Nicole Gautier « Comme l’âne qui porte le prophète…»
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Nicole Gautier « Comme l’âne qui porte le prophète…»

Entretien avec Bruno Tackels

Le 28 Oct 1998
Article publié pour le numéro
Débuter-Couverture du Numéro 62 d'Alternatives ThéâtralesDébuter-Couverture du Numéro 62 d'Alternatives Théâtrales
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BRUNO TACKELS : Quand tu vois le pre­mier ou le deux­ième spec­ta­cle d’une com­pag­nie qui débute, quels sont les critères qui dictent ton choix ? Qu’est-ce qui te fait dire : « je veux les aider à con­tin­uer leur tra­vail » ?

Nicole Gau­ti­er : Le critère qui me guide, c’est d’abord un style, une idée orig­i­nale, une per­son­nal­ité sin­gulière. Cette per­son­nal­ité, elle se remar­que de façon plutôt intu­itive, soit par le choix d’un texte, soit par le tra­vail d’une forme, ou un mélange de formes, soit par une inter­ro­ga­tion pré­cise sur notre siè­cle. Quand je vois Benoît Bradel revis­iter l’œu­vre de John Cage ou Michel Jacquelin ques­tion­ner l’his­toire de l’art sur un plateau de théâtre, je sens qu’il y a un vrai souci de recherche et d’in­ven­tion. À l’in­verse, je ne sup­porte pas les « pho­to­copies », comme dit Claude Régy, ou les travaux qui revis­i­tent un clas­sique dans le but, avoué ou non, de s’in­scrire dans les pro­gram­ma­tions. C’est assez rare que les jeunes met­teurs en scène réus­sis­sent à relire avec bon­heur les textes. clas­siques. J’ai l’im­pres­sion qu’il faut de la bouteille pour y arriv­er, une vraie expéri­ence durable avec des acteurs et une réflex­ion pro­fonde sur le théâtre. Bien sûr il y a une tra­di­tion théâ­trale qui provient de l’U­ni­ver­sité ou de l’É­cole. Nor­male Supérieure, essen­tielle­ment atten­tive aux textes clas­siques. Je suis bien plus attirée par les met­teurs en scène qui ques­tion­nent directe­ment le plateau, pour le trans­former et l’altér­er, un peu comme in pein­tre fait vivre sa toile. J’at­tends du théâtre qu’il en appelle à notre imag­i­naire, comme Bruno Meyssat ou Hubert Colas. C’est ce que j’ai aimé chez Gabi­ly. Même s’il tra­vail­lait sur les mythes, il savait les boule­vers­er par son écri­t­ure et les ranimer par son esthé­tique, par la force du jeu de ses comé­di­ens. Quand je l’ai ren­con­tré, avec VIOLENCES, pour ma pre­mière sai­son à la Cité Inter­na­tionale, il n’é­tait pas un débu­tant quant au tra­vail, mais c’é­tait comme un deux­ième début qui lui per­me­t­tait d’ac­céder à un nou­veau cer­cle de recon­nais­sance.

B.T.: Est-ce que tu pour­rais définir plus pré­cisé­ment le sché­ma de ces dif­férents cer­cles d’ap­par­te­nance. Com­ment s’ar­tic­u­lent-ils entre eux ? Et com­ment s’y insèrent les met­teurs en scène qui débu­tent ?

N.G.: En fonc­tion du lieu où l’on tra­vaille, il existe plusieurs cer­cles con­cen­triques liés aux moyens financiers qui se ren­con­trent dif­fi­cile­ment. On le voit bien au fes­ti­val d’Av­i­gnon, avec le dou­ble régime du « in » et du « off ». On le voit sur le plan nation­al, où l’on trou­ve le réseau des Cen­tres dra­ma­tiques, celui des Scènes nationales forte­ment dotées, celui des Scènes nationales moins bien dotées, celui des théâtres con­ven­tion­nés et bien d’autres. Ces dif­férents réseaux sont dif­féren­ciés par leur emplace­ment géo­graphique, à Paris s’il ou en province. En fonc­tion du lieu où tra­vaille la com­pag­nie, elle n’ob­tien­dra pas le même degré de recon­nais­sance. Le pas­sage d’un cer­cle à un autre se fera d’au­tant plus vite que la com­pag­nie sera bien accom­pa­g­née admin­is­tra­tive­ment et médi­a­tique­ment. Le par­cours du met­teur en scène joue aus­si un rôle impor­tant dans cette évo­lu­tion. Par les ren­con­tres qu’il aura pu faire, il sera guidé plus ou moins vite vers des lieux qui recon­naîtront son tra­vail. Et puis il y a des con­textes de fab­ri­ca­tion nou­veaux, comme le tra­vail de rassem­ble­ment d’artistes qu’a pu faire l’A­cadémie Expéri­men­tale des Théâtres de Michèle Kokosows­ki, ou bien ces jeunes met­teurs en scène issus du Con­ser­va­toire et qui tra­vail­lent autour de Josyane Horville, grâce à la struc­ture du Jeune Théâtre Nation­al. Dans les deux cas, ce sont des espaces de trans­mis­sion et de ren­con­tre avec des maîtres du théâtre, des lieux. d’ap­pren­tis­sage et de recon­nais­sance.

B.T.: Est-ce que tu tiens compte de cette dimen­sion biographique du met­teur en scène quand tu choi­sis de tra­vailler avec une com­pag­nie ?

N.G.: Absol­u­ment. Quand j’é­tudie un dossier, je suis très atten­tive à la for­ma­tion du met­teur en scène, et aux parte­nar­i­ats qu’il a sus­cités. Je me pose tou­jours cette ques­tion : Qui a fait quoi avec qui ? Il n’y a pas de généra­tion spon­tanée, il faut être atten­tif aux proces­sus de fil­i­a­tion, même s’il existe des excep­tions. Cer­tains met­teurs en scène n’ont pas eu de for­ma­tion très repérable et pro­posent mal­gré tout un tra­vail sin­guli­er qui donne envie de les aider.

B.T.: Par­mi les jeunes com­pag­nies qui débu­tent aujour­d’hui, est-ce que tu.-perçois des nou­velles ques­tions, ou de nou­velles manières de pos­er les ques­tions qui les rassem­bleraient, et par lesquelles ils se ressem­bleraient ?

N.G.: J’ai l’im­pres­sion que les com­pag­nies qui démar­rent aujour­d’hui se rassem­blent peu et se ressem­blent peu. Peut-être au nom de la con­cur­rence, ils vivent sur un mode plutôt éclaté. C’est d’ailleurs ce que je recherche comme pro­gram­ma­trice : la sin­gu­lar­ité et l’o­rig­i­nal­ité d’un met­teur en scène. Cet indi­vid­u­al­isme est posi­tif et con­struc­tif s’il est cor­rigé par la capac­ité de cet indi­vidu à gér­er un groupe, à s’en­tour­er d’une équipe qui devi­enne une véri­ta­ble cel­lule de fab­ri­ca­tion et de réflex­ion. Dans mon esprit, la pro­gram­ma­tion du Théâtre de la Cité Inter­na­tionale n’a pas pour but de révéler le meilleur met­teur en scène de la décen­nie. Sa mis­sion, plus mod­este mais non moins essen­tielle. est de pro­pos­er un lieu de vie pour les artistes, qui soit vrai­ment ouvert à un pub­lic. J’at­tache beau­coup d’im­por­tance a ces moments de ren­con­tres, où s’ex­erce vrai­ment l’«art d’être spec­ta­teur », où se four­bis­sent les out­ils qui vont lui per­me­t­tre de lire, de recevoir le tra­vail et de com­pren­dre l’écri­t­ure scénique des spec­ta­cles.

B.T.: Pour que le théâtre devi­enne un vrai « lieu pub­lic », pas plus que le directeur, le pub­lic n’a à dicter à l’artiste ce qu’il souhait­erait voir.

N.G.: À par­tir du moment où j’ai don­né mon accord à un met­teur en scène, puisque je ne suis pas au quo­ti­di­en la mise en scène, je n’ai pas à dire mon mot. Je suis juste une sorte d’« inspecteur des travaux finis ». Je peux lui ren­voy­er des impres­sions, des élé­ments d’analyse, mais je n’ai en aucun cas le droit ou la pos­si­bil­ité d’a­gir sur ce qui se fait. Agir, cela voudrait dire être assis­tante ou dra­maturge. Par con­tre, out­re le coup de cœur pour un met­teur en scène et son tra­vail, j’ob­serve préal­able­ment com­ment il tra­vaille, avec qui et de quelle façon il réu­nit son équipe. Sinon, on peut se faire piéger par la séduc­tion d’un pro­jet bien présen­té sur le papi­er, mais que le met­teur en scène ne saura pas traduire sur le plateau, en har­monie avec son équipe.

B.T.: Pour aller chercher ces nou­veaux pro­jets qui sont dans l’om­bre, il est impor­tant de tra­vailler en com­mun avec les autres pro­gram­ma­teurs. Com­ment a lieu ce tra­vail col­lec­tif
de mise en réseau ?

N.G.: Il est très impor­tant pour moi d’in­ter­roger mes col­lègues, en par­ti­c­uli­er les directeurs des Scènes nationales, pour con­naître les pro­jets qu’ils défend­ent. Par mon tra­vail à la Cité Inter­na­tionale, je suis dans une sorte d’en­tre-deux, entre la décou­verte et la recon­nais­sance, entre les pre­miers débuts et la « con­sécra­tion » nationale. Mon objec­tif, un peu comme l’âne qui porte le prophète, est de choisir des pro­jets per­ti­nents et de leur trou­ver à la fois un pub­lic et une recon­nais­sance. Cette tâche est facil­itée par la posi­tion géo­graphique de mon théâtre, à Paris intra-muros. Mais en même temps mon tra­vail est com­pliqué par le fait qu’à Paris, il est tou­jours très dif­fi­cile de con­quérir un pub­lic sur une durée d’un mois. Et puis la grande dif­fculté, qui est assez nou­velle, c’est la crois­sance expo­nen­tielle du nom­bre de jeunes com­pag­nies. Du coup, j’ai l’im­pres­sion que chaque lieu résout la ques­tion en s’at­tachant les ser­vices de « sa » jeune com­pag­nie, L’e­space d’aven­ture des lieux est sou­vent lim­ité par le con­texte local et l’ex­péri­ence des directeurs. Cela dit, je ne crois pas qu’il y ait de tal­ents mécon­nus en France. Le réseau de vis­i­bil­ité est cel qu’on ne peut rester totale­ment mécon­nu, même s’il y a le risque d’être usé avant d’être recon­nu. Ensuite, la vraie ques­tion est de savoir com­ment on réus­sit à mon­tr­er son tra­vail à Paris, dans de bonnes con­di­tions, sur une durée assez longue et mal­gré une sit­u­a­tion finan­cière sou­vent pré­caire. C’est là que le pro­jet du Théâtre Gérard Philipe apporte réelle­ment un vent d’air frais, parce qu’il y a un vrai partage de l’ar­gent. Dans mon théâtre, je ne peux mal­heureuse­ment pas pro­pos­er ce type d’ap­port financier mas­sif aux com­pag­nies. On est tous con­fron­tés à cette nou­velle démoc­ra­ti­sa­tion de l’ac­cès au théâtre pour de plus en plus de débu­tants, avec les effets per­vers de cette poli­tique qui nous oblige à accueil­lir de plus en plus de pro­jets, sans en avoir vrai­ment les moyens.

B.T.: Est-ce que tu crois que l’absence de moyens empêche sys­té­ma­tique­ment le tra­vail des com­pag­nies ? Est-ce que la force d’un met­teur en scène ne vient pas aus­si de sa capac­ité à faire avec les moyens ou les non-moyens qu’il a ? Ce n’est pas for­cé­ment l’ac­cu­mu­la­tion des moyens qui rend pos­si­ble un meilleur tra­vail.

N.G.: Bien sûr, même s’il ya mal­gré tout un niveau en dessous duquel il ne faut pas tomber. La vraie dif­fi­culté est de pou­voir assur­er la présence d’une grosse équipe, avec beau­coup d’ac­teurs sur le plateau.

B.T.: Si je regarde l’ensem­ble des met­teurs en scène que tu as invités (la liste est impres­sion­nante), on remar­que un champ très ouvert, avec des esthé­tiques très dif­férentes, voire antin­o­miques. Ce n’est plus seule­ment une con­stel­la­tion, c’est plutôt une vraie voûte étoilée. Le point com­mun, au fond, c’est qu’ils sont venus au Théâtre de la Cité Inter­na­tionale au moment où ils démar­raient — après leur pre­miers débuts et avant une recon­nais­sance plus large.

N.G.: Oui, c’est vrai, même si je n’ai jamais posé les choses en ces ter­mes : « je choi­sis cette com­pag­nie parce qu’elle débute ». Le vrai critère de mes choix tient dans cette atten­tion aux formes sin­gulières et inno­vantes. Cette poli­tique de choix s’ex­plique aus­si par la posi­tion du théâtre de la Cité. Même si c’est un peu ma pente naturelle, je m’in­ter­dis de cou­vrir le champ, de la façon la plus large et la plus éclec­tique pos­si­ble — ce serait inten­able dans le paysage parisien. Du coup, je ne priv­ilégie pas le rap­port au texte, qu’il soit du réper­toire ou con­tem­po­rain. Au fond, ce que j’aime, c’est le théâtre qui s’ou­vre, se mélange aux autres formes artis­tiques et qui se trou­ve trans­for­mé par ces ren­con­tres inat­ten­dues avec la musique, la danse, la vidéo ou les arts plas­tiques. Par ailleurs je m’in­téresse beau­coup à la danse
qui s’ose aux mots… aux spec­ta­cles inclass­ables,

B.T.: Quand on par­le des débuts d’une com­pag­nie, vient néces­saire­ment la ques­tion de la fidél­ité…

N.G.: Oui, il faut savoir être fidèle, mais pas pour tou­jours, sinon le directeur vieil­lit avec sa pro­gram­ma­tion — c’est un vrai dan­ger qui guette bon nom­bre d’en­tre nous…

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Écrit par Bruno Tackels
Bruno Tack­els est essay­iste et dra­maturge. Il est pro­duc­teur d’émissions théâ­trales à France-cul­ture, et rédac­teur pour la revue...Plus d'info
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