A L’OCCASION du Festival d’Avignon 1995, à la Maison du Théâtre, dans le cadre des « Commandos d’écriture » de Madeleine Laïk, j’ai donné lecture d’un JOURNAL DE BORD écrit par Yves Reynaud durant les trois mois qui ont précédé l’élection présidentielle de Mai 1995 en France (15 minutes de lecture environ). Il s’agissait du journal d’un homme ayant arrêté de fumer, en manque donc, et qui proclamait sa révolte contre certains arguments entendus durant la campagne élecrorale.
À l’époque, je terminais juste l’aventure CHARLOTTE DELBON° 31 661.
Codirecteur de la compagnie Bagages de Sable avec Claude-Alice Peyrottes, deux années nous avaient été nécessaires pour mettre en œuvre cette manifestation théâtrale et littéraire. Elle réunissait comme un chœur antique, le même jour, à la même heure ; 320 comédiennes dans 160 communes de France pour une lecture d’une nuit des œuvres de Charlotte Delbo.
En faisant ce geste artistique et éthique (une charte fédérait tous les partenaires du projet), je m’étais interrogé — plus qu’à l’ordinaire sans doute — sur le sens du théâtre.
L’aventure terminée, il me fallait trouver le moyen de sortir de la période de « dépression » qui lui succédait. Et voilà qu’en lisant ce texte d’Yves, la première image qui me vient est celle d’un petit homme qui en a marre de se taire et monte sur un cageot pour prendre la parole publiquement. J’étais moi-même debout derrière un pupitre proférant le texte, face au public, entouré d’autres acteurs et surtout d’actrices …
Leurs réactions pendant et après la lecture, les commentaires et la pression soudaine et chaleureuse qui s’exerça sur moi, le plaisir que j’avais pris comme acteur me donnèrent sans doute l’audace d’aborder l’auteur présent, la lecture finie, et de lui passer commande d’un monologue qui développerait la piste proposée. Comme une évidence, Yves Reynaud a accepté la proposition.
Dès lors, ensemble, nous nous sommes mis à rêver aux imprécations d’un petit homme (plus tard il prendra le nom de Paul Kleinmann ), à un texte qui s’apparenterait aux univers du SOUS-SOL, du JOURNAL D’UN FOU et du HORLA.
Nous nous sommes également fixé des règles du jeu, en particulier celle de présenter au public les différentes étapes du processus de création. C’est ainsi qu’à Poitiers par exemple, en l’espace de deux jours, j’ai pu lire deux versions très différentes du texte. Ainsi l’acteur et l’auteur pouvaient évaluer la pertinence d’un fragment par rapport à l’ensemble sans jamais perdre la notion de jeu et de spectacle. Et les spectateurs devenaient les témoins de ce laboratoire ouvert.
S’agissant d’un désir d’acteur, j’étais associé à la confection du texte final, et expérimentais par le corps les propositions de l’auteur.
Notre héros devenait le récepteur de deux inconscients, ou de trois, si l’on compte celui du public. Cette démarche nous a donné la jubilation de l’improvisation, la possibilité pour l’acteur d’essayer les mots de l’auteur, celui-ci confectionnant son texte comme un tailleur ajuste l’habit de son client. Le texte de la représentation devenait alors pour l’acteur comme morceau de jazz : il avait ses passages obligés mais se sentait en même temps, vis-à-vis de sa partition, aussi libre qu’un musicien de jazz. Parce qu’il possédait la connaissance organique de la construction du morceau.
En jouant le spectacle, je ressens encore aujourd’hui une responsabilité particulière sur le contenu lui-même. Si je reste le passeur de l’œuvre de l’auteur, je suis dans une intimité avec le mouvement de la pensée du héros et connais parfois l’origine des arguments qu’il développe.
Reste le mystère de l’écriture, l’inspiration propre à l’auteur, l’intime ; là où le sens se dérobe, m’échappe, les fractures …
Au final,Yves Reynaud définira ainsi l’argument de la pièce : « Paul Kleinmann, comédien au chômage (il y a vingt ans, il a fait un triomphe dans ŒDIPE ROI) décide d’arrêter de fumer le premier janvier 1995. Peut-être a‑t-il peur pour sa santé, ou bien veut-il inconsciemment plaire à Marianne, sa voisine, les bonnes raisons ne lui manquent pas. Il fait donc le serment de renoncer au tabac.
Jeune (c’était en mai 68) il a aussi juré de rester toujours de gauche.
Subissant une sorte de déséquilibre organique et mental causé par son sevrage nicotinique, il décide brusquement de se présenter comme candidat anti- tabac à l’élection présidentielle. C’est son journal de campagne (du premier janvier au 27 avril 1995) qui constitue le texte du spectacle. Le journal d’un petit homme ayant la folle audace de vouloir jouer dans la cour des grands … »
Si je retrouve dans l’argument de la pièce les traces de notre rencontre, l’écriture reste celle d’un auteur singulier. Ce qui me frappe, c’est la précision quasi obsessionnelle des mots et des situations.
Je me délecte de son humour, mais ce qui me reste au bout du compte, c’est une infinie tendresse pour ses personnages noyés dans leur intransigeance, leurs paroles données, les valeurs fortes auxquelles ils s’accrochent, et qui, confrontés au réel, dérapent et entrent dans des crises qui révèlent les absurdités de notre monde. Yves Reynaud est un auteur du « tragi-comique ».
*Spectacle de Patrick Michaëlis et Yves Reynaud. Texte : Yves Reynaud, paru dans REGARDE LES FEMMES PASSER, éditions Théâtrales. Jeu : Patrick Michaëlis. Regard complice : Jean-Louis Raynaud.