Il faut revenir encore à la leçon pra­tique de 1982. J’étais entrée dans la vie quo­ti­di­enne de la Bel­lone. Dans l’excitation d’un événe­ment que l’on pré­pare et dans la rou­tine des mul­ti­ples activ­ités d’une mai­son dont Serge répé­tait « ce n’est pas un musée ! ». Je pen­sais plutôt à une ruche. Je décou­vris la générosité, l’ouverture, la com­plic­ité avec un artiste, mieux que lors des vernissages quand tout était fin prêt. Mais les vernissages étaient des fêtes. Jamais je n’oublierai Trauner, Felli­ni, Dario Fo, Alekan, je cite dans le désor­dre, Svo­bo­da, l’une des pre­mières expo­si­tions, Bernard De Coster, Yan­nis Kokkos, René Moulaert, les auto­mates de Françis André et les affich­es de Cieslewicz, l’Assiette au Beurre, je cite au fil de la mémoire.
Jamais je n’oublierai. Je passe le por­tail de la rue de Flan­dre et jette un coup d’œil sur les affich­es du couloir. Déjà j’aperçois à l’entrée de la cour les sil­hou­ettes famil­ières qui me font signe, les sourires sus­pendus des hôtes qui enca­drent la façade.
C’est frag­ile, la mémoire. Les impres­sions se super­posent. Je me sou­viens d’interminables con­ver­sa­tions dans la cour et de la nuit qui tombe sur nous comme un drap. C’était donc un print­emps. Je con­fonds peut-être avec une soirée d’hiver, glaciale et lumineuse. Emmi­tou­flés, de vrais esquimaux, nous étions sor­tis pour fumer une cig­a­rette, car « on ne fume pas dans les salles d’exposition », marte­lait Serge, et la lune riait par-dessus la façade éclairée. La Bel­lone sem­blait paci­fiée à jamais, comme il le rêvait : déesse de la guerre, moins vio­lente, mais par­fois cru­elle, que se livrent, généra­tion après généra­tion, des comé­di­ens, des met­teurs en scène, des scéno­graphes, des tech­ni­ciens, des théoriciens.

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