APRÈS L’IRRUPTION du nouveau théâtre dans les années cinquante, les expérimentations des années quarre- vingt ont achevé de faire reculer les limites des formes reconnaissables du texte dramatique. L’affaiblissement de la fable ou sa dissolution, l’évanouissement du personnage, le dialogue en éclats, les bouleversements du temps et de l’espace, sont devenus quelques-unes des caractéristiques désormais bien connues de textes « ouverts »1, Si forcement ouverts que l’on n’a pas manqué de s’interroger sur leur caractère « informe », sur l’absence totale de repères qu’ils proposeraient, du point de vue du lecteur ou du spectateur, Ainsi, le fragment a pu se faire taxer de « lambeau », l’écriture ouverte d’écricure abandonnée à cous les vents ou à routes les impuissances.
Comme la vogue du nouveau roman avait été suivie d’un retour à des formes plus académiques, et avec le temps de retard souvent constaté dans le cas de l’art théâtral, une forme de reflux prudent se manifeste.,On peur y voir l’alternance banale entre les excès de la prise de risque et Le retour à l’académisme sage. On peut aussi constater l’ironie désormais de mise dès qu’il est question du « post-modernisme » dans les salons ou dans les universités ; l’enthousiasme avait paru aussi obligatoire que l’est désormais le haussement d’épaule.
Si je ne me satisfais pas de la fatalité annoncée du mouvement de bascule en question, c’est que je m’interroge sur l’évolution du statut du texte de théâtre et surtout sur la place accordée au spectateur dans les dramaturgies évoquées. C’est vers lui que se tournent les polémistes de tous ordres, c’est à lui que pensent parfois les metteurs en scène, c’est lui que dénombrent patiemment les administrateurs et les responsables institutionnels ; c’est en définitive sur lui que compte l’auteur isolé qui rêve de ce partenaire « idéal », au sens où Umberto Eco parle de lecteur idéal. C’est pourtant lui qui aurait été oublié ou laissé au bord du chemin, victime d’expérimentations abusives et éternellement suspectes de vider les salles.
Les remarques qui suivent s’efforcent de comprendre quelques-uns des remous qui accompagnent les drama- turgies d’aujourd’hui quand ilest question de leur réception. Il serait dommage que les difficultés réelles que l’on peut rencontrer, par exemple autour de la question du « point de vue », soient l’occasion d’un retour en arrière, d’un repli en bon ordre vers les anciennes certitudes.
Quelques indices saisis récemment et un peu au hasard des rencontres et des lectures rappellent le spectateur à notre bon souvenir. Dans une interview de l’hebdomadaire Télérama, Didier Bezace, directeur d’un centre dramatique et metteur en scène peu suspect de facilité ou de populisme, déclarait qu’il ne fallait pas « désespérer le spectateur ». Le journal faisait de cette petite phrase le titre de son intervention, pourtant nuancée et plus large. Je l’entends comme le symptôme de l’inquiétude qui se manifeste chez des professionnels ou des directeurs de salles, rous désireux de « remettre le spectateur au centre de la représentation ». Il s’agit naturellement d’un désir légitime, d’une fonction nécessaire du chéâtre que de s’inquiéter du spectateur. Cependant, et comme souvent, selon les contextes, ce spectateur appelé à la rescousse peut servir de prétexte à toutes sortes de prudences et de frilosités. À la limite, les écritures contemporaines seraient bienvenues si elles ressemblaient aux écritures traditionnelles, si elles se conformaient à un mode de réception du spectacle imaginant un spectateur si heureux d’être « au centre » qu’il n’aurait plus trop d’efforts à faire en direction de la scène, Or, depuis près d’un demi-siècle, notamment depuis Brecht et les avant-gardes, beaucoup d’efforts ont été faits pour questionner la place du spectateur, pour décentrer celui-ci, le surprendre, le pousser à la critique ou à la coopération active, lui éviter de s’abandonner aux digestions trop lourdes ec avec elles à une réception comateuse. En cette fin de siècle, on voit bien l’équivoque de l’appel au spectateur, que l’on peut simultanément entendre comme un appel au respect de limites raisonnables dans la communication artistique, et à un joyeux retour au bon vieux théâtre. Il faudrait prendre garde, en ne voulant pas trop effaroucher le « spectateur-citoyen », à ne pas mener accidentellement campagne pour le retour du spectateur-consommateur, celui-là même qui n’entend jamais être dérangé dans ses goûts, forcément établis.
Une autre équivoque concerne le retour en vogue de « l’adresse ». Les passionnants ouvrages de Denis Guénoun2, utilement polémiques, font de l’adresse une forme nécessaire d’un théâtre réhabilité, débarrassé de ses tendances chichiteuses et de ses excès d’illusionnisme. Certes. Mais voilà que « l’adresse » devenue à la mode, perd son sens à mesure que le mot se répand, Il suffic de l’appeler à la rescousse pour balayer du revers de la main toute forme complexe de transmission de la parole, coute écriture qui ne correspondrait pas à l’idée que l’on se fait du théâtre. Cette « adresse » si merveilleusement simple, sert de repoussoir à tout ce qui, en face, serait « difficile ». Tout se passe comme si Guénoun, au-delà du sens strict et technique de l’adresse, en rappelant que la fonction du théâtre est d’émettre des paroles en direction de quelqu’un, avait libéré cous les partisans d’un théâtre simple, si simple.
Il est sûrement légitime que des inquiétudes se manifestent ainsi sur la place ou le sort du spectateur ; il est utile que l’adresse directe rappelle notre théâtre à plus de simplicité. Mais quand elle est brandie à tout propos et hors de propos, elle sert à entretenir la confusion ; entre la parole directement adressée et la parole perdue, il existe pas mal de formes de théâtre.