EN ALLEMAGNE, si la jeune génération d’auteurs dramatiques — celle qui s’est mise à écrire des pièces après la chute du mur, en 1989 — est aussi diversifiée que l’écriture théâtrale elle-même, elle partage néanmoins avec l’ensemble des jeunes gens des sociétés occidentales modernes une méfiance absolue envers les idéologies. En cette fin des années 90, les pièces à messages politiques ont fait leur temps. Pourquoi ? D’abord, parce qu’on ne croit plus guère que les artistes puissent changer la société : si des auteurs tels que Franz-Xaver Kroetz, Rainer Werner Fassbinder Botho Strauss ou, à l’est, Heiner Müller ou Christoph Hein pouvaient prendre à bras le corps les problèmes de leur époque, c’est parce que le décalage entre leur aspiration à la liberté et l’hypocrisie du monde dans lequel ils vivaient était flagrant. À l’ouest, dans les années 70, on avait à régler ses comptes avec la génération précédente, celle qui, pendant le nazisme, avait fait semblant de ne rien savoir et qui, à l’heure de la reconstruction, vivait comme si rien ne s’était passé, avalant routes les couleuvres d’une américanisation à outrance tout en perpétuant les schémas d’une société extrêmement conservatrice. À l’est, on avait à ruser pour déjouer les pièges de la censure inspirée par une pensée unique, celle du parti dit communiste. Dans les deux cas, l’adversaire était incarné, et le matériau des pièces s’imposait de lui-même. Vingt ans plus tard, comme le fait justement remarquer Frank Castorf, le directeur de la Volksbühne de Berlin, l’immense majorité des jeunes a remplacé Marx et la bande à Baader par la love parade et les Ecstasies : le terrorisme de la R.A.F. (Rote Armee Fraction) et dix-sept ans de pouvoir de Helmut Kohl étaient passés par là. la génération des auteurs d’après 1989 est fille d’une autre pensée unique autrement plus difficile à cerner, et donc à combattre : celle du libéralisme triomphant, de la société du spectacle à l’échelle planétaire, de la virtualisation du monde. Et si certains vieux routiers comme Peter Zadek lui reprochent son manque d’engagement politique (qui serait une des raisons de la faiblesse des écritures contemporaines), elle réplique que le monde dont elle a hérité est imprégné des échecs de la génération précédente, dont les compromissions avec le système ont débouché sur une gestion de la planète où tout, y compris la création artistique, y compris l’écriture, est régi par des impératifs économiques. Mieux, la génération des années 70 occupe aujourd’hui des postes clé au sein d’institutions que vingt ans auparavant, elle voulait abattre, ou au sein de structures qu’elle a elle-même créées (la Schaubühne de Berlin est un exemple parmi d’autres), et n’y laisse entrer ses enfants qu’au compte-gouttes. Est-ce par manque de confiance en leur talent ? Est-ce l’éternel recommencement du conflit des générations ? Pas seulement : c’est, beaucoup plus prosaïquement, la peur du risque, le souci de remplir les théâtres, de plaire au public et aux structures qui financent, Lander ou villes.
Dans ce tableau un peu sombre, il existe heureusement des exceptions. Frank Castorf monte cette année TERRORDROM une pièce de Tim Staffel, un auteur de trente-trois ans, à la prestigieuse Volksbühne. Dea Loher, née en 1964, lauréate en 1998 du festival de Mülheim récompensant la meilleure pièce contemporaine de langue allemande, travaille depuis cinq ans avec le Schauspielhaus de Hanovre, où ses pièces sont mises en scène par Andreas Kriegenburg, étoile montante de la mise en scène outre-Rhin. la dernière pièce de Daniel Call ( né en 1967), IM ElNVERNEHMEN( EN ACCORD), a été montée quatorze fois au cours de la saison dernière. Mais le plus souvent, les jeunes auteurs sont relégués dans de petits théâtres, ou des structures alternatives, quand on ne les console pas en organisant de simples cycles de lectures de leurs pièces. Certains d’entre eux voient ainsi leurs pièces lues jusqu’à vingt fois, sans la moindre perspective de mise en scène. On pourra répliquer que les auteurs dramatiques ont rencontré ce problème à toutes les époques. Certes, mais certaines époques leur permettaient, au bout de cinq ou dix ans, de rejoindre les grandes scènes (qu’on songe aux mêmes Strauss, Kroetz ou Fassbinder). Aujourd’hui, certains jeunes auteurs inconnus vieillissent en restant peu connus.
Ces difficultés expliquent aussi que les pièces des jeunes auteurs dépassent rarement sept à huit personnages, quand elles ne sont pas des huis-clos à deux, trois ou maximum quarre ; les auteurs sont souvent poussés par leurs éditeurs (gui, en Allemagne, jouent aussi le rôle de conseillers littéraires et d’agents) à créer ces formes légères, plus susceptibles d’être montées à moindre frais dans les théâtres.