Michel Dezoteux « C’est le processus qui compte »
Entretien

Michel Dezoteux « C’est le processus qui compte »

Entretien avec Julie Birmant

Le 15 Oct 1998

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Julie Bir­mant : Tu m’as dit avoir choisi de faire du théâtre, avant tout parce que c’é­tait un moyen de t’af­franchir de ton milieu social ouvri­er, Com­ment ce sen­ti­ment s’est-il for­mé ?

Michel Dezo­teux : J’ai com­mencé le théâtre dans les années 60, les années bénies. Tout sem­blait alors pos­si­ble ; même pour ceux qui venaient d’un milieu ouvri­er comme le mien. J’ai eu la chance de faire des human­ités1, ce que n’ont pas fait mes par­ents, encore moins mes grands-par­ents, et j’avais le désir de m’en aller, de quit­ter ma province, La Lou­vière, et de côtoy­er d’autres façons de vivre. J’avais l’im­pres­sion de vivre la dis­pari­tion de l’u­nivers ouvri­er, de tout ce qui fai­sait la cul­ture de mon père, sa pra­tique quo­ti­di­enne : un cer­tain rap­port au tra­vail, à l’u­sine, les façons de se réu­nir, de chanter. Ils avaient con­science de vivre désor­mais en décalage avec la réal­ité et se sen­taient trahis par la société. J’ai vécu ce tiraille­ment. On était élevé dans l’u­topie social­iste, imprégné de sa cul­ture, et en même temps nous n y croyions plus. Ces valeurs me con­stituent, elles influ­ent sur ma pra­tique de met­teur en scène, de directeur de théâtre et de péd­a­gogue ; mais en même temps, je n’ai jamais voulu tra­vailler à l’u­sine, devenir ouvri­er.

J. B.: Tu as voulu sor­tir de l’é­touf­foir. Mais pourquoi as-tu choisi pré­cisé­ment le théâtre pour le faire ?

M. D.: J’avais envie de lit­téra­ture. J’é­tais pas­sion­né de lit­téra­ture et de poésie. Je lisais énor­mé­ment. Mais je me suis ren­du compte très vite que je n’é­tais pas écrivain. J’ai fait égale­ment divers­es expéri­ences de théâtre pen­dant mes human­ités, de la mar­i­on­nette, de l’ex­pres­sion cor­porelle aus­si. C’é­tait au Cen­tre Cul­turel du Hain­aut. Nous n’avions pas beau­coup l’oc­ca­sion d’aller au théâtre, mais je me sou­viens avoir vu un spec­ta­cle de Rudy Bar­nett dans lequel Philippe van Kessel jouait. Cela m’avait beau­coup mar­qué. J’ai eu égale­ment quelques pro­fesseurs de français for­mi­da­bles qui trou­vaient vrai­ment très étrange qu’on m’ait relégué dans une fil­ière tech­nique. L’un d’en­tre eux était Jean Lou­vet. Je me suis inscrit à son club théâtre, il nous racon­tait des his­toires éton­nantes, la mort de Che Gue­vara, par exem­ple. Et puis un jour j’ai vu une affiche qui présen­tait l’IN­SAS2 dans le hall de mon école. J’en ai par­lé à mon pro­fesseur de français qui m’a con­seil­lé de ten­ter le con­cours. J’ai alors réu­ni quelques copains à la Lou­vière et on a com­mencé à tra­vailler sur des pièces didac­tiques de Brecht qui sont davan­tage écrites pour ceux qui les mon­tent que pour ceux qui les voient. C’est alors que j’ai fait la décou­verte d’un monde éton­nant qui ouvrait une réflex­ion sur la société, une sorte de lab­o­ra­toire où l’on devait chercher à com­pren­dre le réel au tra­vers d’un texte.

Je suis arrivé à l’IN­SAS en 1968. C’é­tait sur­réal­iste : pour pass­er les exa­m­ens de mai, j’avais mis un cos­tume trois pièces, une cra­vate ! Nous pas­sions un oral de présélec­tion. Les étu­di­ants racon­taient tous qu’ils voulaient faire du théâtre pour les ouvri­ers alors que moi je voulais au con­traire faire du théâtre pour ne pas être ouvri­er ! J’ai été reçu au con­cours !

L’INSAS m’a ouvert un cer­tain nom­bre d’hori­zons, mais m’a en même temps incroy­able­ment déçu. Je trou­vais le milieu très bour­geois, très étriqué, et Je me suis inscrit par­al­lèle­ment en philoso­phie à l’U­ni­ver­sité. Mais j’ai encore une fois été déçu, m’aperce­vant très vite que le but de l’enseignement était de trans­former les étu­di­ants en pro­fesseurs de morale. J’ai mené de front l’IN­SAS et l’U­ni­ver­sité, sans grand ent­hou­si­asme, jusqu’au Jour où j ai eu la chance de ren­con­tr­er Euge­nio Bar­ba. C’est cette ren­con­tre qui m’a don­né une accroche directe avec le théâtre. Il était venu faire une semaine de stage pub­lic à l’IN­SAS. Il était avec ses acteurs, et les élèves comé­di­ens de troisième année de l’IN­SAS fai­saient avec eux l’en­traîne­ment physique et vocal devant les élèves des autres sec­tions qui étaient intéressés. J’ai fini mes études par un spec­ta­cle à par­tir du MASSACRE À PARIS de Christo­pher Mar­lowe et j’ai fait un pre­mier spec­ta­cle ANATHÈME avec des acteurs non-pro­fes­sion­nels que j’avais ren­con­trés dans des stages — Les acteurs pro­fes­sion­nels ne voulaient pas tra­vailler avec moi à cette époque ! J’ai aus­si été l’as­sis­tant du met­teur en scène Derek Gol­by au théâtre de Poche. Et puis je suis enfin par­ti à l’Odin Teatret, suiv­re un stage de for­ma­tion d’un an auprès de Bar­ba. Nous sommes seule­ment une ving­taine de per­son­nes (hormis les acteurs de Bar­ba) à avoir été ini­tiés aux secrets de Bar­ba. Ec c’est seule­ment après ce stage que j’ai com­pris le livre de Gro­tows­ki TOWARD A POOR THEATER, tout comme ceux de Stanislavs­ki. Tout d’un coup tout pre­nait un sens con­cret, deve­nait réel.

J. B.: De retour de ton voy­age de for­ma­tion à l’é­tranger, tu fondes avec le comé­di­en Dominique Bois­sel, un lieu de théâtre expéri­men­tal, le Théâtre Élé­men­taire. Com­ment est née cette idée ? Quels en étaient les objec­tifs ?

M. D.: À Brux­elles, les insti­tu­tions étaient com­plète­ment fer­mées. Il n’y avait pas d’al­ter­na­tive théâ­trale. Tout s’or­gan­i­sait autour du Théâtre Nation­al et de son directeur Jacques Huys­man dont nous n’ap­préci­ions pas du tout les spec­ta­cles. Nous ne nous sen­tions aucune fil­i­a­tion avec les met­teurs en scène belges qui nous précé­daient. Il fal­lait donc inven­ter notre pro­pre out­il. Un out­il avec lequel il serait pos­si­ble de réalis­er ce qui me parais­sait essen­tiel : le tra­vail de com­pagnon­nage avec des acteurs à par­tir de textes pas for­cé­ment dra­ma­tiques. Il nous fal­lait un lieu, et un peu d’ar­gent.

Nous ne par­tions de rien. Et si nous avons pu vivre l’aven­ture du Théâtre élé­men­taire, c’est vrai­ment parce qu’est née à cette époque — le milieu des années 1970 — une nou­velle poli­tique cul­turelle qui voulait soutenir les jeunes com­pag­nies : on rece­vait 300 000 FB (50 000 FF) pour faire un spec­ta­cle, c’é­tait mirac­uleux. Nous avons trou­vé un lieu à Ander­lecht, un pre­mier étage d’im­meu­ble que nous avons tout de suite trans­for­mé en théâtre. Il fal­lait pein­dre les murs, con­stru­ire le cir­cuit élec­trique, le boîti­er de sécu­rité, le gril. Il faut dire que nos recherch­es nous menaient vers un théâtre d’abord physique et vocal, et pour le reste, très dépouil­lé : dans le pre­mier spec­ta­cle, il n’y avait pour tout éclairage qu’une lampe de 120 watt et crois bou­gies !

La néces­sité pre­mière était celle d’ex­is­ter, de pos­er des actions par le théâtre. Cela avait encore un côté théâtre pour le théâtre. Ce n’é­tait pas encore rat­taché à une vision beau­coup plus glob­ale, comme peut l’avoir le Varia aujour­d’hui, d’in­ter­ven­tion sur le pub­lic et la société. Mais ceux qui virent notre tra­vail le vécurent comme un décou­verte :c’é­tait la pre­mière fois qu’ils voy­aient un théâtre de corps, alors que Gro­tows­ki et Bar­ba fai­saient cela depuis déjà plus de vingt ans.

J. B.: Après la créa­tion du Théâtre Varia en 1982, tu te mets à faire un autre type de théâtre moins expéri­men­tal, plus citoyen. Comme si tu ressen­tais la néces­sité de ren­con­tr­er un pub­lic plus large. Pour­rait-on dire que tu com­mences alors une nou­velle his­toire, que tu con­nais un nou­veau début ?

M. D.: Le Théâtre Élé­men­taire était un théâtre de quar­ante-neuf places : nous étions encore en train d’ap­pren­dre. Et petit à petit nous avons pris con­science de la lim­ite même des pos­si­bil­ités de notre entre­prise. Je crois que, dans un pre­mier temps, on fait du théâtre un peu pour ses par­ents, quand on a la chance d’être fils de bour­geois qui pos­sè­dent un théâtre de ver­dure dans leur jardin, on invente des diver­tisse­ments, comme dans le pre­mier acte de LA MOUETTE, et puis, dans un deux­ième temps, on essaye de se décou­vrir à tra­vers ce méti­er-là : les dif­férentes sit­u­a­tions que l’on affronte trans­for­ment la con­science que l’on a de la des­ti­na­tion de notre tra­vail. Très vite, j’ai eu besoin d’élargir le pub­lic, d’avoir un pro­pos plus con­scient ; j’ai sen­ti au bout de trois ou qua­tre ans que le Théâtre Élé­men­taire ne pou­vait plus se dévelop­per, mais seule­ment repro­duire les mêmes sché­mas de recherche. Il fal­lait aus­si songer à exercer un méti­er dont on puisse vivre !

Le Varia est, il est vrai, un nou­veau début, mais l’époque qui a suivi mon retour de Greno­ble en 1990 l’est tout autant … J’ai le sen­ti­ment d’avoir tou­jours été en train de recom­mencer. D’abord parce que nous n’é­tions jamais sûrs d’a­vance d’être soutenus par les pou­voirs publics, ou par les autres relais insti­tu­tion­nels. Et ce jusqu’à très récem­ment.

L’his­toire de la créa­tion du Varia est celle d’un con­cours de cir­con­stances. Philippe Sireuil, Marc Liebens, Philippe van Kessel et Patrick Roegiers avaient inven­té ce qu’on a appelé le Car­tel. Ils ne sont jamais arrivés à se met­tre d’ac­cord et ont un jour demandé à Mar­cel Del­val et à moi-même de les rejoin­dre. Philippe Sireuil voulait absol­u­ment avoir un lieu de théâtre. Mais Patrick Roegiers est par­ti soudaine­ment en France, Marc Liebens voulait rester seul, et Philippe van Kessel avait un autre pro­jet indi­vidu­el à défendre. Il ne restait plus que Mar­cel et moi ! Nous avons accep­té d’in­ve­stir avec Philippe Sireuil le grand garage désaf­fec­té qui allait devenir le Varia. Il avait une sub­ven­tion plus impor­tante que la nôtre, à nous trois on allait pou­voir réalis­er nos désirs de théâtre : nous étions bien loin d’imag­in­er que ce lieu deviendrait un jour un Cen­tre Dra­ma­tique dont nous seri­ons tous trois directeurs ! Nos spec­ta­cles ont très vite de plus en plus fonc­tion­né dans le souci d’at­tein­dre le pub­lic : les spec­ta­teurs venaient, dans un vrai lieu de théâtre. il fal­lait répon­dre à leur attente. C’est cette sit­u­a­tion qui a influé sur notre esthé­tique :la pra­tique a amené les idées et non l’in­verse.

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