« À la découverte des jeunes génies de l’empathie »
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« À la découverte des jeunes génies de l’empathie »

Le 1 Juin 2000
Article publié pour le numéro
L'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives ThéâtralesL'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives Théâtrales
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LORSQUE JE FIS la con­nais­sance de Lev Dodine à Leningrad, c’é­tait en 1986, celui-ci, sans atten­dre, m’as­sail­lit de ques­tions sur le théâtre de l’Allemagne de l’Ouest. Il voulait tout savoir : La manière dont nous jouons, les choses que nous jouons et pour qui, où rési­dent les con­flits et les résis­tances ; et puis surtout, sans relâche, com­ment nous tournons la cen­sure. Le fait que nous n’en n’ayons point le lais­sa totale­ment incré­d­ule et lorsque je me mis à lui décrire les con­di­tions esthé­tiques, finan­cières et struc­turelles qui étaient les nôtres, il alla de sur­prise en sur­prise. Puis il réflé­chit longtemps à tout ce qu’il avait enten­du et dit, mi soupir, mi sourire : « Your life must be very bor­ing ». Un théâtre sans com­bat, sans enne­mis ni obsta­cles était pour lui chose inimag­in­able, et qui plus est, pas un but à rechercher non plus. 

Lev Dodine à Leningrad, Wolf­gang Engel à Dres­de ou Sil­viu Pur­carete à Cra­covie, pour ne citer que ceux-ci, puisèrent du com­bat leur force et leur inspi­ra­tion ; c’est parce qu’il étaient sub­ver­sifs qu’ils furent bons ; c’est parce qu’ils avaient des enne­mis qu’ils furent forts. Une fois ces derniers dis­parus, leurs objec­tifs s’estompèrent, leurs travaux s’é­moussèrent. Non sans exagéra­tion, l’on pour­rait dire que leur grandeur, c’est surtout à leurs enne­mis qu’ils en ont été redev­ables. 

Ce qui cap­ti­vait dans le théâtre en Union sovié­tique, en Pologne, en Roumanie, en R.D.A. ou en Hon­grie, ce qui le rendait si impor­tant, qu’il s’agisse des spec­ta­teurs locaux ou des tout ébahis occi­den­taux, c’é­tait sa sig­ni­fi­ca­tion sociale en tant que lieu de la protes­ta­tion. Le théâtre représen­tait pour la dis­si­dence la soupape majeure voire, dans cer­tains États, la seule et unique. La cul­ture dis­si­dente exis­tait bien sûr, tout comme les con­ver­sa­tions dans la cui­sine, mais il existe une dif­férence entre le fait de lire tout seul chez soi un ouvrage inter­dit et puis se retrou­ver au milieu de six cents autres quidams à retenir son souf­fle, parce que l’on com­prend le mes­sage qui, là-haut est cod­i­fié mais, à la fois, de toute évi­dence, passe. 

Je me sou­viens d’une Pre­mière de Gom­brow­icz, OPÉRETTE, c’é­tait à Varso­vie au début des années 80, où ce clas­sique allait devenir la pièce la plus actuelle du pays et où, deux heures avant le début de la représen­ta­tion, on ne savait tou­jours pas si celle-ci allait être, ou non, autorisée. Finale­ment, elle le fut, et, en un tour de main, le pub­lic se fon­dit en une com­mu­nauté de con­jurés qui, à l’u­nis­son et pleine d’at­ten­tion, applaud­is­sait à chaque note en demi-teinte, à chaque arrière-pen­sée. Il y avait des moments où rég­nait dans la salle un silence tel que l’on pou­vait — lit­térale­ment — enten­dre les bat­te­ments de cœur qui, tous, nous avaient sai­sis. 

Ce mer­veilleux silence de théâtre, tout dans l’œil et le choc, où tous les bruits s’apaisent parce que nul n’ose plus respir­er, n’ex­is­tait autre­fois à l’Ouest, tout au plus que dans les scènes de sexe, de préférence dans les scènes de les­bi­ennes (encore qu’elles aient entre temps dis­parues). À L’Est, ce silence était chargé poli­tique­ment — con­nivence tacite au delà des paroles, une sen­sa­tion prim­i­tive et sol­idaire de la présence, le sen­ti­ment d’être de la par­tie. En tant que lieu de témoignage, de l’acte de courage et de la con­tes­ta­tion raf­finée, le théâtre est un lieu qui n’a pas son pareil dans la société mod­erne. Longue vie au pays où, sous cette forme, un tel théâtre est super­flu, pour­rait-on dire. Mais il est vrai aus­si qu’ensuite, sou­vent lui manque l’aiguillon, l’ex­ci­ta­tion et le je-ne-sais-quoi qui lui lègue sa vraie sub­stance. 

Ceci se laisse dis­tincte­ment décrypter à tra­vers son évo­lu­tion dans Les États jadis social­istes. Ce n’est pas que, dans ces pays, le théâtre soit devenu plus mau­vais, non, il est seule­ment devenu plus nor­mal. Cela com­mence par le fait que désor­mais l’on se déplace à Budapest tout aus­si naturelle­ment que l’on part pour Paris, ce qui est, certes, chose bien appré­cia­ble, seule­ment voilà, le périple n’a plus rien de vrai­ment orig­i­nal. Et puis voilà que d’un seul coup l’on trou­ve des bil­lets pour tout — ce qui est aus­si chose appré­cia­ble, non sans — néan­moins — une cer­taine tristesse. Les théâtres de l’Est ne vont ma foi cess­er de ressem­bler tou­jours plus à ceux de l’Ouest, pour la rai­son — et la rai­son majeure — qu’ils doivent affron­ter des prob­lèmes financiers (bien plus con­séquents que les nôtres); c’est pourquoi ils louchent de tous leurs yeux vers le com­mer­cial. 

L’im­pu­dence sociale du théâtre est banal­isée, les comé­di­ens ne sont plus que des célébrités et non plus des mon­stres sacrés ; jusqu’aux tyran­niques despotes de la mise en scène qui se voient racornir à une toute nor­male taille humaine. Bien ancrés dans la réal­ité, les froids soucis de rentabil­ité ont rem­placé la vénéra­tion et la pas­sion. À l’in­tim­ité des con­jurés s’est sub­sti­tué le rassem­ble­ment des intéressés — tout est devenu plus anonyme, moins dif­fi­cile, plus sobre. Qu’il en soit — et c’est très bien — ain­si ! Même s’il s’agit quand même d’un déficit. L’Est est lui aus­si touché par la glob­al­i­sa­tion, et alors, entre le pro­gramme du Trafo dé Budapest et Le Kaaithe­ater à Brux­elles, c’est qua­si­ment bon­net blanc et blanc bon­net. 

Au cours des dernières années, l’at­ten­tion des pays occi­den­taux pour le théâtre de l’Est s’est sen­si­ble­ment relâchée ; l’at­ten­tion des pays de l’Est pour l’Ouest ne cesse d’aug­menter. Rat­trap­er les man­ques accu­mulés demeure tou­jours une pri­or­ité, mais leur exploita­tion a gag­né en con­fi­ance de leur pro­pre iden­tité : il n’est plus ques­tion de banales copies, mais de plus en plus d’appropriation, de vari­a­tions, d’évo­lu­tion. Il s’avère égale­ment que le regard n’est plus — uni­latérale­ment et exclu­sive­ment — ori­en­té vers l’Ouest. De plus en plus, on scrute son pro­pre univers tout comme celui de ses voisins de l’Est. 

Le théâtre d’Eu­rope de l’Est n’a rien du bloc erra­tique tel que, sou­vent, on le perçoit vu d’i­ci. Tout comme le théâtre français se dif­féren­cie du théâtre alle­mand avec la même évi­dence, le théâtre polon­ais se dis­tingue du théâtre russe. Il en fut depuis tou­jours ain­si, mais depuis que la mise en normes social­istes est dev­enue obsolète, les par­tic­u­lar­ités nationales se font de plus en plus sen­si­bles. Ce qui, en revanche, aujourd’hui comme hier, demeure com­mun à tous les Pays de l’Est, c’est, sans détours, le nom­bre de théâtres, de maisons gigan­tesques aux troupes per­ma­nentes tout aus­si impres­sion­nantes, désor­mais chiche­ment sub­ven­tion­nées, et encore, quand elles le sont. Dans le con­texte glob­al européen, les prix des places sont — en com­para­i­son certes tou­jours bas, mais pour nom­bre de spec­ta­teurs en puis­sance, ils demeurent d’ores et déjà trop élevés (autre­fois, ils pla­fon­naient à de tar­ifs vrai­ment ridicules).

Les com­pag­nies per­ma­nentes des Théâtres nationaux ou bien munic­i­paux con­tin­u­ent d’ex­is­ter. Leurs mem­bres sont rémunérés de salaires de mis­ère qu’ils atten­dent sou­vent aus­si durant des mois. Du fait que cha­cun des mem­bres effectue, pour sub­sis­ter, pas moins de trois jobs d’ap­point, les per­for­mances et la pro­duc­tiv­ité ont man­i­feste­ment dimin­ué. Néan­moins, tous con­tin­u­ent à se pro­duire d’une manière ou d’une autre, de Greif­swald à l’Oural devant des salles plus ou moins pleines. Les théâtres ne sont plus — il est vrai — aus­si vides que juste après le change­ment, mais les spec­ta­teurs sont moins nom­breux qu’au­par­a­vant (et aus­si moins incon­di­tion­nels). 

Toute­fois une chose est sûre — et là, c’est un symp­tôme vrai­ment encour­ageant — il existe une toute nou­velle généra­tion de jeunes qui, avec force énergie et un art de la survie des plus malins, pra­tique un théâtre des plus pas­sion­nants. Ils se tour­nent vers le mod­èle des com­pag­nies indépen­dantes de l’Europe de l’Ouest, glanent de petites sommes auprès de fon­da­tions, de spon­sors et de fonds publics, puis se ruent sur le tra­vail, obtenant des résul­tats sou­vent sur­prenants. Cer­tains d’entre eux sont par­venus déjà à attein­dre la notoriété de fes­ti­vals occi­den­taux ; c’est le cas de Zhak avec — à Moscou — son « École de l’Outre­cuid­ance Russe », ou bien Läs­zlé Hudi avec Mozgé Häz de Budapest, d’autres — dans les milieux pro­fes­sion­nels — sont regardés comme des bons tuyaux, c’est Le cas du Roumain Thodor Chris­t­ian Popes­cu ou de Lil­ia Abda­jie­va de Bul­gar­ie. 

Bien sûr, ici comme ailleurs, tout ce qui brille n’est pas or, et bien des noms retombent dans l’ou­bli aus­si vite qu’ils ont sur­gi, mais actuelle­ment, dans l’Europe de l’Est, les spec­ta­cles Les plus intéres­sants sont cer­taine­ment davan­tage à chercher chez ces petits enfants plutôt qu’auprès des aïeux de renom aux qua­tre coins du monde, de tous les Lioubi­mov, les Stu­rua et autres Jaroc­ki. Même ce qui fut autre­fois l’Avant-garde, de Vas­siliev à Fomenko, de Pur­carete à Lupa, dis­ons, la généra­tion des Pères, laisse appa­raître des signes de fatigue ; c’est ain­si que les jeunes jouent des coudes jusqu’au trône avec force (et aus­si avec rai­son). 

Pour ce faire, leur démarche est indi­vidu­elle ou col­lec­tive et ils s’as­so­cient, à l’Ouest, à leurs col­lègues de la même généra­tion. Arpäd Schilling, à l’heure actuelle cer­taine­ment le met­teur en scène le plus pas­sion­nant de Hon­grie, puise ses références chez Thomas Oster­meier lorsqu’il revendique de « nou­velles formes théâ­trales, qu’elles soient esthé­tiques ou struc­turelles » ain­si que des publics jeunes et nou­veaux. La mise en scène de BAAL de Brecht que présen­ta Schilling pour son diplôme à l’É­cole Supérieure du Théâtre de Budapest fit fureur et entra d’emblée au réper­toire du Katona Jozsef The­ater, la scène la plus célèbre du pays. L’in­sti­tu­tion eut l’in­ten­tion d’en­gager le met­teur en scène sous con­trat, mais celui-ci, du haut de ses vingt six ans, décli­na sim­ple­ment cette propo­si­tion. Il préfère tra­vailler dans des con­di­tions dif­fi­ciles avec sa com­pag­nie qu’il entend for­mer selon le mod­èle du Théâtre du Soleil d’Ar­i­ane Mnouchkine (qui lui non plus n’a jamais roulé sur l’or). 

Opiniâtreté con­sciente de sa pro­pre valeur et reven­di­ca­tion éthique : ces deux valeurs qui se reflè­tent dans cette atti­tude imprèg­nent tout autant les spec­ta­cles de Schilling, sauvages et pas­sion­nés certes, mais qui demeurent tout emplis de grâce comme d’e­sprit. Face aux clowns cools et aux yup­pies cyniques que l’on ren­con­tre à l’Ouest dans le théâtre, se dressent soudain, à l’Est, les jeunes génies de l’empathie (encore qu’i­ci, les ter­mes d’Ouest et d’Est ne soient point con­notés géo­graphique­ment). Voilà qui peut trans­former les uns comme les autres, et, qui plus est, le théâtre. « Il faut de plus grandes ver­tus pour soutenir la bonne for­tune que la mau­vaise » écrit La Rochefou­cauld. Par­mi ces jeunes sauvageons, il va s’en trou­ver bien­tôt pour remar­quer comme il avait rai­son. 

Texte traduit par Philippe-Hen­ry Ledru.

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