Des mots pour le théâtre
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Des mots pour le théâtre

Le 23 Juin 2004
Article publié pour le numéro
Paul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives ThéâtralesPaul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives Théâtrales
60
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AU COMMENCEMENT — c’est comme dans le grand livre ! — il y a des mots. Des mots qui se pressent. Qui cherchent, qui insis­tent. Qui cherchent un corps à habiter. Qui insis­tent pour devenir une voix. Un corps et une voix qui par exem­ple s’ap­prêteraient à dire, comme le fait Cara­cala au com­mence­ment d’‘INACCESSIBLES AMOURS, qu’on est tou­jours seul, tou­jours, même quand vous croyez ne plus être seul, même quand vous…

Oui, c’est bien cela : des mots qui cherchent un corps et une voix pour pou­voir y faire irrup­tion, pour que la bonde, enfin, puisse être lâchée. Car ils ne deman­dent que ça, les mots : une telle fièvre les pousse ! Depuis si longtemps ! Ces mots-là, man­i­feste­ment, ont besoin d’être dits…

Et il arrive par­fois que ces mots — mir­a­cle ! — trou­vent un corps et une voix qui très exacte­ment leur con­vi­en­nent. Cara­cala ! Ça y est, j’y suis, je l’ai, je l’entends. Dans un bistrot. La con­nex­ion est faite, la bonde va lâch­er, les mots se pressent, font irrup­tion, Cara­cala d’un coup s’ébroue, le voilà qui déclare qu’on est tou­jours seul, tou­jours, même quand vous croyez ne plus être seul, même quand vous… le voilà qui très pré­cisé­ment, naît de ces mots-là. Théâtre ! 

Puis, Marinette ! Ça y est, je l’ai aus­si, je l’entends qui s’ac­croche à deux mots de Cara­cala, lui réplique que pour tra­vailler, les hauts talons, ce n’est pas pra­tique — et Marinette très pré­cisé­ment naît de ces hauts talons-là. (Cara­cala et Marinette ! Brusque­ment il n’y a plus que ces noms pour mes deux per­son­nages, aucun autre, c’est sûr, ne leur collerait ; mais quand plus tard naî­tra l’homme au vis­age ensanglan­té, cette seule expres­sion, allez savoir pourquoi, suf­fi­ra à nom­mer le per­son­nage…)

C’est donc tou­jours ain­si que ça se passe : des mots, des mots, des mots, words, words, words, comme dis­ait l’autre. J’écris pour le théâtre et, pour­tant, je ne vois que des mots. Des mots qui peu à peu investis­sent un corps et une voix. Alors seule­ment vien­nent des noms, des lieux. Le reste, je n’en sais rien, ou pas grand-chose. Le reste, c’est l’af­faire des comé­di­ens, du met­teur en scène, de tous ceux qui vont faire le spec­ta­cle, de tous ceux à qui je passerai ces mots-là qui un beau jour — mir­a­cle ! — ont trou­vé les corps qu’il leur fal­lait…

Mais si, pour­tant, il y a encore une chose que je sais : plus les mots vont sor­tir et plus les corps pren­dront con­sis­tance, épais­seur, chair, plus ils con­stru­iront de véri­ta­bles per­son­nages. Qui ne vivront que de ces mots. Des per­son­nages ver­bophages, en somme. Car ces mots sont leur seule chance. Il faut qu’ils en prof­i­tent, il faut qu’ils ne ratent pas leur coup, qu’ils en dis­ent un max­i­mum, qu’ils en dis­ent des tonnes, s’ils le peu­vent. Après, plus de théâtre. Après, plus de corps, plus de mots. Après, fini. Et ils ont tant à dire, il y a tant de mots qui se pressent…

Pour une fois qu’on les entendrait ! Qu’on les entendrait, eux qui sont trop com­muns, trop paumés pour que d’habi­tude on les entende ! Curieux, tout de même, que ce soient tou­jours des per­son­nages trop com­muns, trop paumés qui s’en vien­nent pren­dre en charge ces mots qui au com­mence­ment se pressent … Curieux, tout de même, ces per­son­nages qui ne poussent devant eux qu’une bête vie quo­ti­di­enne, une vie qu’ils s’humilient à vivre, une vie un peu grotesque, une vie qui se décom­pose der­rière le masque ! 

Oui, oui, c’est très exacte­ment ce qui arrive : au com­mence­ment, ils y a les mots qui se pressent, qui insis­tent, qui cherchent un corps et une voix, et alors, eux, ces per­son­nages trop com­muns, trop paumés, hop ! hop ! ça y est, les voilà qui débar­quent avec leur air affamé et leur mine affairée, et c’est comme s’ils se met­taient à crier de tous leurs poumons : pour moi, pour moi, ces mots ! lais­sez-les-moi ! Lais­sez-moi ten­ter ma chance ! 

Je fini­rai par croire que ce qui m’habite, c’est une sorte de cour des mir­a­cles. Oh ! dis­crète, bien élevée, presque ! Pas des vrais mar­gin­aux, pas des truands, pas des deal­ers, pas des crève-la-faim, même pas des clochards. Non, rien que des exilés de l’intérieur. Des traîne-la-pat­te. Des tassés. Des recro­quevil­lés. Qui ne savent plus où ils en sont. Qui ne savent peut-être même plus où sont leurs rêves. Qui décrochent. Des grandes gueules, par­fois, pour­tant ; mais qui ne s’en sor­tent pas trop : la vie est si féroce…

Mais vous direz qu’ils prê­tent à rire ? Qu’ils ont une bonne tête bien rigolote, avec tous ces mots qui leur bruis­sent de partout ? Qu’ils ont brave­ment ravalé leurs san­glots, pour une bonne part en tout cas ? Et si c’é­tait parce que, tant qu’ils le peu­vent, ils essaient encore de porter le masque ?Et si tous ces mots-là, alors, tous ces mots pour le théâtre, c’é­tait pour eux le meilleur des masques ?

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Écrit par Paul Emond
Paul Emond est romanci­er et auteur dra­ma­tique. Derniers ouvrages parus : TETE À TETE (roman), édi­tions les Eper­on­niers ; INACCESSIBLES...Plus d'info
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