Quand serons-nous sexy
J’AI POUR LA PREMIÈRE FOIS évoqué la question en préparant un discours avec des amis du Festival international de Hambourg. Ils m’ont suggéré un titre provocateur : « Pourquoi l’Est n’est plus sexy ». Je me suis instinctivement senti blessé. Quoi, moi, pas sexy ? Qu’entendaient-ils par cela ? Sexy comment ? Selon quels critères ? Sexy, quel pauvre mot ! J’ai réenvisagé la question. « Plus sexy ? » Cela impliquait que nous ayons été sexy avant. Avant quoi ? Quand précisément avons-nous été sexy ?
Cela voulait-il dire que l’Est était sexy quand il n’était pas sexy ? Quand il se débattait sous le joug stalinien ? Et qu’il ne l’était plus aujourd’hui qu’il essayait de le devenir au sens occidental du terme ? Étaitil sexy quand il se voulait innocent et naïf, et ne l’est plus aujourd’hui qu’il se dit raffiné et plein d’expérience ? Était-il sexy quand il était passéiste et folklorique, et ne l’est plus aujourd’hui qu’il veut imiter l’Occident et combler ses lacunes avec des nouveaux mots en « isme » ?
Mes amis du Festival sont intelligents. Peut-être leur proposition était-elle seulement ironique, ou sérieuse en diable, ou encore les deux à la fois. N’empêche que j’ai mordu à l’hameçon. J’ai commencé à me creuser la cervelle sur le sujet. Fallait-il être cynique, sérieux en diable, ou les deux à la fois ? (Ce que je dirai, portera en tout cas, sur la situation en ex-Yougoslavie, le pays où j’ai vécu et que je connais le mieux. Et je ne sais pas dans quelle mesure mes exemples sont également valables en ce qui concerne les autres pays d’Europe orientale.)
L’Europe orientale tente désespérément de se trouver une nouvelle identité. Ses artistes sortent d’une longue narcose historique. Ils se frottent les yeux, se débarrassent de leurs illusions et remettent à jour leur mémoire. Ils vérifient l’heure qu’il est sur l’horloge, s’assurent de l’endroit où ils se trouvent. Ils se regardent dans le miroir, déroutés. Ils se demandent comment s’habiller : « De quoi est-ce que je veux avoir l’air ?» « Qui suis-je ? »
La plupart des vêtements qu’on trouve en ce moment viennent de maisons de couture occidentales. Les politiciens d’Europe de l’Est paradent sans honte habillés avec. Ils sont fers de demander de l’argent partout où ils en flairent. Ils changent avec bonheur leur constitution pour répondre aux attentes de l’Union Européenne, du FEM.I. ou de la Banque Mondiale. Ils embrassent la religion du monde global de tout leur cœur, et appellent cela le progrès. Ce sont les mêmes politiciens qui ne payent plus leurs artistes. « Désolé, plus de contrôle d’État, plus d’argent d’État. Nous sommes tous sur le marché. » Mais en vérité, ils attendent un soutien tacite de ces mêmes artistes : ils les veulent quelque peu défenseurs de la pureté nationale, à la recherche de leurs racines, nostalgiques du bon vieux temps. Ils disent : « Oui, nous venons d’acheter de nouveaux ordinateurs, mais conservons nos vieux logiciels. Oui, nous sommes tous sur le marché, nous avons vendu nos usines et nos fesses, à vous de ne pas vendre nos cœurs ni nos âmes. » Non seulement les politiciens affament les artistes, mais ils leur demandent en plus de chanter.
On comprend mieux que certains artistes regrettent les certitudes de l’ancien régime. Ils disent : « La censure au moins nous accordait une attention indéfectible, et on avait chaud en hiver. Les exigences du parti n’étaient pas aussi cruelles que la tyrannie du goût populaire. Le réalisme socialiste n’était pas pire que le réalisme capitaliste ». Cette agonie aigre-douce se pare du joli nom de « transition sociale » ; qui est une autre façon de désigner le viol spirituel.
Et pendant ce temps l’Occident baille. « On connaît ça. Nous avons vécu la même chose, il y a déjà cent ans. C’est Le capitalisme primaire d’Oliver Twist. Ennuyeux ! Il va vous falloir un siècle pour atteindre notre démocratie sociale. Il se peut qu’alors nous soyons déjà partis sur la lune. » Acculés chez eux à une pauvreté indigne, les artistes de l’Est se voient voués à l’Ouest à une ringardise sans espoir alors qu’ils en attendaient leur salut. L’insulte s’ajoute à l’affront.
J’ai cessé de m’interroger au sujet de mon discours pour le Festival quand a commencé la guerre du Kosovo. L’OTAN a bombardé la Serbie dans l’oubli. Comme pour la propulser dans la modernité. Cela nous rendait-il à nouveau sexy pour un temps ? Je ne saurai jamais.
Comment j’ai perdu mon histoire
Mon nom est Goran Stefanovski. Voici l’histoire de ma vie en quelques phrases. Je suis né en Macédoine, qui à cette époque faisait encore partie de la République fédérale de Yougoslavie. Mon père était directeur de théâtre et ma mère était actrice. J’ai vécu les quarante premières années de ma vie à Skopje en tant qu’auteur et professeur de théâtre. J’ai épousé Pat qui est anglaise. Nous avons eu deux enfants et nous étions heureux. Une belle histoire.
Puis, commença, en 1991, la guerre de Yougoslavie. Notre vie bascula. Pat décida que l’avenir des Balkans ne serait pas celui de nos enfants. Ils déménagèrent en Angleterre. J’ai commencé à vivre entre Skopje, où était mon passé et ma famille d’origine, et Canterbury, où était mon avenir et ma famille atomisée. J’ai commencé à vivre entre deux histoires. J’ai dit à Pat : « Nous avons perdu notre histoire. » « Non », dit-elle, « c’est l’histoire qui nous a perdus. »
La première fois que je suis allé en Angleterre, alors que Sarajevo brûlait, j’ai rencontré un producteur bien intentionné désireux de tirer profit de mon histoire et de la rendre publique. Pat me dit alors : « Goran, tu es un atout pour le moment. Mais cela ne durera que six mois. Tu dois te dépêcher. »
Les six mois passèrent. Je ne rendis pas riche mon producteur.
Désormais je passe mon temps à essayer de trouver le lien entre mes deux histoires et le rôle artistique que j’ai à jouer. À Skopje, j’essaye patiemment d’expliquer que je ne leur ai pas dit adieu à jamais et que je ne me suis pas réfugié dans le giron de luxure de la terre promise occidentale. En Angleterre, j’essaye patiemment d’expliquer que je ne suis pas un auteur atteint d’une dépression post-traumatique, un réfugié au cœur qui saigne. J’ai du mal à convaincre Les uns comme les autres. Il semblerait qu’ils ont tous une idée bien précise de ce que je suis. Ils ont leurs clichés et leurs idées reçues.
Comment mes amis ont perdu leur histoire
Je vis donc désormais à Canterbury, une petite ville pittoresque du vieux monde avec sa cathédrale. IL y a dans la rue principale un magasin de bandes dessinées qui vend les nouveautés américaines. Dans la vitrine, ils ont affiché une photographie grandeur nature d’un personnage de la série populaire BABYLONE 5. C’est une créature avec une grande auréole couleur chair autour de la tête. Je reconnais l’actrice. Elle est l’une de mes amies. Elle s’appelle Mira Furlan. C’était l’une des meilleurs actrices de cinéma, de théâtre et de télévision en exYougoslavie. Elle était le personnage principal de notre drame, l’héroïne de notre histoire. Elle est maintenant devenue une extraterrestre. Elle ne fait qu’un avec le stéréotype de l’Européen de l’Est.
Un ami est venu me voir récemment à Canterbury. Il s’appelle Rade Serbedzija. C’était l’un des acteurs légendaires d’ex-Yougoslavie. Il était Hamlet. Il a joué dans d’innombrables films et créations de pièces. Il était le personnage principal de notre drame, le héros de notre histoire. Rade est maintenant une star internationale qui joue dans des films hollywoodiens. Quel rôle ? Celui du mañoso d’Europe de l’Est, un type infréquentable, à tendance psychopathe. Hamlet est devenu un personnage accessoire. Le personnage central est devenu le faire-valoir. Rade illustre aujourd’hui le cliché de l’Européen de l’Est.
Nous avions organisé un barbecue dominical, un après-midi pluvieux à l’anglaise, sous un grand parapluie. On buvait du vin et parlait du bon vieux temps. Et puis je l’ai emmené voir la photographie de notre compatriote extraterrestre, Mira Furlan. Je les ai regardés l’un après l’autre. Les deux ex-héros dans la réalité virtuelle. Loin de leur passé, de leur pays et de leur histoire. J’ai dit à Rade : « Nous avons perdu notre histoire. » « Peut-être n’en avons nous jamais eue », me dit-il. J’entends les bâillements du gratin post-moderne. « Histoire. Continuité. Destin. Vie. Mort. Pourquoi, vous, les Européens de l’Est, êtes tellement lugubres, pathétiques et paranoïaques ? Il faut un peu vous secouer. Réveillez-vous ! Le monde est un jeu post-moderne. » Oui, sans doute. Ou plutôt il pourrait l’être. S’il n’est pas la fosse commune de la pré-modernité.
Qu’est-ce qu’une histoire ? Une histoire est un récit. Un compte-rendu. Une série d’événements. Elle nous raconte ce que nous sommes, ce que nous avons été, ce que nous pourrions devenir. C’est une interprétation. Comme l’identité qui est aussi l’histoire de ce que nous pensons être, une constante lecture et relecture du même. Comme le théâtre qui est en quelque sorte une vision du monde et de soi-même, une projection du passé et de l’avenir.
Laissez-moi vous faire part de mes remarques sur les différences que je fais entre la mythologie de l’Est et celle de l’Ouest, entre les deux récits fondamentaux. Puissent-elles aider à définir ma vision du monde de l’Est et à expliquer comment il est devenu tel.
Récits fondamentaux
L’année dernière j’ai regardé un documentaire à la B.B.C. sur le Kosovo. Un maître d’école serbe racontait à ses élèves que cinq cents ans plus tôt, ils perdirent une bataille contre les Turcs et que leur devoir était aujourd’hui de venger cette défaite. Le maître d’école donnait ainsi à ces enfants un récit, une trame pour définir leur identité. C’était plein de guerriers, de revanche, de dettes impayées, d’idéal national. Il y avait trop de mon histoire dedans.
Ma fille Jana avait six ans quand elle est arrivée en Grande-Bretagne. Son premier livre d’école racontait les aventures d’une bande d’enfants qui avaient perdu leur chien dans le métro de Londres. Une histoire amusante épicée d’une pincée de magie. Pas d’histoire, pas de guerre, pas d’identité bien établie. Il n’y avait rien de mon histoire dedans.
Je n’ai pas fini de me demander laquelle de ces deux histoires est la meilleure pour ma fille. Et puis, ces deux récits s’excluent-ils forcément ? Pouvait-on trouver le juste milieu entre les deux ? Il me fallait très vite donner une réponse à ces questions non seulement en tant que père, mais aussi en tant que citoyen. Perdu, l’artiste.
Qui est l’auteur de ces récits ? Ils sont écrits par les fidèles serviteurs des différents ministères de l’éducation. Ces récits fondamentaux créent le contexte social et l’arrière-plan culturel où évolue l’artiste. Ils sont les forces centrifuges de la société et de la culture. L’artiste peut choisir de les endosser ou non, mais il doit en tenir compte. Comme de la force de gravité.
Donald Duck contre Byzance
J’aimerais examiner ces deux récits fondamentaux sous leur moins bel aspect, dans leur forme la plus vulgaire. Laissez-moi qualifier de byzantin le monde de l’Est. C’est une société fermée, verticale, patriarcale, machiste, rurale. Seule une personne au sommet de la pyramide sait tout ; c’est une société aux mailles serrées où l’on ne se sent jamais seul, mais où l’on ne peut jamais l’être non plus. On reste vissé à la même position sociale inchangeable, avec chacun un surnom ; le passé, le futur et Le présent prédéterminés. Il n’y a pas de démocratie, pas de tolérance ; bien entendu, pas de place pour les homosexuels, ni pour les femmes. L’individualisme se paye au prix fort. C’est un monde d’intégrisme ethnique. D’un côté les frères éternels, de l’autre les traîtres et les étrangers. Une histoire sans nuances qui ne s’intéresse qu’au devenir collectif de la tribu. On la voit essentiellement sur un seul grand théâtre national, en dépit des autres. L’histoire de l’Europe de l’Est n’a qu’une serrure et qu’une clef.
À l’opposé de ce monde, on trouve Donald Duck. Il vit dans une société urbaine, rapide, globale, consumériste et post-industrielle. Il n’a ni père, ni mère, ni femme, ni enfant. Il s’occupe de ses trois neveux — qui viennent de dieu sait où. Il voit sa petite amie de temps en temps, mais chacun a sa propre voiture, sa propre maison. Donald Duck ne fait partie d’aucun corps plus grand que lui. Il est l’individualiste par excellence. Un solitaire à la recherche du bonheur. C’est un cow-boy dans un saloon dont la vie dépend de sa rapidité à la détente. Son histoire est sans lieu, sans passé. Elle est éclatée, fragmentée, dispersée. Donald Duck est le garant de la stérilité politique et de l’échec métaphysique.
Donald Duck est arrivé à Byzance

