« Attendre une génération »
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« Attendre une génération »

Torsten Mass

Le 1 Juin 2000
Article publié pour le numéro
L'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives ThéâtralesL'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives Théâtrales
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ALTERNATIVES THÉÂTRALES : Quelle a été votre pre­mière ren­con­tre avec l’Est avant la chute du Mur ? 

Torsten Mass : Pour répon­dre à cette ques­tion, il faut plonger un peu dans l’histoire alle­mande et notam­ment dans l’histoire du fes­ti­val de Berlin qui célèbre cette années son cinquan­tième anniver­saire. Au début l’histoire du fes­ti­val est liée à celle de la guerre froide. Puis à la fin des années 60, avec l’arrivée au pou­voir du chance­li­er Willy Brandt, le Fes­ti­val de Berlin a pris une nou­velle ori­en­ta­tion : il devait incar­n­er l’Ost Poli­tik qui pré­con­i­sait le change­ment par le rap­proche­ment (Wand­lung durch Annäherung). C’est à ce moment là que nous avons changé de statut pour devenir une société à respon­s­abil­ité lim­itée (SARL). Nous dépen­dions aupar­a­vant du Sénat de Berlin, ce qui fai­sait que, sou­vent, les let­tres envoyées à nos parte­naires à l’Est n’é­taient même pas ouvertes par leur des­ti­nataire. De 1968 à 1989, date de la chute du Mur, l’ob­jec­tif du Fes­ti­val de Berlin était de jouer le rôle de plaque tour­nante entre l’Est et l’Ouest. Nous choi­sis­sions chaque année une thé­ma­tique très pré­cise : le futur­isme russe, par exem­ple. Nous avons fait beau­coup de voy­ages, qui nous ont per­mis de dessin­er le por­trait de la Géorgie, de Moscou, de Budapest ou de Prague et d’in­stau­r­er des échanges durables et fructueux avec tous ces pays. En novem­bre 1989, le monde change brusque­ment. Et cer­tains hauts fonc­tion­naires du Min­istère des finances ont cru que le Fes­ti­val de Berlin était désor­mais inutile. Heureuse­ment tous n’é­taient pas de cet avis. Ce n’est pas parce que le mur tombait, que l’Est se trou­vait tout d’un coup inté­gré ! Notre but était désor­mais de préserv­er l’i­den­tité cul­turelle de nos voisins de l’Est, d’empêcher qu’elle ne som­bre aus­si rapi­de­ment qu’avait som­bré leur iden­tité économique. Nous avons pour­suivi notre tra­vail, sans nous décourager, alors que les salles n’étaient plus qu’à moitié pleines. L’in­térêt des habi­tants de Berlin ou celui des vis­i­teurs pour l’Est a bais­sé tout d’un coup, d’une façon qua­si incon­sciente, parce qu’il était désor­mais facile et sans entrave d’aller dans ces pays : il suff­i­sait de pren­dre sa voiture ! Pen­dant presque dix ans nous avons tâché de renouer les liens entre l’Est et l’Ouest, des liens qui étaient en train de s’effilocher. Il fal­lait agir avec patience et pré­cau­tion. Aujourd’hui, dix ans après, l’u­ni­fi­ca­tion devient une réal­ité. Berlin est aujourd’hui cap­i­tale, le nou­veau cen­tre européen d’une Europe con­sid­érable­ment plus vaste que celle qu’elle était il y a vingt ans. Nous voudri­ons être comme un échangeur qui relie Paris à Moscou, Moscou à Vil­nius, Vil­nius à Varso­vie.
Par­al­lèle­ment à ce tra­vail, nous avons dû faire face au pas­sage de relais entre généra­tions. Les vieux directeurs que sont Stein, Pey­mann, ont passé leur vie à essay­er de chang­er le monde et en ont oublié de trans­met­tre leur savoir. Leurs assis­tants sont restés dans leur ombre. La généra­tion des met­teurs en scène qui ont aujourd’hui la quar­an­taine est en somme assez peu représen­tée. Il y a Marthaller et Cas­torf, mais c’est à peu près tout. On passe directe­ment à la jeune généra­tion défendue par Oster­meier ou Sasha Walz.
Nous avons voulu mon­tr­er quels étaient les ten­ants de cette jeune généra­tion à l’Est dans l’édi­tion 1999 du Fes­ti­val de Berlin qui s’ap­pelait « Next gen­er­a­tion East » qui répondait à celle de 1998 où l’on avait vu des spec­ta­cles de jeunes Anglais, Irlandais et Améri­cains. Je me suis plongé dans la thé­ma­tique « Next gen­er­a­tion East » en même temps que tous les parte­naires de THEOREM et nous avons pu pro­duire trois créa­tions présen­tées au fes­ti­val en sep­tem­bre 1999. 

A. T.: Com­ment vous appa­raît le paysage théâ­tral de l’Est ? 

T. M.: J’y vois deux ten­dances incar­nées d’un côté par Oskaras Kor­suno­vas, de l’autre Grze­gorz Jarzy­na. Grze­gorz Jarzy­na, jeune met­teur en scène polon­ais, est pro­fondé­ment enrac­iné dans la tra­di­tion raf­finée des textes du dix-neu­vième siè­cle et du début du vingtième. Il monte Thomas Mann, ou Alek­sander Fre­do, alors qu’Oskaras Kor­suno­vas réag­it au quo­ti­di­en : il inter­roge la sit­u­a­tion sociale et poli­tique ; il monte Koltès, Raven­hill ou Sarah Kane. Mais c’est P. S. DOSSIER ©. K. que nous avons invité à Berlin. P.S., ce sont les ini­tiales de Sig­i­tas Parul­skis, dra­maturge litu­anien, et O. K., celle d’Oskaras Kor­suno­vas. Ils ont écrit la pièce ensem­ble. C’est un spec­ta­cle essen­tiel pour la Litu­anie, car il mon­tre la sit­u­a­tion qui est la leur, en retra­vail­lant le mythe d’Œdipe. Les jeunes tuent leur père, se libèrent du passé. C’est une très belle pièce qui tra­vaille féro­ce­ment les prob­lèmes actuels de leur pays. 

A. T.: Quelles ont été les con­séquences de la chute du Mur sur la vie artis­tique ? Peut-on par­ler d’un éveil de la créa­tiv­ité ou au con­traire d’une crise ? 

T. M.: Dis­ons, en sim­pli­fi­ant volon­taire­ment, que la créa­tiv­ité était bien plus grande avant. On con­naît la for­mule : « La cen­sure améliore le style. » Quand un artiste doit sug­gér­er son mes­sage à tra­vers les lignes, il lui faut tra­vailler avec une grande sub­til­ité, met­tre en œuvre une plus grande inven­tiv­ité. On a sou­vent enten­du dire dans les pre­miers temps : « Les théâtres de l’Est ont pris une mau­vaise direc­tion. Ils essayent de copi­er l’Ouest ». Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’ils ont mon­té du théâtre de boule­vard, par exem­ple. Mais ils n’avaient pas la for­ma­tion qui les rendait capa­bles de bien le faire. Alors les spec­ta­teurs sont venus une fois, ils se sont ennuyés et ne sont plus revenus. La crise était dou­ble. Les artistes ne savaient plus quoi offrir aux spec­ta­teurs, et l’économie de marché a entraîné l’aug­men­ta­tion du prix des places. Les spec­ta­teurs avaient le choix : aller au théâtre, ou bien économiser pour par­tir en Ital­ie. Ils ont bien évidem­ment choisi la sec­onde solu­tion. Les salles se sont vidées en ex-Alle­magne de l’Est. Oskaras Kor­suno­vas a tout de suite com­pris que le théâtre devait con­tribuer à définir l’i­den­tité du pays, en retra­vail­lant son passé avec un regard et des out­ils con­tem­po­rains, sans copi­er ce qui se fai­sait ailleurs, mais en adap­tant les mythes uni­versels. 

A. T.: L’ou­ver­ture du marché a‑t-elle eu des con­séquences néfastes sur le tra­vail des artistes qui se sont mis à faire par­fois, dit-on, des spec­ta­cles bons pour l’ex­port ? 

T. M.: De tels spec­ta­cles ne sont pas durables. Ils ont peut-être un cer­tain suc­cès lors de la créa­tion, mais ils s’épuisent vite. Les travaux qui comptent comme ceux de Lev Dodine ou de Vlad Mugur, sont pro­fondé­ment enrac­inés dans leur pays, créent une rela­tion pro­fonde entre les acteurs et les spec­ta­teurs et, en plus, appor­tent un univers artis­tique excep­tion­nel. 

A. T.: Qu’est-ce qui vous déplaît dans Le théâtre des pays de l’Est ? 

T. M.: Quand le spec­ta­cle est trop énig­ma­tique et fonc­tionne alors comme un huis-clos où seuls les comé­di­ens et le met­teur en scène s’y retrou­vent. Le théâtre doit accom­plir une illu­mi­na­tion. Il se fait pour le pub­lic et pas pour des ini­tiés. 

A. T.: Pou­vez-vous percevoir des dif­férences nationales, où seule se fait voir l’individualité des grands créa­teurs, indépen­dam­ment de leur pays d’origine ?

T. M.: Il y a évidem­ment des dif­férences nationales essen­tielles. En Litu­anie, par exem­ple, le com­mu­nisme est venu s’ap­pli­quer plutôt super­f­cielle­ment, c’é­tait aus­si un pays beau­coup plus riche cul­turelle­ment par­lant que les pays Balkan, par exem­ple, où faire du théâtre reste ter­ri­ble­ment dif­fi­cile. 

A. T.: Dix ans après la chute du Mur, peut-on par­ler de décep­tion ?
À part Dodine, y a‑t-il eu d’autres grandes révéla­tions ? 

T. M.: Nos hommes poli­tiques ont com­mis une grande faute en libéral­isant tout si vite. On se sou­vient de la phrase d’Hel­mut Kohl : « Dans quelques mois, on pour­ra voir partout des paysages floris­sants » … Naïveté ou per­ver­sité ? Si on avait dit dès le début que la con­sti­tu­tion de la grande Europe prendrait du temps, le temps d’une généra­tion pour le moins, per­son­ne n’au­rait été déçu. On aurait au con­traire davan­tage pris la mesure du gigan­tesque enrichisse­ment cul­turel qui résulte de la chute du soviétisme. 

Pro­pos recueil­lis par Georges Banu et retran­scrits par Julie Bir­mant. 

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