L’avant-garde n’existe plus

L’avant-garde n’existe plus

Le 1 Mar 1999

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Paul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives ThéâtralesPaul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives Théâtrales
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« Pour que les audaces de la recherche nova­trice ou révo­lu­tion­naire aient quelques chances d’être conçues, il faut qu’elles exis­tent à l’état poten­tiel au sein du sys­tème des pos­si­bles déjà réal­isés, comme des lacunes struc­turales qui parais­sent atten­dre et appel­er le rem­plisse­ment, comme des direc­tions poten­tielles de développe­ment, des voies pos­si­bles de recherche. »
Pierre Bour­dieu

« Toute pri­mauté est silen­cieuse­ment empêchée. Tout ce qui est orig­i­nal est aus­sitôt aplati en pas­sant pour bien con­nu depuis longtemps. Tout ce qui a été con­quis de haute lutte devient objet d’échange. Tout mys­tère perd sa force. »
Mar­tin Hei­deg­ger

LE THÉÂTRE DES ANNÉES 90, ron­ron­nant et bien­tôt bien pen­sant, sem­ble con­damné à une alter­na­tive : le spec­ta­cle de maître ou la pro­duc­tion médiocre. Enten­dons-nous bien : « médiocre » ne sig­ni­fie pas ici « mau­vais », mais plutôt : « com­mun », « déjà vu », « auto-référencé », « itératif », une répéti­tion en arrière, un « niv­elle­ment de toutes les pos­si­bil­ités d’être »1. Seules des mis­es en scène telles, par exem­ple, le dernier SERVITEUR de Strehler (1997 – 98), ou la dernière ver­sion de DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON de Chéreau (1995 – 96), sem­blent encore capa­bles de met­tre à mal, pour son plus grand prof­it, l’acte théâ­tral. Il y a quelque chose de la représen­ta­tion dra­ma­tique qui ne vit plus, quelque chose de si con­fort­able­ment établi dans l’esprit de tous — c’est-à-dire, rap­pelons-le, d’une minorité — que plus per­son­ne ne songe à l’interroger, encore moins à le remet­tre en jeu.
L’his­toire et la soci­olo­gie per­me­t­tent de com­pren­dre une telle sit­u­a­tion. Car, ce qu’il s’agit de saisir, ce sont les raisons pour lesquelles Le sous-champ du théâtre n’est plus tra­ver­sé par les mou­ve­ments et les ten­dances qui ani­ment habituelle­ment le champ artis­tique. 

Le sous-champ du théâtre et l’espace des pos­si­bles 

Dans un champ artis­tique, les règles sont fixées par les anciens. Et, lorsqu’un nou­veau entre dans le champ, deux pos­si­bil­ités s’offrent à lui : ou bien, accepter les règles du jeu et les enjeux que celles-ci recou­vrent, s’y con­former et y exceller, c’est-à-dire recon­naître les anciens comme ses pairs, pour être, à son tour, recon­nu par eux ; ou bien, rejeter les règles établies et en pro­pos­er d’autres, de sorte que l’ensemble du champ s’en trou­ve mod­i­fié — le « Salon des refusés » devenant le véri­ta­ble « salon », celui autour duquel le sous-champ de la pein­ture est con­duit à se réor­gan­is­er. Cette deux­ième atti­tude définit l’a­vant-garde : « l’action sub­ver­sive de l’a­vant-garde dis­crédite les con­ven­tions en vigueur, c’est-à-dire les normes de pro­duc­tion et d’é­val­u­a­tion de l’orthodoxie esthé­tique, faisant appa­raître comme dépassés, démod­és, les pro­duits réal­isés selon ces normes. »2
Émules et avant-gardistes ont un rôle dynamique et com­plé­men­taire eu égard au bon fonc­tion­nement du champ. Comme les deux mains d’un même corps, ils per­me­t­tent d’embrasser dans son entier l’espace des pos­si­bles : les pre­miers (ceux qui acceptent leurs pairs et sont accep­tés par eux) parce qu’ils entre­ti­en­nent les acquis et les lacunes struc­turales du champ ; les sec­onds (ceux qui refusent la fil­i­a­tion directe et enten­dent s’en démar­quer) parce qu’ils élar­gis­sent, en la renou­ve­lant, la pra­tique artis­tique, et par là, la sauve de l’ef­fet d’usure. Car, lorsque l’a­vant-garde s’en prend à la tra­di­tion (l’orthodoxie esthé­tique), elle le fait au nom d’une autre tra­di­tion, qu’elle con­sid­ère comme plus pure, plus orig­inelle. 

De même, dans le champ sci­en­tifique, la mod­i­fi­ca­tion du par­a­digme dom­i­nant ne peut être effec­tuée que par des nou­veaux entrants désireux de le con­tester3. Au con­traire, dans le sous-champ du théâtre (par­tie inté­grante du champ artis­tique), les choses ne se déroulent pas de la sorte. Ceux qui, dans cet espace social par­ti­c­uli­er, béné­fi­cient d’un fort cap­i­tal sym­bol­ique spé­ci­fique et d’un degré d’au­tonomie élevé, les met­teurs en scène, directeurs artis­tiques et comé­di­ens tra­vail­lant dans de grandes insti­tu­tions publiques (Théâtres nationaux, Scènes nationales, Cen­tres dra­ma­tiques nationaux, etc.) man­i­fes­tent leur scep­ti­cisme à l’en­droit de l’a­vant-garde. Un spec­tre taraude les esprits : rares sont ceux qui voient d’un bon œil les expéri­ences con­tes­tataires menées au cours des années 70. 

C’est que ces mou­ve­ments n’ont finale­ment pas fait date. Le besoin de rup­ture l’a emporté sur Le désir de trans­for­ma­tion. Le posi­tion­nement con­tre la doxa dom­i­nante a été si rad­i­cal qu’il s’est accom­pa­g­né d’un refus de con­naître l’histoire pro­pre du champ et, en pre­mier lieu, « les ten­ta­tives antérieures de dépasse­ment qui sont passées dans l’histoire du champ ». Une telle pos­ture ne pou­vait man­quer d’apparaître comme naïve, et Les propo­si­tions qui en découlaient comme nulles et non avenues, ou, pour le moins, inin­téres­santes. Nom­bre de ces ten­ta­tives sont restées d’éphémères micro-révo­lu­tions — trop ponctuelles, parce que trop coupées des réal­ités du théâtre, elles n’ont pas joué le rôle qui leurs était impar­ti : déplac­er les règles de l’art — la façon de faire, et les raisons d’en faire. 

Seule­ment, cette ten­ta­tive man­quée pour con­stituer, non pas une révo­lu­tion de champ, mais, plus sim­ple­ment, une avant-garde, est perçue aujourd’hui, par les ten­ants de la doxa théâ­trale, comme la preuve de l’inutilité, de l’inefficience et de l’inanité de tout mou­ve­ment d’a­vant-garde. Les ten­ants de la doxa oublient là le rôle déter­mi­nant joué par la dernière véri­ta­ble avant-garde, à savoir le Nou­veau Théâtre, au cours des années 50. On ne peut con­tester le car­ac­tère abâ­tar­di de l’avantgarde des années 70, mais l’on ne doit pas faire de ce car­ac­tère une car­ac­téris­tique essen­tielle (en un sens husser­lien) de l’avant-garde. La cri­tique jus­ti­fiée d’un mou­ve­ment abâ­tar­di ne peut servir de base à une déf­i­ni­tion cor­recte de la notion. Or, c’est pour­tant ain­si qu’est appréhendée, aujourd’hui, l’a­vant-garde théâ­trale. Pour exem­ple d’une telle erreur de per­cep­tion, cet arti­cle du Dic­tio­n­naire Ency­clopédique du Théâtre : « I] ne faut pas con­fon­dre le théâtre d’a­vant-garde qui a voca­tion de recon­nais­sance publique, mais à retarde­ment, ni avec les ten­ta­tives de renou­velle­ment des formes théâ­trales plus ou moins bien accueil­lies au moment de leur appari­tion (celles d’un Copeau, d’un Pitoëff, d’un Baty), ni avec le théâtre expéri­men­tal ou de recherche (comme ce fut le cas du Lab­o­ra­toire Art et Action et à un moin­dre degré, à l’é­tranger, du Lab­o­ra­toire de Gro­tows­ki) qui, refu­sant d’en­trée la notion même de spec­ta­cle, se situe en dehors de l’ac­tiv­ité vis­i­ble du théâtre. »4 

La dis­tinc­tion opérée entre « théâtre d’a­vant-garde » d’un côté et « ten­ta­tives de renou­velle­ment des formes », « théâtre expéri­men­tal ou de recherche » de l’autre, est inopérante d’un point de vue soci­ologique. Plus encore, elle révèle les enjeux de la con­sti­tu­tion du « théâtre d’a­vant-garde » en genre esthé­tique. Cette clas­si­fi­ca­tion par­ticipe d’un même désir (qu’il soit for­mulé ou incon­scient, peu importe) de dis­qual­i­fi­er la ten­dance avant-gardiste. Si l’on extrait la notion de la per­spec­tive clas­si­fi­ca­toire esthé­tique, et qu’on lui évite ain­si un dis­crédit non fondé, force est de recon­naître que l’avantgarde est bien plutôt une pos­ture dynamique à l’intérieur du champ théâ­tral, et qu’à ce titre elle par­ticipe tout autant du désir de recon­nais­sance ultérieure que d’une volon­té de recherche et de renou­velle­ment. À chaque état du champ cor­re­spond une, voire plusieurs, possibilité(s) d’a­vant-garde. Et, si chaque man­i­fes­ta­tion du phénomène est éminem­ment his­torique, le sens générique de la notion, est, quant à lui, anhis­torique. 

His­toire et para­doxe 

On a cou­tume d’opposer à la notion d’a­vant-garde, celle de Théâtre d’Art. Cette dis­tinc­tion se voit fondée, dans la pra­tique, par la dif­férence que l’on a pu observ­er entre l’at­ti­tude d’un Strehler ou d’un Chéreau, par exem­ple, et la pos­ture adop­tée par les con­tes­tataires des années 70. À la dif­férence des sec­onds, les pre­miers insis­taient sur la néces­sité de réformer le théâtre de l’intérieur, à par­tir de ce que la tra­di­tion pro­pre­ment théâ­trale offrait comme pos­si­bil­ités. Les met­teurs en scène se revendi­quant implicite­ment, ou explicite­ment, du Théâtre d’Art, enten­dent, aujourd’hui plus que jamais, œuvr­er à une mod­i­fi­ca­tion lente et pro­fonde de l’acte théâ­tral — d’où leur méfi­ance par­ti­c­ulière à l’en­droit de la rup­ture instan­ta­née, pour eux super­fi­cielle et éphémère. 

Les raisons d’un tel découpage sont, une fois encore, his­toriques. Car la sit­u­a­tion actuelle du sous-champ du théâtre est directe­ment héritée de la révo­lu­tion opérée à la fin du dix-neu­vième siè­cle et au début du vingtième par Paul Fort, Antoine, Lugnée-Poe, Stanislavs­ki, etc. Le met­teur en scène, ce nou­v­el acteur social apparu alors, est, main­tenant encore, au cen­tre du jeu et des enjeux de l’univers théâ­tral. De même, la crise du drame dans les années 1880 – 1910, telle que l’a décrite Peter Szon­di, a soulevé des inter­ro­ga­tions qui sont encore au tra­vail aujourd’hui : décon­struc­tion du dia­logue et du héros, mono­logue intérieur, épi­ci­sa­tion de la forme dra­ma­tique, etc. C’est parce qu’elle mécon­nais­sait, ou refu­sait de recon­naître, cette dou­ble prob­lé­ma­tique, que l’avantgarde des années 70 s’est, d’elle-même, dis­qual­i­fiée, et qu’à l’in­verse, parce qu’il repre­nait en la ques­tion­nant, cette même prob­lé­ma­tique, le Nou­veau Théâtre a mar­qué pro­fondé­ment, en la mod­i­fi­ant, l’écri­t­ure dra­ma­tique. Il sem­blerait donc, que l’«on n’a pas encore épuisé Les pos­si­bil­ités inscrites dans la gram­maire de la mise en scène insti­tuée par Antoine »5. Le temps de mat­u­ra­tion serait, au théâtre, plus long et plus douloureux qu’ailleurs. 

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Écrit par Jean-Frédéric Chevallier
Jean-Frédéric Cheval­li­er effectue une thèse de doc­tor­at qui cherche à définir la tragédie du vingtième siè­cle sous la...Plus d'info
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