La mémoire des lieux

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Le 14 Oct 1998

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Théâtre en images-Couverture du Numéro 58-59 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre en images-Couverture du Numéro 58-59 d'Alternatives Théâtrales
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C’ÉTAIT UN QUARTIER quel­conque, sans ce quelque chose qui incite à la nos­tal­gie ou au rêve. Peut-être étais-je trop jeune alors pour appréci­er l’ambiguïté de ce morceau de ter­roir ban­lieusard, faubourg déjà grig­noté par l’expansion urbaine, ancien cen­tre de vil­lé­gia­ture pour les bour­geois du bas de la ville qui avaient choisi cette presque cam­pagne pour y bâtir leur mai­son d’été ? Au hasard des anci­ennes drèves, les vil­las « Mon rêve », « Bon accueil », « Louise », « Madeleine », ou « Camille », la rue au nom énig­ma­tique « des Pier­res rouges », les étangs de la « Pêche Royale » et le Chalet Robin­son, sont autant de mots-sou­venirs qui illus­trent ce passé cham­pêtre. Aus­si, plus tard (ou entre-temps), sont venus la gare, le café de la sta­tion, le tram 33 qui aboutis­sait à la place de Water­mael… Le décor était en place qui allait séduire Edgar Tyt­gat et Paul Del­vaux.
Mais en ces temps révo­lus, je ne goû­tais pas la ten­dre mélan­col­ie que sus­ci­tent les ves­tiges du passé. La ville et ses fêtes per­ma­nentes m’attiraient, je m’y pré­cip­i­tais avec fer­veur. Si par­fois des affinités élec­tives me rame­naient au vil­lage, c’était, dois-je l’avouer, avec une cer­taine dérélic­tion née d’une sen­sa­tion d’ennui et de las­si­tude. Nous pas­sions le temps au stand de tir de la foire, par­fois sur les petits chevaux efflan­qués du manège ou encore dans les baraques où s’exposaient les hor­reurs de la nature. Nous nous gavions de beignets brûlants et de pommes d’amour. Ensuite, les mains et les bras chargés d’ours en peluche ou bocal de pois­sons rouges, nous atten­dions au casi­no-est­a­minet de la rue du Bien-Faire l’heure de la dernière séance au Ciné­ma Sélect.
Ain­si, peut-être, il y a quelque vingt cinq ans, ai-je assisté à « l’ultime » séance qui devait sig­ni­fi­er la fin du Sélect, un des derniers ciné­mas de quarti­er qui sub­sis­tait encore.Je ne sais pas. Etait-ce un film où Brigitte Bar­dot, enfan­tine dans une robe en Vichy rose, appa­rais­sait dans « Les bijoutiers du clair de lune » ? Ou peut-être, car ma mémoire défaille, était-ce Elis­a­beth Tay­lor dans « Une chat­te sur un toit brûlant » ?
Fut-ce lors d’une de ces hypothé­tiques dernières séances qu’est née la nos­tal­gie de ce qui ne serait plus, dans les années futures, qu’un témoignage ? Réminis­cence des odeurs, qui en une bouf­fée, font renaître les sou­venirs éteints ? Odeur de velours usé, imprégné de naph­taline dom­i­nant tout autre effluve de tabac refroi­di ou de crème glacée à la vanille ? Il me suf­fit par­fois d’évoquer ces longues soirées print­anières, lorsque nous nous con­so­lions d’un film mal dou­blé, à l’image incer­taine, pour retrou­ver, au-delà de l’odeur, l’indicible aban­don de cette pau­vre salle mal éclairée où traî­naient quelques ado­les­cents désœu­vrés qui se dis­sim­u­laient pour jouer à des jeux encore inter­dits ?
Aujourd’hui, l’angoisse latente d’un dernier rivage m’incite à recon­naître l’univers intime de Paul Del­vaux ; à m’introduire dans ses paysages ban­lieusards, imag­in­er un tram archaïque en attente le long d’un quai assoupi ; errer le long des rues anonymes, désertes, laides sou­vent, qui s’estompent dans la nuit ; devin­er au gré de fenêtres qui se découpent dans la façade som­bre, des instants de vies incon­nues. Ain­si l’iconographie du poète ressus­citet-elle les moments per­dus que je n’ai pu recon­naître lorsqu’ils m’étaient don­nés.
Le quarti­er a changé en trente ans de vie : cela s’est fait insi­dieuse­ment, sans heurt, les rails de tram se fondirent dans le bitume ; il n’y eut plus de tram 33, seule­ment des auto­bus. Le café de la sta­tion dis­parut ; de nou­veaux com­merces s’installèrent, puis une galerie marchande et un self-ser­vice se sont implan­tés là où se dél­i­taient d’anciennes con­vivi­al­ités. Les bus, les voitures, les park­ings, les build­ings ont inté­gré le vil­lage à la ville.
Ensuite est venu l’Espace Paul Del­vaux qui ten­ta de ren­con­tr­er les aspi­ra­tions cul­turelles des habi­tants de tous âges. Une fresque du pein­tre y ranime le passé per­du. La fresque est joyeuse, l’ancien temps était rose et les dames du temps jadis, élé­gantes. Le pein­tre-poète n’a‑t-il pas recréé l’image de ses fan­tasmes pour illus­tr­er cet Espace qui lui fut dédié ?
Je n’ai plus aujourd’hui l’impatience de la jeunesse qui me lançait à l’assaut de tout ce qui vit et bouge. Je voulais me per­dre dans la ville, partager l’allégresse de la foule, les cortèges et cav­al­cades, les con­certs, les spec­ta­cles, les films V.O. dès leur sor­tie, les librairies rich­es de toutes les nou­veautés, les galeries d’art, les bro­cantes… Main­tenant, ici, dans mon îlot de ban­lieue, il y a tout. La ville a éclaté dans les anciens faubourgs. L’efficacité a rem­placé le rêve.
A l’errance non­cha­lante des derniers provin­ci­aux, s’est sub­sti­tuée la frénésie cul­turelle. Ludothèque, bib­lio­thèques, expo­si­tions, con­férences philosophiques, géo­graphiques, diplo­ma­tiques, films pour enfants, pour adultes, pour familles, soirées dansantes, spec­ta­cles en tout genre… Chaque soir, chaque jour, un nou­veau défi est lancé à la pop­u­la­tion qui hésite entre l’inertie télé­filmique et l’offre crois­sante, tou­jours de qual­ité, tou­jours enrichissante ? Com­ment résis­ter à toutes les sol­lic­i­ta­tions qui se téle­scopent, qui imposent les choix ?
Sur le site même de l’ancien Ciné­ma Sélect s’érige le cen­tre vital de l’Espace Del­vaux. C’est là que tout se joue, théâtre d’amateur, ligue d’impro, scènes d’humour, con­certs baro­ques, ciné-famille, voir le monde, etc.
Aux spec­ta­cles sans cesse renou­velés, je préfère le calme de la bib­lio­thèque. La salle est lumineuse où la lec­ture se fait ludique et les livres, objets de désir. J’aime aus­si le bar au style rétro où se parta­gent les ver­res de l’amitié, le regard attiré par le vil­lage mythique repro­duit par Paul Del­vaux : la sta­tion de Water­mael, l’Académie des beaux-arts, l’Eglise Saint Clé­ment, la Mai­son Haute, tout cela pêle-mêle, sans souci de cohérence urban­is­tique.
Lorsque je m’aventure dans la salle de spec­ta­cle, avouerais-je que je m’y sens étrangère ? Peut-être n’a‑t-elle pas le charme or et pour­pre des salles de théâtre à l’italienne ? Le spec­ta­cle théâ­tral obéit à un rit­uel con­sacré. Bruits chif­fon­nés de l’attente, chu­chote­ments, con­sul­ta­tion des pro­grammes, toux dis­crètes abrupte­ment inter­rom­pus par les trois coups annon­ci­a­teurs du lever de rideau et, dans le silence, la révéla­tion du décor. Au-delà, imag­inés, les couliss­es, côté cour, côté jardin, les loges pal­pi­tantes, l’appareillage secret qui gère la mise en scène. Ain­si s’installent les codes sub­tils qui tran­scen­dent la réal­ité car le lieu théâ­tral est ini­ti­a­tique, il implique une rup­ture avec le monde extérieur auquel ne peut se sub­stituer la famil­iar­ité con­viviale d’une salle de music hall ou de café con­cert.
Ou alors, que le spec­ta­cle défie la tra­di­tion, se con­stru­ise dans l’usine, dans la rue, sur le quai d’une gare, dans le métro, se libère des con­traintes. Que les gen­res s’entrechoquent, que le dire impose l’image, que la musique génère l’idée…
La salle poly­va­lente est exempte de magie : elle est opéra­tionnelle. C’est un out­il dont l’efficacité se mesure à la récep­tiv­ité de la cri­tique et au taux de fréquen­ta­tion.
J’assiste par­fois à l’une ou l’autre man­i­fes­ta­tion, con­férence, films en V.O. sor­tis au cours des saisons précé­dentes. Ou encore, au hasard de mes loisirs, je décou­vre des spec­ta­cles dont je ne sais rien.
Ce soir-là je m’avisai d’une place inoc­cupée, éloignée de la scène. J’ignorais tout de ce que j’allais voir ou enten­dre. J’aime aller à la ren­con­tre d’un livre, d’un film ou d’un pays, sans itinéraire pro­gram­mé, sans aver­tisse­ment préal­able, sans pré­cau­tion. Je ne veux con­sul­ter ni guide, ni cri­tique ciné­matographique ou lit­téraire, ni syn­op­sis, ni pro­gramme. Seule­ment accepter l’aventure, sen­tir dans l’immédiateté de l’émotion. Aurais-je été aver­tie, le spec­ta­cle eût pu m’apparaître désuet, inutile peut-être.

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